Le magazine des idées

Pâques et ses origines

La fête de Pâques correspond à l’ancienne fête indo-européenne du printemps : fête de la Terre qui renaît, de la vie qui triomphe de la mort (hiver) ; par extension fête de la fertilité et de la fécondité. « Comme toutes les fêtes annuelles des peuples nordiques, la fête indogermanique du printemps était aussi une fête solaire, c’est-à-dire qu’elle tombait chaque année en un point remarquable pour le calendrier solaire. Au solstice d’hiver, on avait célébré la naissance de la “lumière nouvelle” : jusqu’à ce moment, l’automne et l’hiver avaient rendu le jour de plus en plus court, la nuit de plus en plus longue, les ténèbres semblaient l’emporter sur la lumière ; c’est alors que le solstice d’hiver déterminait un renversement de la tendance. À partir de cette époque, le jour allonge de nouveau, la nuit diminue, la nouvelle « lumière de la Terre » est née, l’hiver et l’obscurité sont contraints à battre en retraite. Les jours se font alors de plus en plus longs, les nuits de plus en plus courtes, et à un certain point qui, dans le calendrier se situe juste à l’opposé de la fête automnale des Morts, le jour et la nuit ont une durée égale. L’hiver et l’obscurité ont perdu la partie, le printemps a triomphalement ressuscité. Dorénavant, la lumière triomphera derechef des ténèbres. » (Das germanische Frühlingsfest, in Volksaufklärung und Schule, Nr. 32, 1937).

La christianisation de l’ancienne fête fut relativement aisée. Déjà chez les Phrygiens, peuple indo-européen d’Asie mineure, on attachait, lors de l’équinoxe de printemps, le dieu Attys à un arbre sur lequel il mourait. On portait son deuil le lendemain – et le troisième jour, il ressuscitait d’entre les morts. (On avait manifestement conféré à l’ancienne croyance purement cosmique de la lumière les aspects d’une divinité). L’église chrétienne n’éprouva donc pas de difficulté excessive à déplacer sa fête de la Crucifixion, de la mise au tombeau et de la Résurrection de Jésus pour l’amener à l’époque du printemps.

Après la christianisation, les rites liés à la fête européenne du printemps se sont trouvés éparpillés et fractionnés. Tandis que certains disparaissaient complètement, d’autres étaient décalés sur le dimanche des Rameaux, sur la fête de Pâques, sur l’Ascension, voire sur certaines coutumes du 1er mai que l’Église n’avait pu reprendre à son compte. Quelques rites semblent même avoir été « renvoyés » jusqu’ après la Pente­côte (période sur laquelle on a aussi fait converger plusieurs coutumes du solstice d’été).

D’une façon générale, ce n’est pas dans le rituel chrétien qu’ont survécu, éparses, les anciennes coutumes indo-européennes du festival païen du printemps – mais bien dans les traditions populaires, notamment avec le recours aux branches de verdure, les coups donnés au bétail avec la « verge de vie » (Lebensrute), le Schmackostern et le Stiepen (« frapper, porter des coups légers ») à l’occasion desquels les garçons chassent, le matin, les filles du lit – et les filles, de même, les garçons – en employant des baguettes fraîchement coupées et ornées de rubans multicolores. Ce rite n’a évidemment pas pour origine la flagellation du Christ lors de sa condamnation et de la montée au Calvaire. Pour les peuples européens, qui aiment les arbres et les forêts, la germination et la floraison des arbres sont l’un des signes les plus admirables du printemps. Aujourd’hui encore, les légendes germaniques parlent de « dame noisetier » – et le beau bouleau à l’écorce brillante est souvent personnifié par une jeune fille. (Noisetier ou coudrier, « die Hasel » ; bouleau, « die Birke » : en allemand, presque tous les noms d’arbre sont féminins). Le contact avec le jeune bois, par l’entremise d’une baguette bourgeonnante et regorgeant de sève, apparaissait à nos ancêtres comme un symbole particulièrement éclatant de la puissance et de la douceur du printemps nouveau. Il est à peine nécessaire de rappeler ici le rôle essentiel de l’arbre et du feuillage dans les traditions indo-européennes : arbre de Jul, couronne d’avant-Noël, Irminsul, Yggdrasil, arbre de mai, etc. Dans le mythe cosmogonique indo-européen, l’espèce humaine naît de deux arbres personnifiés : Ask (Esche) et Embla (Ume). Les fleurs, elles aussi, sont des symboles printaniers. D’où la coutume pour les hommes et les jeunes filles de se parer de bouquets de « fleurs pascales », de porter des fleurs sur leurs costumes, d’en décorer églises et maisons.

Dans certaines régions d’Europe, à côté des festivités purement religieuses, il existe d’ailleurs encore des « fêtes des fleurs » où l’on célèbre le « départ de la mort », c’est-à-dire de l’hiver et le « triomphe du printemps ». Avant la dernière guerre, à Erfurt, le jeune printemps faisait ainsi son entrée dans la ville sous les traits d’un « roi » ou d’un « comte de mai ». Ailleurs – notamment sur les rives de l’Aar, en Hesse -, on distribuait le fief de mai. Au sommet d’une colline, les jeunes gens et les jeunes filles tiraient au sort pour savoir qui serait pendant l’année le chevalier servant de qui. La formule utilisée était celle-ci : « Hier steh ich auf der Höhen / Und rufe aus das Lehen / Das es die Herren recht verstehen / Wem soll das sein ? ».  C‘est-à-dire : « Je suis sur les hauteurs / Et proclame le fief / Pour que les damoiseaux entendent bien / À qui cela écherra ? » Puis on échangeait des vœux, rédigés en vers, sur ce que le paysan avait le plus à cœur : l’assurance d’une bonne récolte et d’une nombreuse postérité.

Une autre ancienne coutume païenne de Pâques semble avoir été les processions, au cours desquelles on portait en triomphe diverses représentations (des divinités) du printemps. Ces processions ont été remplacées par des déambulations coutumières à caractère juridique ou religieux. Dans de nombreuses régions d’Allemagne, mais surtout en Saxe et en Lusace, ces processions se font à cheval. Les paysans et les apprentis se regroupent, parfois par centaines, montés sur des chevaux parés de couronnes ou de fleurs et de rubans. Au son d’une musique, ils font le tour des champs – ou bien encore suivent un itinéraire symbolique mimant le cours du soleil, le cortège revenant en fin de parcours à un endroit correspondant au point vernal ou pascal. (Rappelons ici que le cheval est, entre autres, l’animal sacré de plusieurs divinités solaires des peuples nordiques, à commencer par Phébus et Apollon. Chez les Perses, on rapporte que le roi Darius fut choisi au hasard du hennissement d’un cheval blanc. Chez les Germains, et spécialement chez les Saxons, le cheval blanc (Schimmel) était sacré. Les temples possédaient un enclos où il paissait – et, aujourd’hui encore, ce sont des têtes de chevaux stylisées qui ornent le fronton des vieilles demeures en Basse-Saxe. Rappelons aussi que la cinquième rune du futhark, la rune rit(t) ou raid, est celle des cavaliers/chevaliers, Reiter/Ritter).

