Le magazine des idées
L’affaire Matzneff

« Pourquoi éditer Matzneff ? Mais parce que je suis un éditeur! »

L’« affaire Matzneff » ou les « affaires Matzneff » n’en finissent pas de défrayer la chronique depuis la parution, en décembre 2019, du Consentement de Vanessa Springora. Elles ont fini par occulter le reste de l’œuvre, ce dont il est question dans le livre que la Nouvelle Librairie et les éditions Krisis sortent le 8 novembre : Derniers écrits avant le massacre, qui reprennent les chroniques qu’il a données au « Point », loin, très loin des affaires de pédophilie. La parole à François Bousquet, son éditeur.

ÉLÉMENTS : Vous vous apprêtez à publier un livre de Gabriel Matzneff, ses Derniers écrits avant le massacre. Comprenez-vous l’émoi que suscite une telle publication, notamment sur les réseaux sociaux ? Pourquoi l’éditer ?

FRANÇOIS BOUSQUET. Parce que Gabriel Matzneff est un homme seul, abandonné de tous, ou quasiment, qu’il a 86 ans passés, parce qu’on le traîne dans la boue depuis trois ans. Parce qu’il n’a jamais appartenu à aucune « familia grande », n’en déplaise aux gens qui l’attaquent, sinon à celle de la littérature française, socle de notre identité. C’est la seule juridiction que nous reconnaissons et devant laquelle nous nous inclinons. Autrement dit : le tribunal du temps, pas celui des réseaux sociaux. La mission de la Nouvelle Librairie – et de tout éditeur digne de ce nom – est de défendre nos grands auteurs, qui, pour certains, sont déjà des classiques, surtout quand la censure, rampante ou pas, les prive de tribune – je pense à Renaud Camus, à Richard Millet, à d’autres encore, qui ne trouvent plus d’éditeur sur la place de Paris. Ce qui nous renseigne sur les niveaux de censure qui règnent chez les grands éditeurs parisiens.

Par tempérament, par choix éthique et esthétique, je ne veux pas être du côté de la meute. J’ai fait mienne très tôt, sans d’abord la connaître, la devise des Clermont-Tonnerre : « Etiam si omnes, ego non », « Si tous, pas moi ! », qui fait écho à la parole de l’apôtre Pierre au jardin des Oliviers. L’honneur des hommes. C’est la raison principale pour laquelle nous éditons ce livre de Matzneff : j’en fais même à titre personnel une question d’honneur, de point d’honneur. Je pense même que c’est l’honneur de l’édition, depuis que l’édition existe, d’adopter ce genre d’attitude. Éditer, c’est prendre le risque de rendre public. C’est le sens dérivé du mot « édit », celui de proclamation publique, qui est parole politique. Hier, c’était le héraut du roi ou de l’administration qui portait cette parole. Avec la naissance de l’imprimerie, ce rôle a été dévolu à l’éditeur. Le héraut dépendait du pouvoir, l’éditeur s’en démarque. Alors, quel est l’enjeu pour nous ? C’est celui de la liberté d’expression. Cette lutte est constitutive du génie européen depuis les Grecs. L’invention de l’imprimerie l’a remise sur la place publique. Et à quel prix ? Étienne Dolet, l’éditeur-imprimeur de Rabelais, est supplicié et brûlé, en 1546, place Maubert, significativement la place du bûcher des imprimeurs. C’est vous dire si les choses sont anciennes, mais n’allez pas croire que ces pratiques sont circonscrites au passé. Robert Denoël, l’éditeur de Céline, a été tué. Christian Bourgois, l’éditeur de Rushdie, a été menacé de mort – et Rushdie lui-même a fini par être rattrapé par un fou furieux qui l’a entrelardé de coups de couteau ; et aujourd’hui Gabriel Matzneff jeté en pâture.

ÉLÉMENTS : C’est une chose de défendre la liberté d’expression, c’en est une autre de faire l’apologie de la pédophilie…

FRANÇOIS BOUSQUET. Vous devriez poser cette question à Antoine Gallimard ou aux journalistes qui nous font aujourd’hui la leçon. Jamais la Nouvelle Librairie n’éditera d’apologie de la pédophilie. Nous défendons la liberté d’expression, pas d’agression, pas d’exploitation, pas d’asservissement. Seulement d’expression, je le redis solennellement, et c’est ce dont il est question ici, dans les Derniers écrits avant le massacre que nous publions. Que les choses soient donc claires et elles le sont pour nous (d’autres ne peuvent pas en dire autant).

