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Montesquieu, le vigneron politique

Montesquieu fut assurément une des grandes figures de la philosophie politique française. Pourtant, alors que nous célébrons l’anniversaire de sa naissance, force est de constater que cet auteur reste encore très largement méconnu, non parce qu’on le connaît peu, mais parce qu’on le connaît mal. Jean-François Gautier dresse le portrait subtil de cet illustre personnage, qui fut d’abord un vigneron philosophe. Et si l’amour des vignes avait à voir avec l’esprit de nos lois?

Voilà trois cent cinquante ans naquit en Guyenne, le 18 janvier 1669, le petit Charles Louis de Secondat, futur baron de La Brède et de Montesquieu. Les anniversaires n’ont d’autre intérêt que la réinformation des mémoires. Et la mémoire des travaux de Montesquieu présente, quant à elle, quelque intérêt pour les représentations de l’actualité. Quoi qu’il en soit du destin ultérieur de son œuvre dans le monde philosophique, politique ou juridique, Montesquieu fut d’abord vigneron et paysan de Guyenne ; c’est par cet état ordinaire, et non par celui de commis de l’État, que lui fut donnée la matière première de ses méditations sur l’harmonie et la dysharmonie des relations entre les hommes, et tout autant l’observation des concordes ou des haines qui les agitent.

Montesquieu et son vignoble

Sur la rive gauche de la Garonne, nourrie de terres de graves arrachées aux Pyrénées dans le lointain amont du fleuve, Montesquieu hérita à vingt-quatre ans, à la mort de son père (1713), d’une viticulture d’antique implantation. Depuis Ausone (IVe siècle), poète et lettré bordelais de langue latine, propriétaire dans le saint-émilion actuel, quatorze siècles d’expériences avaient nourri un savoir-faire rêvant toujours de s’améliorer. Montesquieu se passionna pour les sciences de son temps. Il espérait en tirer de quoi bonifier ses cultures. Il enquêta ainsi auprès de ses confrères en 1726, diffusant un mémoire en trente questions relatives à la qualité des terres, à la taille des vignes, à l’encépagement, aux rendements, et à ce qui n’existait pas encore, que ses successeurs nommeront plus tard des millésimes. Il avait compris que la qualité des crus conditionne les richesses, et dépend tout autant des habitudes de travail que des caractères de la plante, des propriétés du terroir, des aléas de la météorologie, de la valeur des moûts et de l’élevage des vins. Nul n’en peut juger que sur place, depuis son vignoble, et non dans la généralité de la viticulture.

De ses terres, Montesquieu tira un autre enseignement majeur qui lui inspirera plus tard sa distinction du législatif et de l’exécutif. Louis Bazin de Bezons, intendant royal de la généralité de Bordeaux [équivalent d’un préfet moderne], se plaignait en 1698 du fait qu’à son opinion les propriétaires terriens plantaient trop de vignes et laissaient en déshérence les cultures des artichauts, des fèves et surtout du blé, certes moins propices au commerce d’exportation mais plus indispensables à la nourriture des populations. Entre l’alimentation des habitants et la richesse d’une province, l’administration royale pouvait hésiter. Son second successeur, Claude Boucher, intendant de 1720 à 1743, désireux d’étendre les murailles de Bordeaux vers la Garonne, proposa en 1725, dans la lignée de Bazin, une solution radicale : « Il faudrait arracher toutes les vignes plantées depuis 1709, dans tout le haut pays et dans la généralité de Guienne, à l’exception du Médoc, des Graves de Bordeaux et des Costes. »

