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Marie-Amélie, la dernière reine

Marie-Amélie, la dernière reine des Français

Elle a été la dernière reine de l’histoire de France, épouse de Louis-Philippe, « roi des Français » : Marie-Amélie de Bourbon (1782-1866). Largement méconnue, Talleyrand la considérait comme la « dernière grande dame d’Europe ». Avec son mari, elle crut refermer le cycle des révolutions. C’est lui qui les emporta en 1848. Loin des clichés, Raphaël Dargent dresse un portrait qui surprendra jusqu’aux plus hostiles.

On sait la jolie formule de Talleyrand sur le bonheur avant 1789. On peut la trouver ironique quand on sait le rôle décisif du prince au commencement de la Révolution. En effet, comme tant d’autres grandes figures de ce moment qui court de la journée des Tuiles au Comité de Salut Public, le Janus de Valençay a nourri le fanatisme égalitaire qui allait dévorer les Français puis l’Europe. C’est la Législative, dominée par les Girondins, qui déclare la guerre à tout le continent au printemps 1792. La Révolution n’invente ni le patriotisme ni le nationalisme, mais outre qu’elle inaugure l’irrédentisme, elle réduit la communauté nationale à un corps politique. Et la République, elle, est sanguinaire : elle massacre des gens désarmés dans leurs prisons et brûle des villes d’Allemagne au nom des droits de l’homme. Elle est à l’origine de la transformation de l’Europe en une grande caserne. Pendant un siècle et demi, jusqu’à épuisement, des peuples entiers vont se jeter les uns sur les autres. Meurtrières, les guerres des princes étaient cependant limitées dans le temps, l’espace et par leurs moyens humains et matérielles. Après 1789, la guerre devient industrielle.

L’Ancien Régime n’est pas mort

Avant 1789, être Français, c’était appartenir à une communauté humaine, religieuse et culturelle dont les définitions allaient tellement de soi qu’elles n’avaient même pas besoin d’être. Dans l’aristocratie, la classe ou plutôt l’ordre qui disposait du commandement – moins par la grâce de Dieu que par celle de la coutume, par la seule légitimité qui vaille, c’est-à-dire celle des siècles –, les travailleurs détachés étaient nombreux. C’est Maurice de Saxe qui mène les troupes de Louis XV contre les Britanniques et leurs éternels supplétifs à Fontenoy ; c’est Eugène de Savoie qui guide cent fois les troupes du Saint-Empire contre les Français. Et rois et reines, du moins consorts, s’échangent continument entre familles qui, mariage après mariage, finissent au fond par n’en former plus qu’une. Laissant leurs parents, leurs frères et sœurs, leurs amis ; laissant la langue – même s’ils savent tous le français –, le ciel et les parfums de leur enfance ; laissant tout derrière eux, princes et princesses rejoignent des pays lointains, voués à la perpétuation de leur race. Si elle est une reine du XIXe siècle, tout l’être que Marie-Amélie de Bourbon est forgé par l’Ancien Régime. Son destin est en somme celui de son époque, durant laquelle la monarchie, désirant plaire à l’esprit du temps, se contracte, se banalise, et finit par disparaître dans un de ces coups de tonnerre dont notre histoire déborde.

Talleyrand est bien présent lors des trois journées de juillet 1830 qui voient la branche aînée des Bourbons lâcher le trône au profit de celles des descendants du fou, Philippe d’Orléans, frère de Louis XIV, et pire encore au fils du régicide, à ce pathétique Philippe Égalité dont le parti, cinq années durant, encouragea les troubles afin de parvenir à ce but, cette substitution dont Chateaubriand a dit tout ce qu’il fallait penser.

Querelles dynastiques

Fille de Ferdinand II, roi de Naples, Marie-Amélie de Bourbon-Siciles l’est surtout de sa mère, Marie-Caroline d’Autriche, elle-même fille de Marie-Thérèse. Raphaël Dargent, qui s’est fait une spécialité des reines maltraitées par l’historiographie, s’attarde à juste titre sur la formation de la jeune femme. Marie-Amélie est élevée et éduquée en Habsbourg. Plus qu’un nom, c’est un principe. Et il a d’abord fallu tordre méchamment ce dernier pour accepter au sein de la plus prestigieuse dynastie du continent l’héritier du traître au carré et, dans une large mesure, traître lui-même. Car quand il débarque en 1808 à Naples dans le but avoué d’épouser une fille de Ferdinand, donc une cousine, Louis-Philippe est l’homme qui, en l’an I, a conduit, en compagnie de Dumouriez et contre l’évidente volonté du roi, les armées françaises contre celles des monarques massées à nos frontières. Entre-temps, il a certes déserté et a été réadmis chez les siens, bien magnanimes. C’est désormais l’homme de l’Angleterre, ce qu’il sera toujours, et dont Naples, à l’instar du Portugal, est alors une sorte de protectorat.

Brillant portraitiste, Raphaël Dargent a, pour montrer ces aristocrates humiliés par nos armées furieuses, abondamment puisé dans les grands Mémoires du temps mais aussi dans la correspondance des principaux protagonistes, à commencer par celle, énorme, de la reine – Marie-Amélie « écrivit chaque jour à son époux, lui réclamant de ses nouvelles, lui donnant des siennes, et le gratifiant aussi de ses commentaires sur la situation politique française et européenne ». On se dispute, beaucoup, à Naples, à Vienne, à Londres.

