ÉLÉMENTS. Spécialiste reconnu du populisme, en 2024 vous avez été candidat aux élections législatives pour le Rassemblement national (dans des conditions catastrophiques, précisez-vous). Qu’est-ce qui vous a décidé à « franchir le pas », à passer du rôle d’analyste et d’observateur à celui d’acteur politique ? Regrettez-vous ce choix et cette expérience ?
VINCENT COUSSEDIERE. J’explique dans le livre ce qui m’a décidé à franchir le pas en 2024. Ce sont à la fois les circonstances, le fait que suite à plusieurs conférences ou formations que j’ai assurées pour le Rassemblement national, et après m’être déclaré éventuellement disponible, j’ai été contacté par Philippe Olivier pour être investi dans une circonscription qui n’était malheureusement pas celle dans laquelle je vis. C’est pourquoi je parle d’une investiture dans des « conditions calamiteuses », ceci dit, j’ai accepté, et ne cherche donc pas à me victimiser. J’étais « parachuté » dans une circonscription que je ne connaissais pas bien, et dont la sociologie électorale me laissait très peu de chances au second tour. A ces circonstances s’ajoutait un certain désir – dont je ne cache pas, dans le livre, que le ressort restait fragile – de prendre mes responsabilités en politique. Citant Bernanos, j’explique que c’est surtout par désespoir que je me suis lancé dans l’aventure. Désespoir à l’égard du reste de l’offre politique, désespoir aussi à l’égard des intellectuels, qui, bien que proches sur certains thèmes du RN, ne cherchent pas à le rejoindre pour le faire progresser de l’intérieur. D’autres que moi, fort peu nombreux cependant, ont fait cette démarche avec davantage de réussite. On peut penser à Hervé Juvin, à Jérôme Sainte-Marie ou à Guillaume Bigot.
Je ne regrette rien, même si la faiblesse du soutien militant local que j’ai pu recevoir – pour ne pas en dire davantage et être plus désobligeant – a rendu les choses très difficiles. Le livre n’est toutefois pas un règlement de compte après une aventure malheureuse. Je dis d’ailleurs peu de choses sur la campagne électorale elle-même, sur laquelle il y aurait pourtant beaucoup à dire, mais ce n’est pas le sujet du livre. Je raconte qu’elle m’a fait toucher du doigt les limites de l’exercice du « métier de politique » tel qu’il est devenu dans nos démocraties représentatives. Participer à cette campagne m’a également fait voir à quel point le RN continue de subir une forme d’ostracisme dans les médias régionaux et chez les élus de tous bords, qui manipulent l’opinion et restent les prescripteurs de proximité de celle-ci. Tous ces notables : présidents de Comcom, maires, conseillers généraux se tiennent par la barbichette les uns et les autres et entendent bien conserver leurs places en se liguant contre le RN.
ÉLÉMENTS. Pourquoi avoir choisi de consacrer un ouvrage à Marine Le Pen, que vous n’avez rencontré qu’une seule fois ?
VINCENT COUSSEDIERE. Le livre est consacré à Marine Le Pen comme je l’imaginais et non à la Marine Le Pen réelle que je ne connais pas. Il part de cette rencontre à laquelle j’ai participé, organisée par Hervé Juvin, dans l’entre-deux tour de la présidentielle de 2027, et qui réunissait quelques intellectuels. Cette rencontre était très propice au fait que mon imagination opère une sorte de « cristallisation politique ». En effet, Marine Le Pen a dit très peu de choses, et a surtout beaucoup écouté et laissé parler ses interlocuteurs. Sa présence, son authenticité ont fait brèche dans la représentation essentiellement médiatique que je me faisais d’elle. Je lui ai offert, de manière complètement décalée par rapport à son ambition, le petit livre que je venais de faire paraître : Fin de partie, requiem pour l’élection présidentielle. C’était une curieuse manière de l’encourager pour le deuxième tour ! Tout ceci n’était pas très sérieux et pas très rationnel, comme base d’un engagement politique. D’ailleurs, je ne me suis pas engagé politiquement dans les années qui suivirent et n’ai accepté qu’à partir de 2022, de faire quelques interventions pour le RN. J’ai simplement continué de suivre Marine Le Pen à distance, mais de manière plus attentive et intéressée que je ne le faisais avant cette rencontre. J’ai trouvé qu’elle ne cessait de se bonifier dans l’adversité, malgré les échecs de 2017 et 2022. J’ai fini par penser qu’elle était peut-être la seule, dans la classe politique actuelle, à pouvoir réaliser ce dont nous avons besoin : débuter le redressement du pays, nous remettre la tête hors de l’eau.