En réponse à ce qu’il considérait comme une provocation, Montesquieu, néanmoins attentif aux vertus de la polyculture, acheta en 1726, en parts égales avec son ami Sarrau de Vésis, comme lui d’ascendance huguenote et membre de l’Académie de Bordeaux, une terre de quelque 10 ha aux Pujeaux, près de Pessac, avec l’intention de la planter en vignes. Il sollicita pour cela l’intervention du conseiller d’État Urbain Lamoignon de Courson, prédécesseur immédiat de Boucher : « J’ai une pièce de landes dans la paroisse de Pessac, assez près de Haut-Brion […]. Je voudrais en défricher une partie pour la planter en vigne. Le terrain est entièrement stérile et impropre à tout autre usage, c’est-à-dire que, pour quelque autre usage que je la misse en valeur, je n’en retirerais pas mes frais […]. Il est, je crois, utile de me donner permission de planter un fonds qui est de même nature que ceux qui produisent un vin d’un très grand prix. »

La polémique avec Boucher fut intense. Montesquieu se fendit d’un Mémoire contre l’arrêt du Conseil du 27 février 1725 portant défense de faire des plantations en vignes dans la généralité de Guyenne. Il y exposait notamment que « la Guyenne, comme nous avons dit, doit fournir à l’étranger différentes sortes de vins, dépendantes de la diversité de ses terroirs. Or, le goût des étrangers varie continuellement, et à tel point qu’il n’y a pas une seule espèce de vin qui fût à la mode il y a vingt ans qui le soit encore aujourd’hui ; au lieu que les vins qui étaient pour lors au rebut sont à présent très estimés. Il faut donc suivre ce goût inconstant, planter ou arracher en conformité ». Sa plaidoirie, vantant l’adaptation aux aléas des marchés par la culture de la diversité, obtint gain de cause auprès de l’administration bordelaise. L’exécutif local l’emporta contre le législatif centralisateur. Montesquieu en induira plus tard que ces deux formes de pouvoir, la « puissance législative » et « l’exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens  » (L’Esprit des Lois, XI, VI), gagneraient en clarté et en efficience à être distinguées, au moins dans les représentations de ce qui concourt au bien commun.

La priorité des mœurs sur le droit

Il apprendra aussi, et pas seulement à la chambre criminelle du Parlement de Bordeaux où il siégea dix ans durant (1716-1726), sans extrême assiduité, étant souvent requis par ses vignes ou par ses voyages, qu’il n’y a « point encore de liberté si la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance législative et de l’exécutrice». S’en déduit une fréquente priorité des mœurs sur le droit, attitude qui, à Bordeaux, avait dirigé avec force nuances les relations entre catholiques et protestants. Jusqu’à la révocation de l’Edit de Nantes (1685), il y eut en Guyenne des tribunaux pour juger les protestants ; ils étaient composés pour moitié de huguenots. Quant au commerce des vins, il dépendait pour l’essentiel de négociants protestants tenant relations avec les îles britanniques ou les Pays-Bas, ou encore, pour le transport d’exportation, de capitaines calvinistes venus de Talmont ou de Charente, plus habiles à la navigation atlantique que les batelleries de Dordogne, du Lot ou de Garonne descendant des vins de Bergerac, de Cahors, de Buzet ou même de Gaillac. Aucune « dragonnade » ne les chassa : ils participaient à la richesse de la région.

Le propriétaire de La Brède et de quelques autres vignobles donna lui-même l’exemple d’une pacification des conflits religieux qui déchiraient alors l’Europe. Le 30 avril 1715, il épousa Jeanne de Lartigue, héritière d’une propriété à Martillac, sur les terres de graves, entre Bordeaux et La Brède. Elle était calviniste. Le mariage et l’extension des propriétés viticoles des Montesquieu s’opposaient alors ouvertement à une ordonnance royale de moins de deux mois, datée du 8 mars 1715, interdisant les « mariages mixtes » sous peine de galère pour l’époux et d’hospitalisation pour l’épouse. La justice locale n’en tint pas compte.