Sur la pédophilie, permettez-moi de vous dire ce que j’en pense réellement (ce que je n’ai pas fait jusqu’à présent, ne voulant pas hurler avec les loups) par le détour d’un de nos plus grands génies, Dostoïevski. Dans Les Démons, Dostoïevski fait confesser son personnage central qui s’appelle Stavroguine (et qui n’est peut-être que Dostoïevski lui-même) par un évêque. Or, Stavroguine a sûrement violé une petite fille, ce qui le hante. Il fait souvent un rêve étrange, un rêve de bonheur complet. Il est sur une île grecque, sous un ciel d’azur éclatant. C’est si beau, si pur qu’il en a les larmes aux yeux. Puis, petit à petit, le ciel s’obscurcit et se réduit finalement à un point noir : c’est une araignée monstrueuse – lui – sur un géranium – la petite fille, qui le menace de son poing, comme un reproche. Il a commis quantité de sales choses (et de belles, mais gratuitement), or la seule chose qui vient le hanter régulièrement, c’est ce petit poing impuissant qui surgit des ténèbres. C’est comme cela que je vois la pédophilie, comme une araignée donc.

Et Matzneff dans tout cela ? Sur la pédophilie stricto sensu – et pas l’affaire Springora, qui est tout autre chose, ni sur les Derniers écrits avant le massacre qui en sont à des années-lumière –, il a déjà répondu. Il a dit regretter, avec des mots forts et endoloris, le tourisme sexuel (la seule araignée sur le géranium dans son œuvre). « Un touriste, un étranger, ne doit pas se comporter comme ça. On doit, adulte, détourner la tête, résister à la tentation. Naturellement je regrette ». Je pourrais rappeler le contexte du tourisme sexuel aux Philippines – toujours d’actualité (il suffit de relire Plateforme de Houellebecq) –, mais ça serait aller chercher des excuses là où il n’y a pas lieu d’en chercher.

ÉLÉMENTS : C’est la sortie du livre de Vanessa Springora, dans le contexte des révélations #MeToo, qui a valu à Matzneff l’opprobre général, le Matzneff des Moins de 16 ans

FRANÇOIS BOUSQUET. Quand commence la majorité sexuelle ? C’est à la loi de répondre ; et plus encore c’est aux mœurs d’une époque donnée de le déterminer. Or, de fait, les mœurs, dans les années 1970 (j’étais alors enfant, qu’on ne vienne pas m’accuser), étaient d’une autre nature. On peut le regretter, pas le changer. Demain, elles seront encore différentes. C’est ainsi depuis la nuit des temps (si je vous rappelais la grille des sanctions pour le meurtre d’un enfant au Moyen Âge, vous seriez effondré). De tout cela, on peut s’indigner, même si trop souvent « nul ne ment autant qu’un homme indigné » (Nietzsche).

Le propre de la relation amoureuse (celle qu’a toujours défendue Matzneff), c’est précisément d’ignorer les différences d’âge, pour peu qu’elles entrent dans le cadre des mœurs. Ce qui a été le cas avec Vanessa Springora. À cinquante ans, elle dit regretter ce qu’elle a été à 15 ans ; mais celle qu’elle est devenue aujourd’hui aurait sûrement fait horreur à celle qu’elle était à 15 ans. Qu’en sera-t-il du reste quand elle aura 70 ans ? Peut-être éprouvera-t-elle des regrets ? La correspondance enflammée que les deux ont entretenue, de la quinzième à la dix-neuvième année de Vanessa Springora, a été saisie il y a trois ans par la police et se trouve dans le bureau du juge d’instruction. Elle n’a donné lieu à aucune mise en examen et on peut légitimement penser que l’affaire sera classée, sauf à imaginer une instruction interminable (et alors que les délais de prescription dans les affaires de pédophilie ont été étendus à trente ans à partir de la majorité de la victime). Elle pose la question du « consentement » dont Vanessa Springora fait le nœud de son livre. « Comment admettre qu’on a été abusé, écrit-elle, quand on ne peut nier avoir été consentant ? » C’est toute la question en effet. Avant d’y répondre, mieux avoir toutes les pièces du dossier en main, quand bien même #MeToo est passé par là. Depuis, on regarde les hommes tomber, comme dans le film de Jacques Audiard, certains (la plupart peut-être même) à raison ; d’autres indûment, injustement. L’air du temps est à la dénonciation exclusive des violences masculines, jusqu’à la caricature chez une Sandrine Rousseau, au nom d’un féminisme agressif qui ne fait pas la part des responsabilités, c’est le moins qu’on puisse dire. Or, Gabriel Matzneff n’est ni Marc Dutroux, ni Barbe bleue, ni Gilles de Rais. On a presque honte de le rappeler. Ne tombons pas dans ce travers idéologique infantilisant qui d’ordinaire nous hérisse et qui consiste à traquer dans les œuvres tout ce qui n’a pas l’heur de nous plaire en y disséminant des avertissements – les « trigger warnings » en anglais – signalant au lecteur qu’il risque d’être confronté à un traumatisme psychologique. Le lecteur est assez grand pour se faire une idée par lui-même.