Une tradition encore vivante en Allemagne veut que le dimanche précédant le dimanche de Pâques soit dénommé « dimanche vert » (grüne Sonntag), et qu’avec lui commence une période équinoxiale de quatorze jours, assez comparable aux « douze jours » de la période du Jul. (D’après certains auteurs, la célébration des solstices et des équinoxes se serait étendue à l’origine sur douze jours environ, les festivités proprement dites culminant sur deux journées au centre de la période). Quant au dimanche suivant celui de Pâques, il porte le nom de « dimanche blanc » (weisse Sonntag). C’est à cette date, aux XVIIIe et XIXe siècles, que les jeunes gens qui avaient terminé leur apprentissage prenaient la route pour accomplir, comme tous les compagnons, un « tour du pays » qui leur prenait parfois plusieurs annéesz.

À noter, pour finir, qu’en Union soviétique, le Kremlin a décidé en 1975 que le dimanche de Pâques (qui, cette année-là, tombait le 4 mai selon le calendrier orthodoxe), ne serait plus jour férié. Cette décision a provoqué une vive émotion.

Les œufs de Pâques

Qu’ils soient naturels ou bien en massepain, en sucre, en chocolat, en pâte d’amande ou en plastique, les œufs de Pâques correspondent à la tradition printanière restée aujourd’hui la plus répandue. Alors que les œufs artificiels (quelle qu’en soit la matière) ne semblent pas antérieurs au milieu du siècle dernier, la coutume consistant à s’offrir et à déguster de « vrais » œufs (c’est-à-dire des œufs durs, à la coquille souvent ornée de dessins ou tout simplement peinte uniformément de couleurs vives) remonte à une date immémoriale. Placés dans l’appartement, cachés dans le jardin le matin de Pâques, les œufs font aussi l’objet de jeux, de comptines, de chansons, etc. Dans certaines zones rurales, ils sont encore collectés au cours d’une quête donnant lieu à déambulations.

L’oeuf a toujours été à l’honneur chez les peuples qui célébraient le retour périodique du printemps : Chinois, Égyptiens, Grecs, Germains, Perses, etc. Chez les Indo-Aryens, il était considéré comme l’emblème du principe de toutes choses. En Égypte, il représentait le soleil, pondu et couvé par l’« Oie céleste ». À Rome, lors des fêtes printanières en l’honneur de Cérès, des matrones vêtues de blanc promenaient solennellement des oeufs dans les rues de la ville. Chez les Celtes, au moment des fêtes de Belen/Bélénos (autre divinité à caractère « lumineux »), on s’offrait mutuellement des œufs teints en rouge, etc.

La symbolique de l’œuf est explicite au premier niveau. L’œuf est le symbole de la vie qui s’apprête à éclore. Il est donc l’emblème de la fécondité, mais aussi celui de l’organique émancipé de la matière. Il marque une (re)naissance – plus précisément, le passage d’un état dans un autre. « Offrir des œufs, dans les liturgies primitives, écrit Guy Breton, c’était non seulement faire participer ses parents et ses amis au renouveau de la nature, mais encore rappeler à l’homme les lois de son devenir. » (« Les étranges coutumes des « œufs » de Pâques », in Historama, avril 1975).

Après la christianisation de l’Europe, l’œuf devint le symbole de la Résurrection « annuelle » du Christ. Les œufs furent récupérés sous le nom d’« oeufs de Pâques » – et leur (fréquente) couleur rouge, à valeur magique, devint une allusion au « sang du Christ ». Les prêtres et les évêques acceptèrent de les bénir. En Angleterre, une formule courante, instituée par Pie V, était celle-ci : « Bless, 0 Lord, we beseech Thee, this Thy creature of eggs, that it may become a wholesome sustenance of Thy faithful servants, eating in thankfulness to Thee, on account of the Resurrection of Our Lord. » Parallèlement, on s’efforça, par des rationalisations a posteriori, de justifier la présence de cet usage païen dans le rituel chrétien. On imagina plusieurs récits légendaires, dont l’un met en scène saint Pierre et Marie-Madeleine au lendemain de la mise au tombeau du Christ. Ailleurs, on fit remonter l’origine de cette tradition aux premiers chrétiens, qui auraient exprimé leur joie de revoir un aliment interdit pendant les quarante jours du carême ! Le caractère dérisoire de ces « explications » est évident. En fait, comme l’écrit Guy Breton, la « fête des œufs, qui coïncide avec l’équinoxe de printemps, appartient en réalité aux rites solaires, et son origine remonte aux premiers âges de l’humanité. » (art. cit.)

À partir du Moyen Âge, les « fêtes de l’œuf » ont donné naissance à un grand nombre de coutumes, souvent fort originales. En Angleterre, par exemple, les évêques et les doyens apportaient le jour de Pâques un œuf dur dans les églises. Lorsque la maîtrise commençait à chanter, l’évêque lançait l’œuf aux choristes, qui devaient l’attraper et se le passer de l’un à l’autre pendant toute la durée du chant. (Dans certaines égli­ses, l’œuf était remplacé par une balle). À Angers, la veille de Pâques, les « corbeil­lers » – représentant les « saintes femmes » – déambulaient dans la cathédrale en chantant « Il est ressuscité » et en tenant chacun un œuf d’autruche. Ces œufs de dimensions impressionnantes étaient ensuite présentés à l’évêque, en même temps qu’était prononcée la formule « Resurrexit Dominus Alleluia. » À mi-voix, le prélat répondait alors : « Deo gratias, alleluia. » Après quoi, les œufs d’autruche étaient replacés avec soin dans un coffre spécial qui se trouvait à la sacristie.

À la cour de Louis XIV, les œufs de Pâques étaient souvent ornés de poèmes libertins.Une année, le roi, ayant reçu un œuf énorme d’un fermier, le fit plaquer d’or par le joaillier de la Couronne et l’offrit à Mme du Barry. Le cadeau fit jaser, et le chevalier de Boufflers s’écria : « Si on le mange à la coque, j’en retiens la coquille ! » Au siècle suivant, Louis XVI lança la mode des « œufs-surprises ». Enfin, pendant la Révolution, l’œuf fut souvent décoré d’une cocarde tricolore et de différents symboles révolutionnaires.

