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Vis ma vie en banlieue (1/3) : la gentrification

À l’heure où de nombreux politiciens et autres observateurs de notre société se plaisent à évoquer le « séparatisme », terme plus convenable que ghettoïsation, partition ou encore communautarisme, interrogeons-nous sur le devenir d’un territoire au centre de ces problématiques : la banlieue, ou plutôt les banlieues.

Jean-Louis, sexagénaire dégarni, est particulièrement bougon ce matin. Levé de bonne heure pour faire ses courses, il rencontre de multiples contrariétés. Les rues de son enfance ont décidément bien changé. C’est jour de marché, et la chaussée, périlleuse, est jonchée d’immondices. Manquant de glisser sur un épi de maïs grignoté abandonné sur le trottoir, il se rattrape tant bien que mal en s’appuyant sur la vitrine d’un coiffeur afro. Il aurait bien besoin d’une coupe, mais s’imagine mal dans un tel salon. Il n’y a plus que ça ou des « barbiers » hors de prix dans son quartier.

Arrivé au marché, qui tient plus du souk et lui rappelle de lointains séjours en Afrique, il peine à trouver son bonheur. Impossible de mettre la main sur un saucisson ou de la charcuterie digne de ce nom, les bouchers ne vendent que du halal. Quant aux habits bazardés à la criée, Jean-Louis ne porte pas de survêtements et encore moins de tenues orientales. Côté fruits et légumes, les étals bio sont légion, mais pas dans son budget. Enfin, pour le sacro-saint pinard du dimanche, il faudra aller ailleurs. Le vin biodynamique à vingt euros la bouteille ou encore la bière bio sans gluten, ce n’est pas pour lui.

L’équation est complexe pour ce retraité. Son quartier a beau accueillir des individus du monde entier, ici, rien n’est pensé pour lui, reliquat de l’ancien temps. Jean-Louis habite ce qu’on appelle aujourd’hui une banlieue « mixte » ou gentrifiée.

Religions laïques

La mixité sociale est depuis le début des années 2000 un mantra de nos élites, qu’elles soient médiatiques ou politiques. Partout, il convient de la renforcer, notamment pour favoriser un autre credo : le « vivre-ensemble ». Terme intéressant, il semble cependant assez paradoxal à plusieurs égards. De fait, celui-ci apparaît à une époque où il se définit davantage comme une injonction venue d’en haut que comme un souhait partagé par le plus grand nombre. En outre, il s’invite dans le débat public à un moment où il ne va justement plus de soi. Personne ne paraît toutefois se demander pourquoi.

La banlieue de Jean-Louis se caractérise par la présence de deux grands groupes sociaux, d’un côté des populations pauvres récemment immigrées, et, de l’autre, des classes moyennes éduquées mais reléguées et ne pouvant plus se loger au cœur des métropoles touchées par la flambée immobilière. Elle représente donc le lieu où les deux dogmes précités ont la possibilité de prendre corps et de s’épanouir.

Qu’en est-il, pratiquement ?

Khrouchtchev, du temps de la guerre froide, a forgé la doctrine de la « coexistence pacifique ». Le principe était assez simple, il s’agissait pour l’URSS et les États-Unis de se partager le monde sans recourir à la violence, en privilégiant le commerce et en réduisant la course aux armes nucléaires.

Dans ces banlieues, on coexiste aussi, plus qu’on ne cohabite réellement. Chaque communauté possède ses lieux, ses commerces et ses institutions. On a beaucoup glosé sur le développement de l’enseignement privé religieux dans ces quartiers. On parle moins de la montée en puissance des écoles privées laïques (Montessori, Freinet…) qui permettent un contournement de la carte scolaire.

En prétendant mettre en avant ces villes, réputées plus ouvertes que les banlieues chics fermées, on exalte quelque chose qui n’existe pas. Ici, la ségrégation est plus fine. D’une rue à l’autre, l’ambiance change du tout au tout, on passe de constructions neuves à des taudis insalubres, gagne-pain des nombreux marchands de sommeil. Il y a bien quelques espaces de rencontres, mais qui sont plus des zones de friction, comme les transports en commun ou les espaces publics. On ne s’y fréquente pas entre inconnus, surtout quand on n’a pas les mêmes codes et qu’on ne parle pas la même langue.