ÉLÉMENTS : Mais la littérature peut-elle se placer au-dessus de la morale, vieux débat ?

FRANÇOIS BOUSQUET. Certes non ! Mais enfin se pose la question de la rétroactivité et de l’imprescriptibilité. Jusqu’à quand, jusqu’à où décidons-nous de nous ériger en juge du passé ? Ce qui est la grande tentation de la gauche aujourd’hui. Cette fièvre purificatrice est le propre des sociétés puritaines, du maoïsme, du wokisme, du 1984 de George Orwell. J’entends bien que les jeunes générations sont scandalisées par des comportements auxquels les générations antérieures, la mienne, ne prêtaient guère d’attention, exception faite d’une Denise Bombardier. Mais Denise Bombardier était seule à l’époque, comme nous aujourd’hui. La meute a changé de cible. Que fait-on de Charles Trenet, d’Henry de Montherlant, de Camille Saint-Saëns, de Lewis Carroll, d’André Gide et de cent autres ? Ne tombons pas dans la dingosphère américaine façon QAnon qui s’imagine que des pédocriminels ont enlevé des centaines de milliers d’enfants pour les livrer à un rituel satanique et prélever dans leur cerveau l’adrénochrome, suc de la jeunesse éternelle.

ÉLÉMENTS : Rien de sataniste donc, aucune apologie de la pédophilie dans Derniers écrits avant le massacre ?

FRANÇOIS BOUSQUET. En aucune façon. Ces Derniers écrits reprennent pour l’essentiel les chroniques que Matzneff a données au Point entre 2015 et 2019. C’est le ton de « Gab la Rafale », pour ceux qui connaissent l’auteur. Il n’y est guère question de Vanessa Springora, sinon en guise conclusion et de lettre d’adieu sans aucun règlement de compte. Il importait que ces ultima verba paraissent pour sceller une œuvre qui compte d’ores et déjà dans la littérature française du dernier demi-siècle écoulé et que l’« affaire Matzneff » rend inaudible tant elle occupe aujourd’hui encore les esprits.

Je voudrais ajouter une chose. À titre personnel, j’ai une dette envers Gabriel Matzneff. Je suis d’abord un lecteur de ses billets et articles qu’il a écrit ces cinquante dernières années dans Combat, Le Monde ou ailleurs (tous recueillis en volumes). Mais il y a un livre de lui qui a littéralement changé ma vie, c’est son Maîtres et complices, puisqu’il a fait de moi un éditeur. La plupart des auteurs dont il parlait, ces « maîtres et complices » qui nous accompagnent tout au long d’une vie, étaient publiés aux éditions L’Âge d’Homme, fondées et dirigées par l’immense Vladimir Dimitrijević, qui, quarante ans durant, a dû faire face à d’innombrables cabales. C’est ce livre qui m’a conduit à frapper à la porte de L’Âge d’Homme, où « Dimitri » m’a appris à toujours faire face, à se tenir debout dans la tempête. On peut à la limite plier, jamais rompre.

Propos recueillis par Pascal Eysseric

Laisser un commentaire

Sur le même sujet

Actuellement en kiosque – N°207 avril-mai

Revue Éléments

Découvrez nos formules d’abonnement

• 2 ans • 12 N° • 79€
• 1 an • 6 N° • 42€
• Durée libre • 6,90€ /2 mois
• Soutien • 12 N° •150€

Dernières parutions - Nouvelle école et Krisis

Prochains événements

Pas de nouveaux événements
Newsletter Éléments