Avant la Première Guerre mondiale, dans certains pays d’Europe orientale, les fiancés s’offraient mutuellement des œufs le jour de Pâques. Il arrivait aussi que ces symboles de la vie qui ne meurt pas fussent placés, après avoir été peints en rouge, sur la tombe des ancêtres de la lignée. Dans les Balkans, ainsi qu’en Suisse, on allait jusqu’à les enfouir dans les champs ou les vignobles, afin de s’assurer une bonne vendange et une belle moisson. Ailleurs, on les conservait à la maison pour la préserver des mauvais génies. C’était le cas notamment, jusqu’à la fin du siècle dernier, dans le Nord de l’Angleterre ainsi qu’en Écosse. Les œufs de Pâques (Easter eggs) y étaient dénommés Pace, Peace ou Paiss eggs – termes dérivés par corruption de pasch, « pascal », dont l’origine est l’hébreu pesach. Les œufs étaient placés dans de grands verres à ale que l’on mettait à la place d’honneur dans la pièce principale. (Un œuf dur bien cuit peut se conserver pendant des années à condition de ne pas être brisé). En général, ils étaient finalement mangés. Certains, décorés d’une façon magnifique, ont toutefois été conservés d’une génération à l’autre ; on en trouve, par exemple, au Wordsworth Museum de Grasmere.

Au XIXe siècle, dans les campagnes, les enfants – parfois, les enfants de chœur – s’en allaient pendant les journées précédant Pâques quêter les œufs de ferme en ferme. Tout comme pendant les quêtes de Noël ou de Carnaval, cela donnait lieu à des récitations, des ritournelles, des comptines, etc. Il y avait des couplets de remerciements, et aussi des poèmes improvisés, en latin de cuisine, pour « maudire » les pingres qui se refusaient à toute contribution. D’une région à l’autre, la coutume variait évidemment de façon sensible. Ici, en fin de quête, on aspergeait les maisons « généreuses » d’eau bénite. Là, c’était un corps de métier – les facteurs, le plus souvent, parce qu’ils étaient connus de tous – qui se chargeait de collecter les œufs, etc.

Voici une chanson de quête du Vivarais, intitulée « Avril près de finir… » : (1) « Avril près de finir n’a pas besoin d’escorte / Nous sommes tous venus chanter à votre porte / Le mois de Mai va commencer / Et nous venons vous l’annoncer » (2) « Nous avons caminé tout au clair de la Lune/ Une douzaine d’œufs ferait notre fortune/ Apportez-nous la collation/ Sans oublier le saucisson ! » (3) « Fillettez qui dormez, réveillez­-vous contentes/ Vous allez écouter vos doux amis qui chantent/ Si vous pensez à marider / Ils sont là pour vous épouser ! » (Cité par Cécile Marie, Anthologie de la chanson occitane, G. P. Maisonneuve et Larose, 1975).

Il faut souligner que la décoration des œufs est une très ancienne. Une légende polonaise veut que la Vierge Marie elle-même ait pris l’habitude de peindre des œufs en rouge, en bleu et en vert, lors de la Pâque juive, afin d’« amuser l’Enfant-Jésus » ! Depuis lors, toutes les bonnes Polonaises sont censées en faire autant. Selon une autre légende, roumaine celle-là, la couleur rouge serait le symbole du sang du Christ car Marie, lors de la montée au Calvaire, avait, dit-on, donné des œufs aux centurions romains pour qu’ils adoucissent le supplice de son fils : c’est le sang de ce dernier qui, tombant sur les œufs, les aurait teintés d’écarlate… Mais nous savons aussi que les Chinois, dès le Xe siècle avant notre ère, peignaient également des œufs en rouge à l’époque du printemps.

Après le rouge, les deux autres couleurs traditionnelles sont le bleu et le jaune. En outre, d’une région à l’autre, les motifs décoratifs varient. En Hongrie, on apprécie tout particulièrement les grandes fleurs rouges sur fond blanc. En Yougoslavie, on utilise les lettres « XV », initiales de Christos Vaskrese, « Christ est ressuscité ». En Russie, on trouve aussi beaucoup de motifs d’inspiration religieuse. En Pologne, ce sont plutôt les dessins géométriques qui sont à l’honneur ; il s’y mêle parfois des symboles païens et chrétiens – et les œufs ainsi décorés sont appelés pisanki.

Les jeux de Pâques

Les fêtes de Pâques sont l’occasion de nombreux jeux traditionnels (angl. Easter games, all. Osterspiele). Beaucoup recèlent encore des bribes de formules, de pratiques et de rites païens, qui, sous le christianisme, furent réorientés sous la forme inof­fensive d’un « jeu » populaire – tout en conservant néanmoins certains aspects rituels.

En Angleterre, dans l’Oxfordshire, les vieux désignent encore aujourd’hui le lundi de Pâques (Easter Monday) sous le nom de Ball Monday, en raison de tous les jeux de balle qui avaient lieu naguère ce jour là : balle au chasseur, football, handball, ball-trap, knurr-and-spell, ninepin, etc. Un jeu particulièrement populaire était le tipcat : il se pratiquait avec une pièce de bois (le cat) que l’on faisait voler dans les airs avec un bâton dénommé catstaff. Un autre jeu, le prisoners’ bars, se jouait encore au siècle dernier, notamment dans le Cheshire et le Shropshire, où des compétitions avaient lieu entre équipes de villes différentes. Le fait important ici est que ces jeux se déroulaient uniquement à Pâques. Et il n’est pas difficile de comprendre que la balle, à cette occasion, était un simple substitut de l’œuf.

C’est d’ailleurs l’œuf lui-même qui est au centre des jeux les plus répandus. En France et en Angleterre, un jeu très simple consiste à jeter un œuf en l’air : il doit ensuite être rattrapé et relancé à chaque fois par une personne différente ; celui qui le laisse tomber ou qui l’écrase doit payer un gage. Un autre jeu bien connu est l’egg-shackling anglais. Chaque joueur tient fermement un œuf dur dans son poing fermé et l’emploie comme « arme » pour frapper les œufs de ses partenaires – l’objectif étant d’arriver à casser les œufs « adverses » sans briser le sien. Le gagnant de chaque round prend l’œuf qu’il a cassé pour lui. Dans son De ludis orientalibus (1694), Thomas Hyde assure que ce jeu était pratiqué par les enfants de Mésopotamie pendant les quarante jours séparant Pâques et l’Ascension ! On le retrouve dans plusieurs pays d’Europe. En Pologne et en Hongrie, il est souvent associé avec le dingus ou smigus, qui n’est autre que le vieux rite indo-européen de fertilité consistant en une aspersion mutuelle d’eau courante entre les jeunes filles et les jeunes gens. Le jeu commence lorsque tous les participants sont convenablement trempés, permettant ainsi de les réchauffer.

