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Une tragédie en Ray-ban et perfecto

Une tragédie en Ray-ban et perfecto

Pourquoi les années 70 nous fascinent-elles tant ? Sur fond de guerre froide, cette ère de liberté sexuelle a fait germer toutes les déconstructions dont nous goûtons aujourd’hui les fruits rancis. Au cours de cette saison terroriste, dans l’Italie comme dans l’Allemagne post-68, les militants de rue jouissaient sans temps mort… et frappaient sans entraves. Il faut voir ou revoir le film de Carlo Lizzani, « San Babila, un crime inutile », pour en retrouver l’ambiance.

De la Piazza Fontana (1969) à l’attentat de la gare de Bologne (1980), noirs et rouges transalpins se sont quotidiennement affrontés durant les fameuses années de plomb. En coulisses, les chefs du PCI, le Parti communiste italien, et du néofasciste MSI, le Mouvement social italien, respectivement Enrico Berlinguer et Giorgio Almirante, qui se rencontrèrent plusieurs fois discrètement, veillaient à maintenir la paix sociale en tenant leurs troupes. Ce n’est plus un secret pour personne : la démocratie chrétienne avait tout intérêt à agiter les périls fasciste et communiste pour asseoir son pouvoir. Si l’on doit au situationniste Gianfranco Sanguinetti les meilleurs tracts sur la stratégie de la tension, le cinéma italien n’est pas en reste.

En ce printemps pluvieux, le Christine Cinema Club nous offre une des rares actualités réjouissantes en projetant San Babila : Un crime inutile (1976). Le spectateur retiendra que l’un des films les plus percutants qu’a inspirés la violence politique italienne est l’œuvre de Carlo Lizzani (1922-2013), réalisateur passé du fascisme au communisme.

L’intrigue tient en deux phrases : dans la Milan rouge des années 1970, une poignée de militants néofascistes tient la place San Babila. Ils font régulièrement le coup de poing au vu et au su de la police jusqu’à commettre un crime de sang-froid.

Avec une musique discrète mais efficace d’Ennio Morricone, Lizzani restitue l’atmosphère confusément laborieuse, petite-bourgeoise et violente de la Milan de l’époque. Rien à voir avec la ville-monde d’aujourd’hui qui ferait passer Paris pour une paisible bourgade de province…

La personnalité néofasciste

Chez Carlo Lizzani, la peinture apparemment sommaire des militants néofascistes laisse percer des nuances bien plus subtiles. Certes, ses nervis en mal de testostérone illustrent à qui mieux-mieux les thèses d’Adorno sur la personnalité autoritaire : culte nihiliste de la mort, refoulement sexuel, violence contre les femmes, n’en jetez plus sur le tableau noir comme un Soulages !

La personnalité de plusieurs personnages vaut pourtant son pesant de cuir. Sous l’apparence du fier à bras à Ray-Ban et perfecto, l’antihéros-type de Lizzani est un écorché intérieurement plus mort que vif. Sa figure la plus complexe se prénomme Franco (Daniele Asti). Nanti d’une mère trop aimante, il trimballe un Œdipe irrésolu qui l’empêche de pénétrer une autre femme comme de commettre un attentat de masse. Les déchirements du jeune homme qui n’arrive pas à conclure se retrouvent chez certains de ses camarades tout aussi torturés. Seul Fabrizio (Pietro Brambilla) paraît aussi monolithique qu’un marbre du Duce, quoiqu’il fraie avec certains policiers et militants de l’autre bord moyennant finance ou impunité.

Tiraillés entre leurs aspirations bourgeoises et leur goût pour la subversion, ses camarades excellent au lycée, jouent à l’employé modèle ou au fils prodigue en attendant le coup de force qui ne vient pas. Pour ces mistons ayant grandi trop vite, la place San Babila sert de cour d’école géante où les couteaux auraient remplacé les billes. Il leur arrive d’ailleurs d’attaquer un magasin la fronde et les billes à la main, tels des David de pacotille.

Une tragédie italienne

Trois ans après Les Valseuses, San Babila navigue dans les mêmes eaux troubles. Les scènes d’abordage, pardon de harcèlement de rue, de viol à la matraque et de coups portés aux femmes ne passeraient sans doute plus le mur de la censure.

En libérant Lizzani de ses œillères idéologiques, on pourrait imaginer une version inversée de San Babila – l’ultragauche italienne n’a jamais rechigné à tuer des innocents. Dernièrement, le président du Sénat italien (ex-MSI) et le maire (social-démocrate) de Milan ont dépassé leurs querelles politiciennes pour honorer la mémoire de Sergio Ramelli. En 1975, cet étudiant missino sosie de Jean-Michel Jarre avait été froidement assassiné à Milan par des militants d’Avanguardia operaia. En condamnant toute violence de rue, deux des plus grands élus italiens ont peut-être écrit la première page d’une histoire apaisée des années de plomb, mais ceci est une autre histoire.

Car peu importe la morale de la fable. San Babila répond aux codes de la tragédie grecque… revue et corrigée à l’italienne. Sur la pellicule, la bouffonnerie de la scène du sex-shop alterne avec un remake sordide de Satyricon (mention spéciale à Lalla alias Brigitte Skay, fausse ingénue rousse à gros seins !) et un épilogue de film noir.

En parfait tragédien, Carlo Lizzani inflige à ses personnages une damnation intérieure sans perspective de salut. Il se paie même le luxe final d’éluder la chute. Qui voudrait voir Sisyphe tomber ?

La liste des dernières séances est disponible sur le site Paris Cinéma info

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