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Mister Freedom

Mister Freedom : Maquisards contre majorettes

Mister Freedom, un super-héros chauvin chantre de l’impérialisme, est un shérif américain qui, lorsque ses missions l’exigent, revêt un costume de joueur de base-ball et un masque dignes des productions Marvel pour aller faire régner l’ordre. Il partage son Freedom Building avec le siège de General Motors, a orné son bureau d’une affiche dénonçant Kennedy comme traître à la nation…

La postérité, au cinéma, est une chose mystérieuse. On pense toujours que le prestige d’un casting devrait lui assurer du succès ainsi qu’une place de choix dans l’histoire du septième art, mais certaines œuvres semblent prendre un malin plaisir à infirmer cette logique. Ainsi, comment expliquer qu’un film comme Mister Freedom, qui réunit Philippe Noiret, Serge Gainsbourg, Yves Montand, Sami Frey, Jean-Claude Drouot et Rufus, puisse avoir quasiment sombré dans l’oubli ? C’est d’autant plus étonnant lorsque l’on songe qu’il ne s’agit pas d’un film élitiste ou intellectuel mais d’une vaste farce mêlant généreusement action, comédie et imaginaire. Ce long métrage méconnu, que Les Inrocks, suivant leur snobisme habituel, avaient qualifié il y a une dizaine d’années de « sous-sous-Godard aux semelles de plomb » (8 août 2006) mérite toutefois qu’on s’y arrête car nous avons là un cas assez rare de pop art à la française, transposant à la fois l’esthétique kitsch et colorée du genre et la sous-culture des comics américains dans le terreau hexagonal.

Mister Freedom, un super-héros chauvin chantre de l’impérialisme, est un shérif américain qui, lorsque ses missions l’exigent, revêt un costume de joueur de base-ball et un masque dignes des productions Marvel pour aller faire régner l’ordre. Il partage son Freedom Building avec le siège de General Motors, a orné son bureau d’une affiche dénonçant Kennedy comme traître à la nation et dipose de gadgets du dernier cri comme une montre-écran (pour communiquer avec son supérieur, le Dr Freedom) ou un aérosol diffusant du défoliant (clin d’œil appuyé à la guerre du Vietnam). Un beau jour, son chef lui apprend la mort de son camarade le Capitaine Formidable (joué par Yves Montand, qu’on ne verra jamais à l’écran que sous forme de cadavre), tué lors d’une mission en France par une société secrète connue sous le nom de FAF (Français anti-Freedom). Notre héros est donc envoyé là-bas pour succéder à son camarade et remettre ce pays rebelle sur le droit chemin, celui de l’alignement atlantiste. La chose ne sera pas aisée car nous sommes en pleine Guerre froide, le pays est infesté d’agents soviétiques et le métro parisien est même occupé par un dragon maoïste.

Débarqué à Paris avec un chapeau de cow-boy est un look texan à faire pâlir Chuck Norris et George Bush réunis, il retrouve Marie-Madeleine, la veuve du Capitaine Formidable, qui va vite devenir sa maîtresse. Elle lui présente la cinquième colonne française, un petit groupe de collaborateurs fascinés par le modèle américain et portant des noms de guerre aussi excentriques que Johnny Cadillac, Sado-Mado, Dick Sensass ou Mr Drugstore (le pianiste de la bande, joué par Gainsbourg). « Votre grand auteur Stendhal l’avait compris, leur déclare-t-il, il y a bien une menace rouge et noire ! » Ces militants, qui semblent être en parade permanente, portent des costumes invraisemblables (tels ces excités arborant des capuches du Ku Klux Klan rose bonbon) et ne cessent de brandir des pancartes et des calicots qui sont autant d’affirmations identitaires aussi vides qu’une campagne de pub (« Good ! », « nouveau ! », « fresh ! », « Versailles ! »…). Ce mélange d’auto-célébration politique et de rhétorique marketing sur fond de paillettes illustre admirablement un certain soft power américain, toujours à l’œuvre aujourd’hui. Il en est de même lorsque Mr Freedom est reçu à l’ambassade américaine de Paris, qu’on nous présente comme un supermarché dans les allées duquel sautillent des pom pom girls vêtues aux couleurs du drapeau étoilé. Les bureaux de l’Elysée, où il se rend ensuite, sont bien plus sobres, à l’image de leur occupant, Super French Man, un président de la République incarné par une sorte de mannequin gonflable tricolore.

A cette galerie de personnages, il faut ajouter l’homme de Moscou, Moujik Man (joué par Noiret), qui a juré la perte de Mister Freedom, une apparition de Jésus (joué par Sami Frey) et de la Vierge dans une station de métro où toutes les affiches publicitaires ont été remplacées par des placards réalistes-socialistes, le dragon Red China Man (créature de baudruche digne d’un parc d’attraction), ou Marie Rouge, la jeune martyre des FAF qui meurt en tentant d’arrêter le super-héros yankee. Celui-ci, affaibli par cette tentative d’attentat, se retrouve alité et marqué, on ne sait pourquoi, par les stigmates du Christ. Alors qu’il est pris d’une crise de doute quant au bien fondé de sa mission, Marie-Madeleine tente de le remettre sur pied et lui donne la becquée : « une cuillère pour la démocratie… » susurre-t-elle en lui faisant manger ses corn flakes… Ayant repris du poil de la bête, il donne l’ordre à ses partisans d’engager l’offensive et de démoraliser la population (ce qui se limite, à l’image, à renverser les étals des marchands dans la rue). S’ensuit une guerre éclair entre les différentes forces en présence à l’issue de laquelle le quartier général de Mister Freedom est anéanti et ses partisans massacrés. Unique survivant, il rampe parmi les ruines du bâtiment et téléphone à son supérieur, le Dr Freedom, qui l’assure qu’il a fait ce qu’il a pu. « Les Français ne sont pas murs pour la liberté » lui explique-t-il pour le consoler. La caméra s’éloigne alors et nous montre qu’en dehors de la petite zone dévastée, Paris est resté intact et que les gens continuent de vaquer à leurs occupations…

Ni Kellog’s, ni les hot-dogs, ni les bouteilles de Budweiser, ni les danses de majorettes, ni les spots dithyrambiques présentant des Indiens éclusant du coca ou des surplus agricoles livrés aux flammes, ni les armes sophistiquées présentées par le héros à ses troupes avec la verve d’un animateur de télé-achat ne seront venus à bout de la résistance des Français et des menées des espions rouges qui rôdent chez eux. Au-delà de la satire potache et gesticulante – ne boudons pas notre plaisir : voir ainsi ridiculisée la première puissance mondiale met toujours du baume au cœur ! – William Klein nous propose aussi un film qui annonce et accompagne l’année 1968 dans sa composante frondeuse et contestatrice. La fin de l’histoire nous montre la mobilisation des syndicats, défilant en masse contre Mister Freedom, vastes images de foules émaillées de pancartes CGT et PCF. Il s’agit en fait, tout simplement, des rares images en couleur des manifestations ouvrières de Mai 68, filmées durant le tournage, lequel avait lieu au même moment que les événements. Klein s’est ensuite amusé à resonoriser ces images, remplaçant la figure-épouvantail de De Gaulle par celle de Mister Freedom… Avec sa fantaisie bigarrée et ses stars à contre-emploi (Montand en cadavre, Noiret tentant de parler avec l’accent russe, Simone Signoret et Jean-Luc Bideau jouant sagement leurs petits rôles de figurants…), ce film joyeux et farfelu gagnerait à être connu d’un plus large public !

Mister Freedom
Réalisateur : William Klein
Pays : France
Année : 1969

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