Un jeu assez proche de l’egg-shackling (et qui porte d’ailleurs le même nom) se déroulait au siècle dernier dans les comtés du Sud-Ouest de l’Angleterre. Dans le Dorset, précise M. Dacombe (Dorset Up Along and Down Along), il s’agissait de réunir dans un linge un certain nombre d’œufs durs identifiés par une marque distinctive, et de secouer le tout pour en casser le plus possible : au bout d’une période de temps convenue à l’avance, les œufs restés intacts étaient proclamés « vainqueurs », et leurs propriétaires recevaient un prix. Des usages analogues sont attestés pour le Somerset, à Martock et à Langport, et aussi à Exeter (cf. R. L. Tongue, Somerset Folklore, Londres, 1965).

Autre jeu d’œuf extrêmement populaire : la « roulade » (angl. egg-rolling). On le trouve en France, en Écosse, dans le Nord de l’Angleterre, en Ulster, en Autriche et en Suisse. Il consiste tout simplement à faire rouler des œufs durs, peints de couleur vive, sur un plan incliné naturel : prairie en pente douce, colline, etc., jusqu’à ce qu’ils soient cassés – après quoi ils sont généralement mangés. Dans certaines régions, ce jeu prend la forme d’une compétition : le vainqueur est celui dont l’œuf, comme précédemment, reste intact le plus longtemps (ou encore roule le plus loin). Mais il semble que cet aspect de compétition soit relativement récent. À l’origine, le rite de la « roulade » aurait été lié à un mode de divination populaire. Chaque œuf était marqué du nom d’un « joueur », et l’on notait soigneusement l’endroit où il s’arrêtait en bout de course. Selon qu’il arrivait plus ou moins loin, son propriétaire était assuré d’être plus ou moins favorisé par le sort tout au long de l’année. Ailleurs, les hommes et les femmes faisaient « rouler » leurs œufs séparément ; à l’intérieur de chaque groupe, celui ou celle dont l’œuf allait le plus loin était réputé(e) se marier dans l’année. (La survivance d’un rite de fécondité est ici particulièrement claire). Parfois, la « roulade » avait lieu chaque année au même endroit dans un site soigneusement entretenu à cet effet (Castel Moat à Derby, Bunker’s Hill à Edinbourg, Avenham Park à Preston, etc.). La coutume de l’egg-rolling fut introduite aux États-Unis en 1877, par l’épouse du président Madison. Depuis lors, une « roulade » a lieu tous les ans à Pâques (sauf pendant les périodes de guerre) sur les prairies de la Maison Blanche. Environ 100 000 œufs, dit-on, servent régulièrement à ce jeu. Néanmoins, en dehors de Washington, la coutume ne s’est jamais étendue aux autres régions des États-Unis.

Ostara et Oesterholz

Ainsi que nous l’avons indiqué précédemment, les noms anglais (Easter) et allemand (Ostem) de la fête de Pâques ont conservé le souvenir d’une divinité (ou d’un ensemble de divinités) que les Anglo-Saxons et les Saxons continentaux semblent avoir honorée, au printemps, sous les noms respectifs d’Eostre et Ostara. Cette divinité reste mystérieuse à beaucoup d’égards, et nous avions nous-mêmes émis l’hypothèse qu’Ostara pourrait être un « qualificatif pluriel se rapportant à des dieux déjà connus par ailleurs » : soit le couple Berchta-Holda/Hulda, soit le couple Freyr-Freyja, soit Freyja et Frija. Nous voudrions maintenant compléter ce dossier avec diverses indications se rapportant à l’Oesterholz.

Depuis la parution, à la fin des années vingt, du célèbre ouvrage de Wilhelm Teudt, Germanische Heiligtümer (Sanctuaires sacrés des Germains), l ‘Oesterholz a fait couler beaucoup d’encre. Entre 1926 et 1928, une violente polémique a même opposé Teudt, fondateur de la revue Germanien, à certains collaborateurs de la revue Mannus (Wolfgang Schultz-Görtlitz, Karl Weerth, J. Hopmann, E. Altfeld), à la suite d’un ensemble de trois articles sur l’astro-archéologie (ou archéo-astronomie) publié par lui dans cette dernière revue, sous le titre de « Altgermanischer Gestirndienst » (cf. Mannus, vol. XVIII, Nr. 4 ; vol. XIX, Nr. 1-2 ; vol. XX, Nr. 1-3 ; cf. aussi W. Teudt, « Die Oesterholz These und ihre Kritik », in Germanien, avril 1930). Le second de ces trois articles présentait sur l ‘Oesterholz des conclusions développées peu après par Teudt dans Germanische Heiligtümer.

De quoi s’agit-il ? D’une grande ferme (ou plutôt d’un domaine) de la région de Lippe (région de Detmold-Bielefeld), le domaine d’Oesterholz, lequel correspondrait à un polygone proto-historique d’observation astronomique. Dans son livre (Germanische Heiligtümer, pp. 37-38), Wilhelm Teudt précise que l’une des extrémités de ce domaine indique l’endroit où la Lune se couche tous les dix-huit ans lorsqu’elle se trouve à son apogée, lors de la pleine Lune de décembre, tandis que l’autre extrémité marque l’endroit où elle se lève au cours de la même année, lorsqu’elle occupe sa position la plus basse, lors de la pleine Lune d’été. À cette donnée s’en ajoute une autre : l’existence présumée, selon des sources anciennes, d’un sanctuaire à la déesse Ostara qui se serait élevé sur ce site et lui aurait donné son nom.

Le nom d’Ostara/Eostre/Easter est évidemment à rapprocher de la désignation de l’Est, point cardinal (angl. East. all. Ost). Nous avons déjà signalé, également, que dans la chanson des Niebelungen, l’Autriche, pays situé à l’est de l’Allemagne actuelle, porte le nom d’Osterland. Ostara est donc une déesse de l’Aurore (le soleil se lève à l’Est) et, par suite, de cette aurore annuelle qu’est le printemps. D’après Paul Herrmann, Ostara représente une vierge lunaire qu’un héros solaire vient tous les ans délivrer de sa captivité, soit pour la conduire à son père, le dieu du ciel (1ère fonc­tion), soit pour s’unir à elle. Cette délivrance a lieu à l’équinoxe, car c’est le seul moment de l’année où le Soleil et la Lune se « rencontrent » – le seul moment où la durée du jour et de la nuit est la même. On retrouve là un thèùe central de l’ancienne religion indo-européenne: le thème (à la fois religieux et initiatique) de la créature féminine prisonnière d’un « sort », qui est délivrée tous les ans par un héros guidé par le destin et auquel elle s’unit. Ce thème a survécu dans d’innombrables légendes, telles que le récit de Brunhilde (délivrée par Siegfried), l’histoire d’Ariane (délivrée par Thésée), la tradition de la Dame Blanche, le conte de la Belle au bois dormant, etc. S’y rattache également la symbolique si importante du labyrinthe (Trojaburg), qui cor­respond à l’itinéraire parcouru, d’une part, par l’astre solaire au cours de l’année, d’autre part, par le héros pour retrouver sa bien-aimée.

