À l’image de la Beat Generation – Jack Kerouac écrivait : « La Beat Generation est un groupe d’enfants sur la route qui parlent de la fin du monde » –, les figures romanesques du roman de François Baget vagabondent à travers une Europe fracturée, de Paris la tentaculaire à Prague la baroque, évoquant non une apocalypse de feu et de soufre, mais cette dissolution plus insidieuse, plus contemporaine : celle d’un ordre civilisationnel rongé par les sociétés secrètes, ces hydres qui tissent dans l’obscurité les fils d’une gouvernance mondiale où l’homme n’est plus souverain, mais pantin. Thriller atypique, quête ésotérique qui entraîne le lecteur dans les méandres d’une société secrète qui nous mènera de la reliure classique du XVe siècle à la cybercriminalité et au hacking de nos temps post-réels : la Rose noire. Et l’on ne peut s’empêcher, en refermant ces pages, de songer à cette parole d’Eliade : « C’est le temps sacré qui rend possible le temps ordinaire. » Car ici, dans ce roman, le temps ordinaire – notre ère de faux-semblants et de cyberillusions – n’est rendu possible que par le temps sacré des initiés, ces gardiens de mystères qui, des catacombes vaticanes aux conciliabules du Bilderberg, défient la lumière profane, tissant un dialogue entre philosophie, histoire et sciences occultes.
Bibliophilie et ésotérisme
Quelques mots sur l’auteur d’abord : François Baget, né en 1957, a passé plus de trente ans à chasser les livres anciens pour le compte de la librairie Heurtebise. Il est passionné de littérature ésotérique et de textes à clé. Il a publié deux romans et plusieurs ouvrages concernant les arcanes du monde de la bibliophilie. Il consacre aussi son temps à la tenue d’un blog donnant la part belle à l’actualité littéraire. Quelle trajectoire, en vérité, que celle de cet homme qui a fouillé les greniers poussiéreux de l’Europe pour en extraire ces parchemins jaunis, ces reliques où sommeillent non des mots inertes, mais des incantations lancées contre l’oubli ! On l’imagine, François Baget, errant dans les brocantes provinciales ou les sous-sols feutrés des grandes ventes, l’œil aiguisé tel un alchimiste en quête de la pierre philosophale, traquant ces volumes qui, à l’instar du Systorius, portent en eux la marque d’un savoir interdit, d’une clé pour les portes scellées de l’histoire. Ses précédents opus – Virgine ou la ville dessous la terre en 2002 ainsi qu’un Glossaire des termes de biblophilie et du collectionneur de livres anciens – esquissaient déjà ce monde souterrain, ce ballet des apparences où la bibliophilie n’est pas un loisir bourgeois, mais une résistance métaphysique contre l’effacement. Et voilà que Systorius élève cette quête à une dimension cosmique fusionnant l’érudition du chasseur avec la paranoïa raffinée de John Le Carré, cité en épigraphe comme un oracle sur les masques humains. Sur les pages de son blog, où il dissèque l’actualité littéraire avec la patience d’un anatomiste, François Baget nous confie : « Il me tenait à cœur de construire un univers particulier autour d’un ouvrage ancien datant de 1490 et de révéler, bien des siècles après, son “histoire”, ses péripéties et ses répercussions occultes dans le monde d’aujourd’hui… » L’auteur questionne la vérité dans un monde de dupes, où « la recherche de la vérité est souvent liée au syndrome de paranoïa », comme le murmure Larganov, ce pivot du récit, ancien espion du KGB recyclé en gardien de « l’observatoire de documentation des bibliothèques publiques ». Et l’on songe, en lisant cela, à ces fiches qu’il rédige non pour un bilan prosaïque, mais « pour obéir à des considérations supérieures d’ordre quasiment mystique ».
