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Révolution fugace

Révolution fugace

Suivez les aventures « révolutionnaires » de Francis, accidentellement plongé dans une manifestation « sauvage », où notre jeune homme se prend pour un black bloc. Une improvisation qui finit mal et une saynète rondement menée – par l’auteur d’Une fin du monde sans importance.

Au mauvais moment, au mauvais endroit. Francis avait réussi à s’extraire de la station de métro quelques instants avant sa fermeture en toute urgence sur injonction préfectorale suite à l’éclatement d’une manifestation « sauvage » à proximité. Il se retrouvait donc maintenant au milieu du chaos, lui qui voulait simplement se rendre au cinéma pour voir Fast and furious 18 dont on lui avait vanté la scène remarquable où une voiture propulsée par un mini-réacteur nucléaire interceptait un avion de chasse venu détruire le Pentagone. À ne pas manquer.

Mais en attendant ce chef-d’œuvre du 7e art, il suffoquait maintenant sous l’effet d’un air saturé par les gaz lacrymogènes. Des gens couraient en tous sens, hurlaient, des projectiles volaient, une voiture finissait de se consumer, produisant un épais nuage sombre qui renforçait l’ambiance apocalyptique dans laquelle Francis peinait à retrouver ses marques et ses esprits. Bien sûr, il était de gauche, bien sûr, il avait participé à quelques manifestations, notamment durant ses études, contre des projets de lois dont il avait totalement oublié la nature, mais il ne s’était jamais senti à l’aise avec la violence et n’avait jamais connu d’émeute comme celle dans laquelle il était soudainement plongé. À 26 ans, il n’était pas parvenu à se passionner pour le débat sur les retraites ni à s’impliquer dans son mouvement de contestation. Il comprenait certes assez mal pourquoi, dans un monde croulant sous l’argent, où des milliards de bénéfices ruisselaient sur une infime minorité, la masse devrait être contrainte à travailler plus longtemps pour bénéficier de retraites misérables, mais après tout, il n’y connaissait pas grand-chose et « l’économie, c’est compliqué », comme lui répétaient les « experts » des chaînes d’information en continu.

Selfies révolutionnaires

Et puis, il avait par ailleurs appris que les « fachos » du RN étaient également contre la réforme et on lui avait bien appris que lorsque l’extrême droite prend une position, il faut adopter systématiquement la position inverse sous peine d’être contaminé par la « peste brune », une saloperie de maladie qui assèche le cœur et fait parler automatiquement allemand… Donc il était un peu perdu, décontenancé également de voir les anciens électeurs de Macron vouloir soudainement lui faire la peau, et il avait finalement opté pour une position d’observation consistant à fumer des joints en regardant Netflix entre deux rendez-vous à Pôle emploi où son Master en psychologie ne semblait pas soulever l’enthousiasme délirant des recruteurs.

Ne sachant trop que faire au milieu du tumulte, il se réfugia sous le porche d’un immeuble pour observer la scène et rechercher la meilleure issue lui permettant d’échapper à la zone de combats. Sur le trottoir en face de lui, quelques femmes trentenaires en leggins, munies de lunettes de plongée pour se protéger des gaz, tentaient d’apaiser la situation en agitant péniblement leurs fessiers fatigués tout en scandant « Stop à la violence, résistance par la danse ! » mais elles ne trouvaient guère d’écho et déguerpirent d’ailleurs assez rapidement suite à une invitation des forces de l’ordre sous la forme d’une grenade de désencerclement.

Francis admira ensuite un jeune encapuchonné tirant d’une main une fusée contre les CRS tout en se filmant habilement de l’autre avec son téléphone portable. Les téléphones étaient d’ailleurs omniprésents, pour chaque lanceur de bouteilles de verre ou de caillasse, il y avait au moins deux ou trois personnes affairées à immortaliser la scène. Certains émeutiers semblaient même prendre la pause, emmitouflés dans leurs parkas Stone Island à 600 euros… Au final, tout le monde paraissait jouer un rôle dans une étrange chorégraphie, une sorte de ballet barbare accompagné par la symphonie des sirènes et l’éclairage épileptique des gyrophares.

Un pavé sur les pieds

Peu à peu, l’angoisse et la gêne que ressentaient Francis laissèrent place à un sentiment plus confus, plus trouble, qui ressemblait à une forme d’excitation. Il lui semblait s’être engouffré dans une faille spatio-temporelle au sein de son monde policé, tranquille, convenu et sans aspérité. Finalement il était un petit-bourgeois et ce n’était pas acceptable, pas tolérable. Il avait quand même été deux fois aux concerts de la Fête de l’Huma et avait même chez lui une vieux t-shirt Che Guevara rapporté par son grand frère d’un concert de « Rage against the machine ». Il ne pouvait rester en dehors de ce moment historique. Il avait été trop lâche, trop longtemps.

C’est alors qu’il aperçut sur le sol un pavé abandonné qui semblait lui cligner de l’œil. Pris d’un brusque accès de rage, il le saisit et le projeta en direction d’un groupe de CRS en beuglant « ACAB !!! » de tous ses poumons. Ayant mal mesuré le poids du projectile tout autant que la force de ses bras chétifs d’étudiant prolongé, le pavé chuta lamentablement à moins de deux mètres devant lui, ne provoquant comme seul dégât que l’écrasement d’une canette de coca jonchant le trottoir dont l’éclatement fit tourner la tête des fonctionnaires de police qui se ruèrent immédiatement sur lui. Paralysé par la terreur, il ne fit même pas un geste pour tenter d’esquiver le coup de matraque généreusement asséné par un des policiers visiblement trop heureux de tomber sur une cible si facile. Le lourd contact de sa tête sur le bitume et la chaleur du sang se répandant jusque dans sa bouche lui firent comprendre que sa révolution était terminée.

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