Selon B. Saubert, lors des festivités de printemps, les anciens Germains sacrifiaient à Ostara et à Freyja des vaches et des bœufs dont les cornes devaient être dorées. Ces « cornes dorées » symbolisaient le croissant lunaire. Le même auteur cite diverses danses cérémonielles. Il existait ainsi, au siècle dernier, une danse de Pâques où le personnage principal incarnait l’été approchant qui a banni l’hiver. Tout en dansant, ce personnage agitait une épée de forme archaïque dont la lame était également faite comme un croissant de Lune. Dans le même ordre d’idées, il faut encore citer les pâtisseries traditionnelles de Pâques (Osterfladen, Ostermane), dont beaucoup sont en forme de croissant.

Dans son livre, Wilhelm Teudt donne aussi (p. 52) la représentation d’un fragment de pierre sur lequel figurent, à droite, le Soleil dispensant ses bienfaits, ainsi qu’un fer à cheval, et en-dessous à gauche, la déesse de la Lune. Cette pierre porte une inscription runique à-demi effacée, mais l’un des mots que l’on peut encore lire est OSTA…

On sait que chez des peuples très différents, la Lune joue le rôle principal quant à la détermination du festival de printemps. La Pâque juive a lieu à la pleine lune de printemps – au 14e jour du mois de nisan, qui débute environ une semaine avant la pleine lune. La fête chrétienne de Pâques est fixée traditionnellement au premier diman­che suivant la pleine lune la plus proche de l’équinoxe de printemps. Dans l’Inde anti­que, la fête du printemps était également marquée par la nuit de pleine lune située dans le premier mois ayant débuté par l’équinoxe de printemps, ou le plus près possible de celui-ci. Pisistrate, en Grèce, fixa les Grandes Dionysies au moment de cette même pleine Lune. En Asie mineure, Tammouz, Attys, Adonis, Osiris, etc. ont aussi leurs fêtes à la période de la pleine lune de printemps. On pourrait encore citer d’autres exemples.

Grimm affirme que chez les Germains, le « sanctuaire » (fanum en latin) équivaut à la forêt, c’est-à-dire à un endroit sacré, protégé et entouré par des arbres que la main de l’homme n’a pas plantés. Cette description s’applique parfaitement au domaine d’Oesterholz. Grimm dit aussi que des sacrifices très importants se déroulaient tous les neuf ans au sanctuaire de Lethra ; ce laps de temps correspondrait à la moitié d’un grand cycle lunaire tel qu’il aurait été observé à l’Oesterholz. Si l’on admet qu’il existe entre Ostara et la Lune un rapport assez étroit, on pourrait aussi penser, avec le prof. Riem (« Oesterholz, die Mondlinie und die Göttin Ostara », in Germanien, avril 1930), que les fêtes germaniques du printemps obéissaient à un cycle spécial de dix­-huit ans, période au terme de laquelle les solennités d’Ostara auraient revêtu une importance particulière. C’est le calcul de cette période de dix-huit ans qui aurait été effectué dans un observatoire protohistorique situé sur l’emplacement de l’actuel domaine d’Oesterholz.

Wilhelm Teudt rapporte encore (G.H., p. 50) des traditions populaires locales selon lesquelles il aurait existé à Oesterholz, en des temps très reculés, une tour renfermant des armes (des lances en particulier) servant à des sacrifices. Cette tour aurait été hébitée par une femme que des colombes auraient nourrie. Ces indications sont précieuses. L’une des constructions que l’on voit encore aujourd’hui à Oesterholz a pu renfermer les armes sacrées – les lances et les épées – que l’on utilisait lors des festivals de printemps et dont la forme particulière, ainsi que l’usage auquel elles étaient destinées, exigeaient qu’elles fussent entreposées pendant le reste de l’année dans un endroit particulier. Quant aux colombes, on les trouve fréquemment associées à des divinités féminines. Vénus-Aphrodite, identifiée par les romains avec Frija, se déplace dans un char tiré par des colombes. Et Paul Herrmann précise qu’Ostara – d’après des légendes recueillies dans la région de Halle – se déplace elle aussi dans les airs sous la forme d’une colombe : on dit qu’à l’endroit où elle se pose, l’été suivant on trouvera une belle verdure et des fleurs en abondance. La partie supérieure de cette construction de l’Oesterholz, aujourd’hui en ruine, a donc très bien pu abriter un colombier – dont le souvenir semble avoir survécu dans les récits populaires.

Il semble ressortir de tout cela que l’actuel domaine d’Oesterholz a fait partie autrefois d’un « complexe astronomique » associé à un sanctuaire lunaire de la divinité (ou des divinités) du printemps – de même que le sanctuaire des Externsteine, situé non loin de l’Oesterholz, fut un centre d’observation astronomique associé à un sanctuaire solaire. Ces deux endroits auraient été le centre de la vie religieuse des anciens Saxons, dans ce pays de Lippe qu’attaquèrent successivement Varus et Germanicus (à l’époque romaine), et que Charlemagne, à l’époque franque, fit ruiner et dévaster.

Encore que la dérivation Oesterholz/Ostara ait été contestée (cf. G.H., pp. 197-200), il est à remarquer, pour conclure, que les toponymes évoquant la racine Oster ou Ostern sont nombreux dans toute la vallée de la Weser, ainsi qu’en Basse-Saxe. À une lieue et demi au nord de Brème (dans l’ancienne contrée saxonne de Wigmodi), par exem­ple, se trouve un ancien bois sacré qui porte, lui aussi, le nom d’Oesterholz. Selon P. V. Kobbe, en 1824, il était encore possible d’y voir un emplacement réservé autrefois aux sacrifices. Cet emplacement se composait de deux ensembles de pierres dressées, qui semblaient avoir supporté deux pierres plus grosses, disparues par la suite ; l’une de ces grosses pierres aurait servi aux sacrifices. Il est très remarquable que Teudt, qui ignorait l’existence de ce site, en a présumé l’existence (G.H., p. 123) en se basant sur des faits d’orientation astronomique. D’autres sanctuaires dédiés à Ostara se seraient trouvés à Osterode, près de Grubenhagen, ainsi qu’aux environs de Lüneburg.

Le lièvre de Pâques

À l’approche de Pâques, apparaissent souvent dans les magasins des lièvres de sucre ou de chocolat dont les flancs rebondis contiennent des sucreries, et spécialement des œufs. Cette coutume n’est pas née dans les villes. À la campagne, il n’y a pas si longtemps, on confectionnait encore, au moment de Pâques, des pâtisseries (petits pains ou gâteaux) en forme de lièvres. D’autre part, dans les pays germaniques, le lièvre joue un rôle capital lors des fêtes de printemps. C’est lui en effet qui apporte les œufs (ou d’autres friandises) aux enfants.