L’indépendance des juges

De l’activité judiciaire de Montesquieu en son Parlement, il ne reste guère qu’un arrêt notable, daté de janvier 1724, allant dans le même sens d’indépendance des juges dans leur application des lois. Il concerne les « cagots », terme à l’époque insultant, désignant pour l’essentiel des artisans du bois, charpentiers, menuisiers, ou encore ceux que Montesquieu connaissait bien, les tonneliers. Réputés protestants ou impies, ils étaient en Guyenne interdits d’églises, exclus des assemblées municipales, leurs enfants rarement admis aux écoles et à l’instruction, et les sépultures leurs étaient comptées. L’« arrêt Montesquieu » du Parlement de Bordeaux s’oppose à ces avanies et ordonne à propos des cagots un traitement équanime, sans distinction particulière de métiers ou de traditions. Ici encore, la « puissance de juger » réclamait sa liberté face aux décrets, ordonnances, arrêts ou usages centenaires assimilant les cagots aux lépreux et leurs assignant des réclusions. Montesquieu jugeait, depuis une terre donnée, non seulement du droit des gens mais aussi des pacifications nécessaires, que la rigueur des lois générales pouvait brider. Il est vrai que, dans son cursus à la Faculté bordelaise, il avait surtout étudié les droits locaux, régionaux, et leurs jurisprudences, matières essentielles face au seul cours obligatoire de droit français.

Pour autant, le principe de la séparation institutionnelle des trois pouvoirs, législatif, exécutif et judiciaire, attribuée classiquement à Montesquieu, ne se trouve pas dans L’Esprit des Lois (1748) mais seulement chez ses interprètes ultérieurs. L’auteur est trop nuancé pour verser dans une telle systématisation, laquelle exigerait, pour chacun des types, tout à la fois une totale spécialisation et une totale indépendance, fort peu compatibles avec les réalités institutionnelles, et avec une hiérarchie qui remonte toujours, par degrés, au législatif. Si Montesquieu distingue des fonctions, c’est d’abord par souci didactique, pour indiquer que la prise en charge des trois concepts ou fonctions politiques équilibrant la vie d’une société en vue de son bien commun, ne peut ni ne doit – sauf à risquer le despotisme – dépendre d’une seule et même institution.

Il en va de même pour ce qu’il nomme la « puissance de juger ». Elle ne se résume pas, pour Montesquieu, à la seule institution judiciaire. A preuve, dans ses Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence (1734), l’importance qu’il accorde à la magistrature des censeurs antiques, lesquels « corrigeaient les abus que la loi n’avait pas prévus, ou que le magistrat ordinaire ne pouvait pas punir », et « jetaient les yeux tous les cinq ans sur la situation actuelle de la république, et distribuaient de [telle] manière le peuple dans ses diverses tribus, que les tribuns et les ambitieux ne pussent pas se rendre maîtres des suffrages, et que le peuple même ne pût pas abuser de son pouvoir » (Romains, VIII).

La censure, apparue à la fin de la royauté romaine, jouait ainsi un rôle tel que, selon Montesquieu et dans cette période-là, le pouvoir ne pouvait pas se retourner contre le peuple, c’est-à-dire contre le bien commun. Montesquieu envisageait même, dans Romains XI, le cas où cette magistrature pouvait faillir, et ajoutait : « Il y avait un certain droit des gens, une opinion établie dans toutes les républiques de Grèce et d’Italie, qui faisait regarder comme un homme vertueux l’assassin de celui qui avait usurpé la souveraine puissance. À Rome surtout, depuis l’expulsion des rois, la loi était précise, les exemples reçus ; la république armait le bras de chaque citoyen, le faisait magistrat pour le moment, et l’avouait [i.e. le déléguait] pour sa défense. »

L’équilibre des pouvoirs

Cette intuition d’un équilibre des pouvoirs obtenu par l’opposition opportune de l’une des fonctions (et non des institutions) aux abus d’une autre, voilà bien ce qui caractérise la pensée politique de Montesquieu. Plutôt que de rationaliser maladroitement les trois fameuses fonctions (législative, exécutive, judiciaire) en institutions spécialisées, mieux vaut les approcher selon une perspective ou une logique dynamique, sans doute assez claire aux yeux de ses contemporains pour que Montesquieu n’éprouvât pas le besoin de l’expliciter. Il est possible de la traduire en vocabulaire moderne, en disant que chacune des trois fonctions est placée dans l’horizon d’attente des deux autres : légiférer pour le bien public n’a de sens que dans et par une application adéquate des lois, mais, en retour, juger de leur efficience ou de leur pertinence doit incliner soit à modifier les lois, soit à réformer leur application. Qui le peut ? Qui est le censeur ?