J’explique dans ce livre pourquoi j’ai fini par penser qu’elle pourrait occuper la place vide du grand homme qui nous manque. J’explique aussi qu’occuper la place, ce n’est pas tout à fait prendre la place. C’est au contraire assumer que la place reste vide, mais assumer qu’en attendant, il s’agit de faire ce que nous pouvons. Je me moque en même temps un peu de moi-même : n’ai-je pas cédé à une forme d’illusion politique ? Mais n’avais-je pas en même temps des raisons d’y céder ?
ÉLÉMENTS. Selon vous la stratégie de la « dédiabolisation » et la volonté de rupture avec l’héritage du Front national ont-elles été, en partie ou entièrement, des erreurs ?
VINCENT COUSSEDIERE. La « dédiabolisation » est un slogan qui ne vient pas du RN, même s’il est repris parfois par celui-ci. Cette expression fait croire à une simple stratégie de communication par laquelle le RN aurait voulu se rendre acceptable par les médias. Or Marine Le Pen a fait une chose beaucoup plus importante. Elle a réorienté politiquement le parti en l’éloignant définitivement de ses tropismes antisémites et d’un nationalisme trop étriqué. Sur ce point, elle a fait œuvre très utile, qui s’est aussi accompagnée d’un travail de professionnalisation et de crédibilité. Il s’agissait ensuite, sur la base de ce travail, de ne plus se fermer la porte des médias, ou tout simplement de ne pas se heurter inutilement à l’agressivité de ceux-ci. C’est aussi à l’égard des électeurs qu’il s’agissait de se « dédiaboliser » en évacuant les peurs liées au FN de Jean Marie Le Pen.
Je ne remets donc pas en cause que ce travail ait été utile dans le passé. Je critique qu’il se poursuive aujourd’hui dans un nouveau sens qui consiste à gommer la radicalité « nationaliste » du parti qu’il faudrait au contraire réaffirmer. Le retour à la nation est plus que jamais la priorité politique actuelle qu’il faut assumer. Encore faut-il être capable de préciser ce qu’on entend par nation dès lors qu’on a pris ses distances avec le nationalisme réactif de Jean-Marie Le Pen et qu’on prétend se distinguer d’un nationalisme identitaire du type de Zemmour ou d’un nationalisme souverainiste du type de celui de Phillipot. Encore faut-il expliquer aussi comment ce retour à la nation pourrait se faire dans un cadre européen, qu’on ne semble plus vouloir remettre véritablement en cause. La dédiabolisation a pris la place de ce travail non effectué. Elle est devenue une fin et non plus un moyen, qui tend à occulter ainsi que le véritable travail doctrinal sur le retour à la nation n’a pas été effectué.
ÉLÉMENTS. La figure de Jordan Bardella représente-t-elle pour vous l’expression du renoncement au véritable « populisme » au profit d’une repositionnement classiquement « droitier » et libéral ?