Dans les pays latins, comme on le sait, cette fonction est dévolue aux cloches – dont on dit qu’elles se rendent à Rome à la fin de la semaine sainte et reviennent toutes remplies d’œufs en chocolat. Cette tradition est un substitut catholique. Au VIIIsiècle, les autorités religieuses interdirent que l’on sonnât les cloches entre le Jeudi saint et le Samedi saint. Cette interdiction donna naissance à l’idée que les cloches étaient « parties ». Parties où ? À Rome, bien sûr, pour y chercher les « œufs de Pâques ». Ainsi se répandit la légende. Toutefois, dans beaucoup d’autres régions d’Europe, ce ne sont pas les cloches qui apportent les œufs, mais des animaux : la cigogne en Thuringe, la « poule de Pâques » au Tyrol, le « coq de Pâques » dans le Gothard, le coucou en Suisse, le renard en Westphalie, le « lièvre roux », la « poule céleste », la grue, etc. Dans ce bestiaire, la place d’honneur revient incontestablement au lièvre – dénommée tantôt « lièvre de Pâques », tantôt « lièvre de Mars ». Le secteur dans lequel il se manifeste couvre l’essentiel de l’Allemagne-Autriche, les Pays-Bas, la plus grande partie de l’Angleterre, la plupart des pays d’Europe orientale, la Scandinavie, certains cantons de Suisse – et, en France, l’Alsace-Lorraine et le Poitou.

Le lièvre de Pâques (angl. Easter Hare, all. Osterhase) est censé cacher les œufs, qu’il a lui-même pondus, dans les jardins, les étables, les bosquets, les recoins des maisons. En Angleterre, tous les enfants attendent son passage avec la plus grande impatience. En Allemagne, on installe même parfois des « jardinets à lièvre » (Hasengär­ten), qui sont des petits enclos à ciel ouvert, où le lièvre dépose ses présents. (Cette coutume existait encore, avant la dernière guerre, chez les Allemands de Volga, venus s’installer en Russie au milieu du XVIIIe siècle – ce qui atteste son ancienneté). En Yougoslavie, c’est dans les étables que le lièvre « fait son nid ». En Hongrie, les friandises déposées à Pâques dans les jardins sont ensuite ramassées dans des petits paniers qui ne servent qu’une fois par an, et qui sont décorés d’une tête de lièvre. En Scandinavie, les cartes de vœux que l’on s’envoie à Pâques portent elles aussi, presque toujours, un dessin représentant un lièvre. Aux États-Unis, où le lièvre est sans doute jugé trop sauvage, on connaît le lapin de Pâques.

Au XVIIIe siècle, l’Anglais Thomas Blount (Fragmenta Antiquitatis or Ancient Tenures of Land and Jocular Customs. Joseph Beckwith, 1784), mentionne, pour la région de Coleshill, dans le Warwickshire, une coutume de Pâques où le lièvre intervient. Dans ce village, les jeunes gens de la paroisse avaient l’habitude, au matin du lundi de Pâques, de partir dans la campagne pour tenter d’y attraper un lièvre. S’ils y parvenaient et le rapportaient au recteur avant 10 heures du matin, ils pouvaient, selon un droit immémorial, demander qu’on leur serve pour leur petit déjeuner… une tête de veau et cent œufs frais !

À Leicester, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, la « chasse au lièvre » (Hunting the hare) était l’une des grandes distractions du lundi de Pâques. La chasse était menée par le maire et tous les notables, et se déroulait aux environs d’une ancienne cave que l’on disait avoir été habitée autrefois par une « sorcière » ou créature terrifiante, nommée Black Annis ou Anna. La plus ancienne mention de cette curieuse partie de chasse remonte à 1668 ; elle est rapportée par J. Throsby (History of Leicester, 1791). Toujours dans le Leicestershire, à Hallaton, une autre coutume a survécu jusqu’à nos jours – et l’on a pu en retracer l’origine jusqu’au Moyen Âge. Elle se compose de deux jeux-cérémonies collectifs, Hare-Pie Scramble et Bottle-Kicking, dont l’un utilise des pâtés (ou tourtes) de viande de lièvre, et l’autre, des « bouteilles » (en fait, de solides tonneaux de bois cerclés de fer et contenant de l’alcool) que deux équipes municipales se disputent sous les encouragements de la population. Ces deux jeux se sont, à plusieurs reprises, heurtés à l’hostilité du clergé ; mais à chaque fois, celui-ci a dû céder à la pression populaire.

L’interprétation des faits

La première mention historique du « lièvre de Pâques » en liaison avec les œufs date de 1682, année où, dans une dissertation médicale rédigée en latin, un certain G. Frank parle de façon explicite des « œufs (de Pâques) apportés par le lièvre ». Il est clair, néanmoins, que nous sommes en présence d’une tradition beaucoup plus ancienne, passée directement, ou par degrés, de l’héritage du paganisme à l’usage populaire et au folklore rural. Seule l’étude de ce folklore peut donc nous renseigner sur la nature et la signification exactes de l’Osterhase.

Dans la tradition germanique, le lièvre est un « animal de passage ». Il assure la transition entre le monde des hommes et l’univers merveilleux (le monde des esprits, des dieux, des génies, etc.). Plus précisément, il est celui qui indique le chemin. (Lewis Carroll reprendra ce thème dans Alice au pays des merveilles). Un autre thème tradition­nel très répandu, connexe par rapport au lièvre et aux coutumes pascales, est celui de la « belle au bois dormant » (cf. plus haut, à propos d’Ostara). Dans un « autre univers », enchanté, se trouve une belle femme qui est la compagne que le destin réserve au héros. Cette femme est assise au pied d’un arbre, à côté d’une source jaillissante ; cette source est celle d’où provient l’élixir de longue vie, l’eau de jouvence, la liqueur d’immortalité, etc. La femme est le plus souvent endormie, car elle est victime d’un sort. Seule la venue du héros pourra la « réveiller » de son long sommeil. Dans certains récits, elle habite une maison où « règne toujours l’abondance » – où il suffit de souhaiter quelque chose pour que le souhait se réalise automatiquement. Tous ces traits donnent à penser que l’on se trouve devant une ancienne divinité de la troisième fonction (féminité, abondance de biens, prospérité, longévité, fécondité, etc.). Pour arriver à l’endroit où se trouve sa belle, le héros doit suivre un itinéraire assez compliqué. Il doit vaincre les enchantements et, en même temps, laisser s’accomplir le destin. Dans cette circonstance, son guide, celui qui lui permet de passer d’un monde dans un autre, est en général un animal. Mais en même temps, cet animal n’est autre que la femme (la divinité) elle-même sous une autre forme. En d’autres termes, la belle endormie est cachée dans le monde des humains sous l’apparence d’un animal. Cet animal est tantôt un lièvre (le plus souvent), tantôt un oiseau (une alouette en Silésie, un coq, un coucou, etc.), tantôt une biche. Dans les trois cas, il s’agit d’animaux chassés – et par conséquent suivis -, ce qui explique pourquoi le héros est très souvent un chasseur. (D’où également l’amorce du thème tragique de la méprise, par exemple lorsque le chasseur blesse ou tue l’animal qu’il poursuit, sans savoir que de cette façon, il bles­se ou tue sa bien-aimée).