Au contraire du jeune couple qui, quoique de raison, est sincèrement amoureux. Marie-Amélie n’a ni la beauté de sa tante Marie-Antoinette ni la fibre politique de sa mère. Cultivée, pas sotte, bonne chrétienne, « ventre » exemplaire, la Bourbon-Siciles se retrouve ainsi, au prix d’une révolution, reine de France. Conservatrice et droite, elle ne se réjouit pas des malheurs de Charles X et des siens, mais Dargent montre bien comment, une fois de plus, un parti d’Orléans s’installa durant des années en principal opposant au Trône. Les humiliations – incontestables et parfois graves – subies par le Duc devraient l’excuser ; les erreurs des deux frères du roi martyr devraient absoudre Louis-Philippe Ier et dernier. On aura cependant le droit de préférer l’option romantique en général, et en particulier avec la jolie duchesse de Berry, nièce de Marie-Amélie, qui traverse cette biographie avec la glorieuse bêtise qu’on lui sait.

La France est plus qu’un corps politique

Toujours est-il que ce régime tombe et qu’un autre le relève qui se terminera dans le ridicule de février et le carnage de juin 1848 – il faut lire les Souvenirs de Tocqueville pour constater que la démocratie dite représentative, en vérité, produisit toujours une majorité de médiocres représentants. Entre-temps, la monarchie de Juillet, moquée encore aujourd’hui pour son caractère chimiquement bourgeois, pourra être réhabilitée. Dargent, après d’autres récents, s’y emploie, montrant le gouvernement éclairé, l’industrie enfin nourrie par un capital libéré et l’État, l’effervescence artistique, la richesse des villes et des champs, l’Algérie soumise. Dans ce système, la grande famille du roi occupe une place primordiale. Les fils, remarquablement formés, combattent et se couvrent de gloire dans les batailles ; les filles permettent des alliances qui desserrent l’étau du Traité de Vienne. Gouvernant tout ça, Marie-Amélie contribue à la stabilité d’un régime qui, né du hasard autant que de manœuvres, replace la France au centre de l’échiquier européen, refait d’elle une grande puissance.

Nostalgique à l’évidence de cette période où notre pays ne baissait les yeux devant aucun autre, où les insultes à notre drapeau étaient immédiatement punies, Dargent exprime une admiration sincère et, devant l’œuvre accomplie, choisit en creux son camp dans la querelle entre les deux branches de notre dynastie. Durant ce long règne – presque le double de celui de Napoléon, plus long que ceux de Louis XVI et de Philippe le Hardi –, d’autant plus long qu’il intervient dans une Europe rendue folle par les démons révolutionnaires et une France – en tout cas son hystérique capitale – toujours prête à se rebeller. En 1848, malgré les drames intimes, à commencer par la mort du fils aîné, le fier Ferdinand-Philippe, les attentats et les coups de force légitimistes et républicains, la rondeur trop calculée face à l’Angleterre, on pouvait croire que, sous une forme libérale, anglaise, la monarchie allait s’enraciner à nouveau profondément dans le pays. Ce qu’elle fit, Dargent le démontre, mais insuffisamment pour empêcher une nouvelle révolution. Comme Louis XVI et Charles X, Louis-Philippe sera pusillanime d’abord et faible ensuite face à la violence révolutionnaire – cependant que la douce, la magnifique, l’humaniste République, elle, sera intraitable, d’une cruauté sans borne, dans les journées de Juin comme, plus tard, durant la Semaine sanglante. Pourtant fort de l’expérience pour lui heureuse de 1830, le roi se laissera emporter par les événements. Fidèle soutien dans les tempêtes du début, puis dans la gloire du règne, Marie-Amélie le sera tout autant dans l’exil que les Orléans iront évidemment passer en Angleterre. Le roi ne survit que deux années à cet énième fuite, lui à qui le destin aura donné une vie pleine d’aventures mais par là même éreintante. Dans le superbe manoir de Claremont House, Marie-Amélie veille durant dix-huit années sur les siens, surveillant les finances, partisane de la paix entre Bourbons et Orléans, charnellement attachée à la France malgré la proscription. Car la France n’est pas qu’un corps politique, faute de quoi elle serait potentiellement à tout le monde ; c’est d’abord un corps proprement dit, un corps forgé par les générations, la géographie, la langue, la gastronomie, les mœurs. Des individus peuvent s’y adjoindre, et même être meilleurs patriotes que des Français de mille ans. À l’instar de l’impératrice Eugénie que Dargent racontait en 2017, Marie-Amélie aimait passionnément la France et, même dans le malheur, n’abdiqua jamais cet amour. Et d’ailleurs, sans ce dernier, quelle légitimité aurait le pouvoir ? C’est là le problème auquel nous sommes aujourd’hui confronté. Heureusement, notre histoire nous enseigne comment le résoudre.

Raphaël Dargent, Marie-Amélie, la dernière reine, Tallandier, 496 pages, 24,90 €.

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