Certaines banlieues sont peuplées de catholiques non pratiquants, concept qui permet de conserver un côté chic et de se distinguer tout en s’exonérant des contraintes du culte. Ici, on trouve des bobos qui appellent de leurs vœux à l’ouverture et la diversité, mais qui dans les faits, ne désirent pas s’y astreindre. En clair, on a des « ouverts/fermés » et des « mixtes/non mixtes » ; à chacun son snobisme.

Tout changer pour que rien ne change

Situés aux portes des métropoles concentrant les richesses, ces territoires sont frappés de plein fouet par une spéculation immobilière frénétique. Dans ces villes, on rase et on bâtit à tour de bras. Pour autant, on est loin de La curée de Zola, ou plus récemment, de l’évolution qu’a connue Londres. En somme, les pauvres ne sont pas chassés.

Ce phénomène s’explique par la réhabilitation ou la construction d’immeubles de logements sociaux, qui permettent à ces villes d’en conserver une part importante (30 à 40 %, voire 50 %) dans leur parc immobilier. On assiste à une politique qui consiste à concilier deux objectifs antagonistes : faire venir des populations plus aisées pour générer des recettes fiscales et dynamiser la commune, et maintenir des logements sociaux pour préserver un électorat historiquement acquis et qui fait l’objet d’un clientélisme soutenu.

Cet électorat, constitué d’immigrés originaires d’Afrique et d’Asie, est « géré », par le financement public d’associations communautaires et des emplois de complaisance au sein des collectivités (animateurs jeunesse, chargés de missions…). Ces pratiques s’observent depuis des années dans les communes de gauche, mais aussi centristes. Le soutien des élus locaux à des causes politiques (lutte contre l’islamophobie, collectif Adama…) ou à des pays étrangers (Palestine ou depuis peu les Émirats du golfe Persique) en est une autre facette.

Quel avenir pour ces banlieues ?

À écouter les édiles de ces localités, l’avenir, radieux, leur appartient. Pourtant, à lire les rapports annuels du ministère de l’Intérieur, la délinquance et la violence, particulièrement celle liée au trafic de drogue, n’a de cesse d’augmenter. Derrière les jardins citoyens partagés, on trouve des portes blindées, on vit dans sa bulle et on craint l’insécurité.

Les politiques ont beau pratiquer la novlangue en substituant aux habituels élus délégués à la sécurité des élus en charge de la « tranquillité », le déni du réel a ses limites et « les faits sont têtus » (Lénine). Tous sont en réalité dépassés par des politiques nationales qu’ils encouragent ou subissent, notamment en matière d’immigration.

Le futur de ces villes passe donc plus par une polarisation que par une véritable mixité. Des ponts existent entre ces îlots, mais ils tiennent plus de choix individuels (conversion ou sortie de la communauté d’origine) que d’une agrégation de ces archipels.

Ce casse-tête inextricable résulte d’un non-dit, d’une donnée simple qu’on refuse de prendre en compte : le sujet n’est pas la mixité sociale ou le « vivre-ensemble ». Les riches ont longtemps vécu avec les pauvres, parfois même sous le même toit. Ce qui est rejeté en bloc, des différents côtés, c’est la mixité ethnoculturelle. Les nouveaux arrivants, débarqués par familles entières et souvent musulmans, n’adhèrent pas à la conception française post-moderne de la famille ou à notre laïcité ancienne, pour ne citer que ces deux exemples. Quant aux classes moyennes urbaines, elles ne sont naturellement pas en phase avec les rites et traditions des immigrés. Face à ce que certains sociologues nomment l’insécurité culturelle, chacun se replie sur sa communauté, raciale, religieuse, voire sexuelle. L’immense majorité des gens veulent rester un référent culturel dans leur voisinage direct et pas la minorité, l’exception.

France Stratégie (1) a publié des cartographies qui donnent un bon aperçu du devenir de ces territoires. Pour prendre un seul exemple : Pantin, en Île-de-France. En 1968, 14 % des mineurs étaient d’origine immigrée ; en 2017, ils sont 62 %. Cette croissance démographique risque de bouleverser rapidement le paysage et les fragiles équilibres locaux. Une telle situation est-elle vivable à terme ? Les gens continueront-ils demain à se regarder en chiens de faïence comme si de rien n’était ?

La première étape à franchir est la fin du déni. « Il faut toujours dire ce que l’on voit : surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit », comme disait Péguy.

Avant qu’il ne soit trop tard ?

1. Organisme de recherche et de prospective rattaché au Premier ministre.

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