L’un des récits recueillis par Grimm dans ses Contes de l’enfance et du foyer (Knoist un sine dre Sühne : « Knoist et ses trois fils », conte Nr. 138) met en scène une curieuse chasse au lièvre. Trois infirmes, un aveugle (il ne peut voir, donc juger, 1ére fonction), un paralytique (il ne peut agir, donc se battre, 2e fonction) et un homme sans vêtements (il est dépouillé de ses biens matériels, 3e fonction), pourchassent un lièvre qui, à la fin du récit, est capturé. Dans un conte analogue de Transylvanie (cf. Haltrich, Volksmärchen aus Siebenbürgen, conte Nr. 59), le lièvre chassé se révèle être la fiancée que le héros cherche à conquérir. De son côté, W. Schultz signale que, dans le Waltharilied, Walthari, Gunther et Hagen correspondent exactement aux trois éclopés du conte de Grimm : Siegfried n’a pas de vêtements, et sa peau cornée suffit à le protéger, Gunther est paralytique, Hagen est borgne ou aveugle.

Plusieurs contes russes reprennent le même thème en le reliant explicitement à la tradition de la fiancée lunaire (Brunhilde, Ariane, Ostara) du héros solaire. Cette « fiancée » attend le héros qui viendra la délivrer au centre d’un labyrinthe (Trojaburg), d’un château environné de bois, etc. Là encore, l’animal qui guide le héros (sans que celui-ci le sache) est une « émanation » de la belle. Dans les Contes de Perrault, ce récit légendaire a inspiré la légende de la Belle au bois dormant.

Les faits sont particulièrement nets dans une légende des hauts plateaux du Pays de Galles. Un chasseur poursuit un lièvre et le met en joue. Le lièvre se change alors en une magnifique jeune fille, dont le chasseur, stupéfié, demande aussitôt la main. La jeune fille accepte, mais à trois conditions, la principale étant que l’époux ne devra jamais reprocher à sa femme de l’avoir rencontrée sous une forme animale. Le chasseur accepte ; mais, comme de bien entendu il enfreindra sa parole : il traitera son épouse de « méprisable lièvre », ce qui entraînera la disparition de la bien-aimée. On retrouve ce thème dans le légendaire français, avec quelques variantes. La femme, par exemple, se transforme en animal à certaines périodes de l’année ou de la journée, et son mari doit l’ignorer (cf. notamment la légende de Mélusine). Ces contes sont très intéressants, parce qu’ils nous confirment que, sous les apparences du lièvre, se cache la créature féminine que le destin réserve au héros. (La rencontre avec la belle, qui ailleurs a lieu dans un endroit clos, étant transposée ici dans une simple aventure de chasse).

Messager entre le monde des hommes et l’univers « extérieur », le lièvre, en cours de route, s’expose à maints dangers qui surgissent surtout à la frontière entre les deux mondes. Par exemple, les chiens du chasseur forcent le lièvre. Ils vont pour le rejoindre, et celui qui le talonne au plus près parvient même à lui arracher, d’un coup de dents, un morceau de chair ou de peau. Mais juste à ce moment, le lièvre franchit la limite de l’univers enchanté devant laquelle les chiens doivent s’arrêter. Il se met ainsi hors d’atteinte – mais il est blessé. Cette « petite mutilation » est un trait typique de la tradition populaire. Elle peut d’ailleurs aussi bien affecter le héros : passant d’un monde à l’autre, celui-ci est blessé au talon et, en même temps, son cheval devient un animal à trois pattes. Le thème important ici est celui de la transposition. À nouveau, nous retrouvons une idée courante dans le légendaire français : dans certains récits, la belle, blessée en tant qu’animal, est « trahie » par la même blessure qu’elle ne peut dissimuler en tant qu’être humain (thème de la marque de correspondance, qui atteste le passage entre des univers parallèles) ; dans la chanson de « la blanche biche », la belle, devenue biche, est blessée, tuée et mangée, etc.

De même que la belle dont il est la représentation vit auprès de la source de jouvence (de rajeunissement, de retour du printemps), le lièvre connaît le chemin menant à l’endroit où pousse l’herbe d’immortalité. Dans le récit des « deux frères » (conte Nr. 60 du recueil des frères Grimm), l’un des protagonistes ayant été tué par son compagnon de jeux, tandis qu’il gît inerte, on envoie un lièvre quérir l’« herbe de vie » destinée à ramener le mort en ce monde. Dans un autre conte des Caragasses, ce sont des cavaliers montés sur des lièvres qui apportent l’élixir de longue vie : mais des femmes s’étant gaussées d’eux, ils versent le précieux liquide sur les cèdres, les pins et les sapins – depuis lors, ces arbres restent verts toute l’année. (Si les femmes ne s’étaient pas montrées incrédules, le genre humain serait devenu immortel).

Il existe un parallèle rigoureux entre le rôle du lièvre et le rôle de la belle comme distributeurs de bienfaits et de biens. Dans de nombreuses légendes, le lièvre se métamorphose en corne d’abondance. Un conte fantastique du Xe siècle met en scène un Souabe qui tue un lièvre et qui, en le dépouillant, voit s’écouler cent écuelles de miel de l’une de ses oreilles, et de l’autre, cent pièces d’or. On dit que le lièvre de Huldra, après avoir longtemps folâtré dans les près, « saigne de l’or » dans une cave pendant trois jours. Dans une autre légende, recueillie à Sievering, près de Vienne, un braconnier est suivi par douze lièvres tout emplis d’or. Un conte irlandais fait état d’un lièvre qui cache dans son oreille une fiole d’onguent miraculeux – et qui conduit dans un autre monde ceux qui parviennent à le suivre.