VINCENT COUSSEDIERE. Sur le fond, il est un peu tôt pour juger d’un éventuel tournant doctrinal. Jordan Bardella continue de s’appuyer sur le programme du RN de 2022 et, sans doute aussi un peu sur celui qui est en gestation pour 2027, et qui n’a pas encore été rendu public. Il donne cependant quelques signes d’une stratégie qui se réorienterait davantage vers l’ « union des droites » que vers le « ni droite ni gauche » populiste. Il semble également être un peu plus libéral et atlantiste que Marine Le Pen. Mais tout ceci reste encore assez indéterminé et semble relever davantage d’une stratégie de communication, que d’une doctrine alternative au « marinisme », si tant est que cette doctrine ait jamais existé. Si on avait mauvais esprit, on pourrait parfois avoir l’impression que Marine Le Pen et Jordan Bardella, à eux deux, nous font un peu du « et en même temps »…
Sur la forme et le style politique, il est par contre évident que Bardella est beaucoup plus proche des jeunes loups tels Attal ou ex-jeunes loups tels Macron que de Marine Le Pen. Il s’est construit de manière essentiellement médiatique, comme d’ailleurs de jeunes et moins jeunes que lui dans la droite nationale : Marion Maréchal, Eric Zemmour, aujourd’hui Sarah Knafo. Comme eux, il est essentiellement un produit médiatique. Il ne s’est pas construit dans l’adversité d’une longue carrière politique comme Marine Le Pen. La manière dont il essaie de surfer sur ses livres, les lancements de ceux-ci par des causeries presque télé-évangéliques, sa maîtrise de la démagogie spectaculaire et ses passages très huilés et répétitifs sur les plateaux de télévision, son art des selfies, tout ceci a de quoi enchanter les uns et désespérer les autres. Je me place plutôt du côté de ces derniers… J’explique dans le livre pourquoi la force de Marine Le Pen était au contraire d’avoir réussi à ne jamais se soumettre entièrement au pouvoir médiatique, à ce que Guy Debord appelait « le talon de fer du spectacle », et ce malgré la dédiabolisation.
ÉLÉMENTS. À l’autre bout de l’échiquier politique, Jean-Luc Mélenchon incarne-t-il, pour vous, l’autre grande figure de ce « populisme » que vous avec beaucoup étudié ?
VINCENT COUSSEDIERE. Il n’incarne pas le populisme dans le sens positif que j’ai redéfini comme « populisme du peuple », puisqu’il n’a pas de peuple derrière lui et n’en veut pas, puisqu’il va même jusqu’à théoriser cette absence de peuple comme étant le vrai « peuple » ! Ce sont les multitudes dénationalisées et communautarisées, c’est l’« archipel français » que Mélenchon veut fédérer par un discours victimaire. Un discours aussi bien anti-Français (il n’y a plus de Français d’origine mais que des métissés) qu’anti-institutions (la police tue). Mélenchon est un « populiste » au sens négatif du terme, c’est-à-dire un démagogue qui n’a aucune conviction véritable et veut à tout prix prendre le pouvoir en soufflant sur les braises de la guerre civile. Il faut lire à ce sujet le très bon livre de Rodolf Cart : Mélenchon, le bruit et la fureur, paru également aux éditions de La Nouvelle Librairie.
ÉLÉMENTS. Vous terminez votre ouvrage en actant votre « adieu à la politique » . Cela signifie-t-il que, selon vous, dans ce domaine, « tout est foutu » et qu’il n’y a plus rien à espérer du jeu électoral ?
VINCENT COUSSEDIERE. Le livre développe ce qu’aurait pu être la stratégie de Marine Le Pen après l’inéligibilité pour éviter d’avoir recours au plan B. Bardella est un jeune homme talentueux, mais l’enthousiasme qui monte autour de sa candidature à grands coups de sondages, lui assurant même aujourd’hui d’écraser la concurrence au deuxième tour, relève largement d’une forme d’intoxication voire d’auto-intoxication. Rappelons-nous des sondages de Zemmour qui finira à 7 % après avoir cotoyé les 20 % ! Rappelons-nous aussi les illusions de « Bardella premier ministre ». Et quand bien-même Bardella parviendrait au pouvoir, je doute qu’il possède déjà l’épaisseur morale et intellectuelle, ni l’entourage, pour mener la France sur la voie du redressement. Je me demande si Marine Le Pen elle-même ne s’est pas auto-intoxiquée par l’hypothèse Bardella, et par l’idée qu’elle aurait d’ors et déjà réussi à assurer l’avenir du parti, par delà le nom Le Pen. L’intuition « populiste » de Marine Le Pen risque de ne pas déboucher pas sur la nouvelle synthèse nationale dont nous avons besoin. Je crains qu’elle ne se dissolve dans une variante de droite du progressisme.