Dans les républiques modernes, les représentants s’octroient souvent une double fonction, non seulement celle de légiférer, mais aussi celle de juger de la rectitude ou de l’opportunité de l’exécution. Un mouvement contemporain comme celui des « gilets jaunes » affirme qu’il y a là comme un abus de pouvoir de la part de représentants qui, à la fois législateurs et censeurs d’eux-mêmes, en oublient le bien public qu’ils sont réputés servir. Ce genre de dérive n’échappait pas au regard instruit du vigneron Montesquieu. Dans les Lettres persanes (XXIII), Usbek écrivait à Rhedi : « Le vin est si cher à Paris, par les impôts que l’on y met, qu’il semble qu’on ait entrepris d’y faire exécuter les préceptes du divin Alcoran, qui défend d’en boire. » La revendication du viticulteur portait déjà sur la taxe et son usage : elle dessert le vigneron, certes, mais est-ce pour servir au bien commun ? Question toujours d’actualité, à laquelle l’équilibre des fonctions de pouvoir doit trouver réponse adéquate. Elle sera toujours empirique, certainement circonstancielle, jamais rationnelle.

Paroles de vigneron

Lettre au comte de Bulkeley (1734) : « […] Je suis depuis quinze jours à La Brède […] Pour votre serviteur, il est occupé à dépêcher son vin dans le royaume d’Irlande, aux habitants duquel il prie Dieu d’augmenter la soif. »

Lettre à l’abbé Di Guasco (1742) : « Je crains bien que, si la guerre continue, je ne sois forcé d’aller planter des choux à la Brède. Notre commerce de Guienne sera bientôt aux abois ; nos vins nous resteront sur les bras, et vous savez que c’est toute notre richesse. »

Lettre au prieur Solar, ambassadeur de Malte à Rome et grand voyageur (1749) : « Le commerce de Bordeaux se rétablit un peu, et les Anglais ont eu même l’ambition de boire de mon vin cette année ; mais nous ne pouvons nous bien rétablir qu’avec les îles de l’Amérique, avec lesquelles nous faisons notre principal commerce. »

Au même (1750) : « Mon vieux château et mon cuvier me rappelleront bientôt dans ma province ; car, depuis la paix, mon vin fait encore plus de fortune en Angleterre qu’en a fait mon livre. »

Au même (1752) : « Je n’ai plus de vin de l’année passée (…). [Mais] j’ai reçu des commissions considérables d’Angleterre pour du vin de cette année ; et j’espère que notre province se relèvera un peu de ses malheurs… »

Au même (1754) : « C’est à mes amis, et surtout à vous, qui en valez dix autres, que je dois la réputation où s’est mis mon vin dans l’Europe, depuis trois ou quatre ans… »

L’Esprit des Lois, III, 14, 10 : « La loi de Mahomet, qui défend de boire du vin, est une loi du climat d’Arabie ; aussi avant Mahomet, l’eau était-elle la boisson commune des Arabes. La loi qui défendait aux Carthaginois de boire du vin, était aussi une loi du climat ; effectivement le climat de ces deux pays est à peu près le même. »

L’Esprit des Lois, III, 14, 11 : « Il est naturel que, là où le vin est contraire au climat, et par conséquent à la santé, l’excès en soit plus sévèrement puni que dans les pays où l’ivrognerie a peu de mauvais effets pour la personne, où elle en a peu pour la société, où elle ne rend point les hommes furieux, mais seulement stupides. »

Source : L’inactuelle

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