La chasse au lièvre a fait l’objet de nombreuses représentations imagées. On la rencontre dans l’art paysan aussi bien que dans la peinture médiévale – et nous avons vu qu’elle forme aussi le thème de certains jeux de Pâques. Au printemps, elle est « codée » par des usages nombreux. En cette saison de reproduction, elle est normalement interdite. Pourtant, à date fixe, il est permis de tirer un lièvre particulier, que l’on dit doté de dons surprenants (il « danse » au soleil, il a la possibilité de parler, il possède des vertus salutaires, etc.). On peut par exemple chasser le lièvre le 1er mars, ou pendant les trois vendredis du mois de mars, ou dans la nuit du Vendredi saint avant le lever du soleil. Dans plusieurs régions, cette chasse exceptionnelle est sui­vie d’un repas communautaire placé sous le signe du lièvre. K. von Spiess (« Der Oster­-hase, in Volkstum und Heimat l’or », mars 1939) précise que le lièvre de Mars – ou lièvre de Pâques – est un « animal que l’on ne peut tirer que dans des conditions particuliè­res, qu’on manque toujours trois ou neuf fois, et que l’on ne peut tuer que grâce à une charge spéciale comprenant trois grains d’orge et trois fragments détachés d’un sou d’argent que l’on a eu l’occasion de porter sur soi à la guerre » !

Il est très rare que le lièvre soit véritablement tué au cours de la chasse. Très significative à cet égard est la « Complainte du levraut » (Des Häschens Klage), devenue aujourd’hui une chanson enfantine, mais dont on possède des versions écrites remontant jusqu’au XVIe siècle. Le petit lièvre y fait lui-même le récit de ses malheurs. Ayant pénétré dans un domaine interdit et mangé l’herbe d’un champ, les chiens l’ont attaqué et mené à un chasseur qui l’a attaché à sa selle, où il s’est débattu comme un voleur à la potence. On l’a ensuite écorché, empalé sur une broche et mis au feu pour le faire rôtir. Après quoi on lui a brisé les os, que l’on a jetés derrière une porte. Ces « tourments du lièvre » rappellent les « nuits de tourment » (Qualnächte) que le héros doit endurer avant de pouvoir délivrer la belle qui lui est destinée (cf. le conte de Grimm Nr. 92 : Der König vom goldenen Berge, « Le roi de la montagne d’or »). Ici, le bris des os est destiné à empêcher la résurrection. La tradition veut en effet qu’il y ait toujours un petit os qui ait échappé à la destruction, et qu’à partir de ce fragment, l’animal tout entier puisse renaître ou se reconstituer – exactement comme la victime (la belle assassinée, l’enfant mis au saloir, etc.) ressuscite des entrailles d’un animal abattu ou des copeaux d’un arbre coupé (cf. Zaunert, Deutsche Märchenseit Grimm – notamment Die beiden Goldkinder, « Les deux enfants d’or », et Der Schäfersohn und die zauberische Königstochter, « Le fils du berger et la fille enchanteresse du roi »). Ce thème est en quelque sorte l’inverse de la « petite mutilation » (tout est détruit, sauf une petite partie d’où tout renaît). Sa signification symbolique est belle : lorsque tout est détruit, aux plus noires périodes de l’histoire ou de la vie, c’est d’une petite partie que la vie ressuscite, que l’histoire se régénère – que le printemps revient.

Où l’on retrouve Ostara

Beaucoup d’auteurs se sont demandé quels liens pouvaient bien exister entre le lièvre et les œufs. La tradition veut en effet non seulement que le lièvre apporte les œufs, mais aussi qu’il les ait lui-même pondus. Au XXe siècle, des journalistes ont été jusqu’à dénoncer cette légende comme « absurde » et « ridicule », car susceptible d’induire chez les enfants des idées erronées en matière de reproduction ! D’autres commentateurs ont tenté d’expliquer cette « bizarrerie » en soulignant le fait que le lièvre est un animal très prolifique. Mais cette explication n’est guère satisfaisante. Pourquoi avoir choisi le lièvre comme symbole de la fertilité printanière plutôt que d’autres espèces tout aussi prolifiques, telles que la souris, le cochon, la grenouille, la mouche, etc. Pour répondre à cette question, il faut encore une fois se tourner vers le légendaire hérité du paganisme indo-européen.

Comme on l’a vu, il existe une relation étroite entre le lièvre et Ostara. Si l’on admet qu’Ostara est la « fiancée » du soleil, qui sort de son long sommeil tous les ans au printemps, on doit aussi admettre que le lièvre est sa représentation : c’est lui qui guide le héros (solaire) vers la belle endormie. En outre, le lièvre est un animal lunaire : les anciens Germains voyaient en lui la forme animale de la Lune. Nous savons par ailleurs qu’Ostara est une divinité distributrice de bienfaits ; la source de jouvence placée sous sa garde n’est autre que le printemps dont elle garantit l’éternel retour – et la fertilité printanière est traditionnellement symbolisée par l’œuf.

Derrière le « lièvre de Pâques » se trouve donc une figure qui lui est associée plus logique qu’il n’y paraît. L’ œuf, la Lune, le lièvre, la fertilité, la déesse du printemps : tous ces éléments se tiennent.

Certains folkloristes sont allés plus loin. D’après eux, il pourrait y avoir eu à date ancienne un jeu de mots entre la dénomination du lièvre, all. Hase, et les Ases (ensemble de divinités indo-européennes), all. Ase. Le lièvre ne serait pas seulement l’incarnation d’Ostara/Eostre – et, par suite, son « animal sacré » -, il porterait aussi (phonétiquement) son nom. L’Asin-Ostara serait devenue, après la christianisation, une Ostara-Hasin. Cette Asin serait Freyja ou Frija, dont nous avons déjà souligné les liens privilégiés. En d’autres termes, le « lièvre de Pâques » correspon­drait à la seule forme sous laquelle la déesse Ostara aurait eu la possibilité de demeurer dans un monde devenu chrétien. Dès lors, on comprendrait mieux l’aspect initiatique de la « chasse au lièvre » : cet itinéraire de passage ne symboliserait pas que la course du Soleil au cours de l’année, mais aussi le chemin que le héros doit accomplir pour retrouver le paganisme ancestral auquel le destin l’a voué. Dans la même interprétation, les œufs de Pâques se seraient confondus avec les pommes d’or de Freyja, dont il est dit qu’elles procuraient la jeunesse éternelle. (À noter que dans la « chanson du noisetier », Haselstrauch Volkslied, il est question d’une Frau Haselin, c’est-à-dire d’une « dame lièvre »). Sur les vitraux de plusieurs cathédrales, on trouve une étrange représentation, figurant trois lièvres disposés en étoile, réunis par les oreilles, et qui semblent tourner à la façon d’une roue. Ces trois lièvres, a-t-on pu dire, seraient les trois Ases (Hasen !), « glissés » dans l’art par une confrérie de maçons restés fidè­les à la foi aancestrale. La preuve en serait que la quatrième rune du futhark, la rune as/os, est à la fois celle des dieux Ases et celle du printemps. Une telle opinion est soutenue, entre autres, par Fritz Hugo Hoffmann (Ostara-Hohe Maien FrÜhlingsfestkreis, Pfeiffer u. Co., Landsberg-Warthe, 1937). Mais nous entrons ici dans le domaine de la spéculation.

Extrait du livre Les Traditions d’Europe d’Alain de Benoist

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