L’intrigue de Systorius se déploie avec la solennité inexorable d’un rituel occulte, révélant des secrets qui s’emboîtent comme les pièces d’un puzzle infernal. Voici, dans sa nudité exacte, le résumé qui en trace les contours sur la quatrième de couverture : « Sonia Roëlland se voit confier au décès de son père, lors de la succession, un livre ancien datant de 1490 : Systorius. Elle demande alors une expertise à un libraire parisien, la librairie Dussare. Celui-ci s’associe avec Polina, génie de l’informatique et ancienne hackeuse. Perplexe, Sonia désire de son côté mener elle-même une enquête sur cet incunable. Elle se rend à Prague où elle pourra interroger le service des Archives patrimoniales. Aidée par un bibliothécaire d’origine russe au passé trouble, elle comprend qu’elle est le jouet d’une machination. Mais cela n’est que l’aperçu d’une histoire plus compliquée qu’il n’y paraît… Une société secrète, la Rose noire, désire retrouver ce livre prétendant en être la propriétaire. Mais elle est loin d’imaginer qu’un élément important de son contenu a disparu… Ainsi, une course-poursuite va s’opérer plongeant Sonia dans une histoire aux péripéties particulièrement tragiques. Le mensonge, la trahison, l’hypocrisie des personnages sont les ressorts de ce roman addictif, aux rebondissements inattendus. »
Un labyrinthe métaphysique
Ce synopsis, loin d’être un appât trivial, est l’entrée d’un labyrinthe où Sonia Roëlland hérite non d’un bien matériel, mais d’un fardeau métaphysique : Systorius atque secreta silentii, cet incunable de 1490 dont un jumeau gît, scellé, dans les abysses de la bibliothèque vaticane. Confié à la librairie Dussare, il attire Polina, cette hackeuse aux doigts de fée qui perce les codes numériques comme un sorcier brise les sceaux enchantés. De Paris aux brumes de Prague, la traque s’enflamme : Sonia, guidée par Larganov – ce bibliothécaire slave au passé trouble –, infiltre les Archives patrimoniales, ces catacombes de vélin où l’histoire n’est plus linéaire, mais un écheveau de mensonges. Et là, dans l’ombre des rayonnages, la révélation : elle n’est pas chasseresse, mais gibier d’une « machination ésotérique ». Larganov lui confie : « Le dossier “Systorius” est un vaste puzzle. […] Imaginez Sonia, une boîte avec mille morceaux de cartons prédécoupés. D’accord ? Sur la table vous avez déjà plusieurs îlots formés. Cela représente d’un côté le ciel bleu avec des nuages blancs. D’un autre, une ébauche de visage. En dessous, l’amorce d’un livre. Et le bord gauche, un début de parchemin ancien. Chaque pièce possède son identité propre. Le tout est de réunir chacune des identités entre elles. »
La poursuite qui s’ensuit est un maelström de drames : alliances pulvérisées, identités écorchées, révélations qui saignent comme des plaies ouvertes. Le mensonge, la trahison, l’hypocrisie saturent les dialogues, tandis que Baget peint des atmosphères où la fraîcheur des ruelles pragoises sous la Lune se heurte à la dureté d’une dague dans le dos. Au cœur, l’incunable trahit son vice : un « élément important » évanoui, rendant la Rose noire – cette entité antagoniste – à la fois omnisciente et myope, un colosse aux pieds d’argile qui engendre chaos et deuil, tissant un dialogue entre la poésie des ombres et l’histoire des âmes perdues.
« La Rose noire, articula Larganov, est un vaste réseau d’espionnage conçu au départ pour être l’oeil caché du monde. Et aujourd’hui, c’est le plus vaste réseau de cybercriminalité internationale. Sous l’habillage ésotérico-historique du Systorius, des réseaux criminels complexes agissent à travers le monde. » Cette confidence, murmurée dans le creux d’une alcôve pragoise, ancre l’intrigue dans un panthéon de maléfices : Trilatérale, Bilderberg, gouvernance mondiale, occultisme, franc-maçonnerie, hermétisme, alchimie, Illuminés de Bavière, Grand Orient. Un des personnages clé de ce roman n’est autre que Fred Barruel, descendant d’Augustin Barruel – ce jésuite du XVIIIe siècle, auteur des Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme. Le Council on Foreign Relations, fondé en 1921, en est l’écho yankee, un tentacule transatlantique qui tisse les fils d’une élite déracinée. Les archives vaticanes, ce sanctuaire de l’ineffable, amplifient le mystère. Dans un colloque tendu, Larganov s’écrie en évoquant les archives secrètes du Vatican : « Trop de secrets, trop de mystères, trop d’affaires ténébreuses… Tenez, on peut voir les minutes du procès Galilée, l’annulation du mariage d’Henri VIII, le procès-verbal d’audition des Templiers. Même consulter les archives et la correspondance de Pie XII ! Une partie des actes diplomatiques du Troisième Reich ! Mais le Systorius… impossible. »
Au-delà de l’intrigue fiévreuse, Systorius invite à une méditation métaphysique sur le Temps, inspirée de Mircea Eliade, déjà cité plus haut : « C’est le temps sacré qui rend possible le temps ordinaire. » Le Systorius, avec ses secreta silentii, incarne ce temps suspendu, où passé et présent fusionnent dans les pages d’un incunable. Baget, maître bibliophile, distingue deux sortes de collectionneurs : « Vous savez, il existe deux sortes de collectionneurs. Ceux qui privilégient la forme. Ce sont les bibliophiles qui s’occupent de l’aspect extérieur. La qualité des reliures. La typographie, la rareté du papier. Les ordres de tirage, les gravures, etc. Et puis les autres ! […] Ceux qui prennent le temps de les lire. » Cette opposition intérieur/extérieur, ésotérique/exotérique, structure le roman comme un archéomètre vivant.
© Photo : Le bibliophile Heurtebise
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