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« L’Éther » de Rémi Soulié , une profession de foi symbolique

Il est peu de dire que l’actualité de Rémi Soulié est riche en ce printemps 2022 : trois livres de publiés à quelques semaines d’intervalle. « Les âges d’Orphée » et « L’Éther », aux éditions de La Nouvelle Librairie, ainsi que « Les Chroniques du Bien commun », aux éditions de la Librairie de Flore. Il évoque pour nous ces deux derniers livres.

ÉLÉMENTS : Après Racination, publié en 2018 chez le regretté Pierre-Guillaume de Roux, voici L’Éther. Alors que le premier était une méditation sur le Rouergue, le second explore les nombreux sentiers de la Sophia perennis. Pourriez-vous rappeler aux lecteurs d’Éléments ce qu’est la Tradition Primordiale ?

RÉMI SOULIÉ. Racination était moins une méditation sur le Rouergue que sur l’enracinement pratique et théorique, si j’ose dire, étant entendu que ces deux dimensions n’en font qu’une : l’enracinement est toujours organique, c’est-à-dire, spirituel (et inversement). Bien sûr, le Rouergue y était présent mais il n’y était pas « central », à la différence d’un livre que j’ai publié en 2005, Le Vieux Rouergue.

L’Éther, à mes yeux, est un exercice pratique-poïétique, une entente, une exploration des possibilités du langage : celui de la nature (physis), le nôtre, et celui de la langue elle-même (la parole parle). Il peut donc être lu comme un éloge de l’articulation, qui est la clé… des songes, celle qui ouvre ce que Novalis appelle le Réel et qui n’a rien à voir avec nos calculs et nos mesures. Le monde parle ; le poète lui répons (sic). La célébration de la magie de l’être, voilà l’essentiel, étant entendu qu’il y a une magie blanche et une magie noire, donc, une poésie blanche et une poésie noire, pour reprendre la distinction de René Daumal : « Comme la magie, la poésie est noire ou blanche, selon qu’elle sert le sous-humain ou le surhumain… ».

Daumal fait signe vers l’Inde et le sanskrit, lesquels sont familiers aux Indo-Européens. Je renvoie en particulier, de ce point de vue, au livre de Mathieu Halford, Druides celtiques et brahmanes indiens : aux sources d’un héritage indo-européen (Almora). La Tradition primordiale est ce dépôt initial de la Connaissance, dont Guénon assure que les Vedas sont le recueil le plus proche ou le moins éloigné. Disons qu’ils sont la métaphysique de l’articulation que j’évoquais. Les rishi, les voyants, les « entendeurs », sont des poètes. L’Inde a été très loin dans ce dévoilement (alètheia) de la saveur du savoir (sans doute, d’une manière plus explicite encore que celle des Grecs). L’Éther vise à s’inscrire dans cette tradition multiforme de l’émerveillement, dont l’envoûtement est l’envers, nous en savons quelque chose aujourd’hui…

ÉLÉMENTS : Vous nous faites cheminer en compagnie de Paracelse, Novalis, Malcolm de Chazal, AE, Milosz, Carlyle et bien d’autres encore. Qu’ont-ils en commun et comment peuvent-ils nous aider à résister au désenchantement du monde auquel vous consacrez, par ailleurs, un chapitre ?

RÉMI SOULIÉ. Tous les poètes sont des éveillés, voilà le point commun, même si, à la différence des sages, ils le sont par intermittence. Lorsqu’un poète regarde le monde et qu’il écrit un vers, il décrit ce qu’il a vu, qui est ce qu’il faut voir, cela seul qui existe vraiment. Il voit le Réel ; il « (dé)voile Réel ». Chaque fois que nous regardons, nous nous éveillons. Péguy a bien évidemment raison de regretter que nos « âmes » soient « habituées ». L’habitude est une crasse alchimique à dissoudre ! Voilà pourquoi les traditions spirituelles placent si haut l’esprit d’enfance. Il faut toujours s’étonner que l’être soit, que la beauté soit. De là la « sorcellerie évocatoire » de Baudelaire et l’« Alchimie du verbe » de Rimbaud. Je ne vois aucune différence entre la voie poétique et la voie métaphysique, mais il existe bien d’autres yogas, cela va de soi.

ÉLÉMENTS : Pour certains catholiques, les termes de « gnose », « alchimie », « ésotérisme » sentent le soufre et sont souvent associés aux Enfers. Dante assure d’ailleurs que la dixième fosse du huitième cercle de ceux-ci est réservée aux faussaires et aux alchimistes. Pourtant vous faites l’éloge de Péguy et de Bernanos que l’on aurait du mal à compter parmi les mauvais catholiques. Que répondriez-vous à ces potentiels lecteurs qui auraient peur d’être damnés en vous lisant ?

RÉMI SOULIÉ. Ce qui est damnable, c’est l’alchimie faustienne, la volonté de puissance (pas au sens nietzschéen !), de maîtrise, le prométhéisme implicite ou explicite, le titanisme. L’alchimie non déviée, non maléficiée, est à la fois communion et transmutation (conversion, pourrait-on dire en langage chrétien). Quelle différence entre la pierre philosophale et le Graal ? Aucune, comme Dante le savait (Julius Evola, Le Mystère du Graal et l’idée impériale gibeline) mais également Goethe.

Il n’en reste pas moins que la suspicion des exotérismes monothéistes est bien réelle, essentiellement parce qu’ils ne peuvent pas comprendre que ce soit Virgile le guide de Dante et non l’inverse. La diabolisation de tout ce qui est associé au paganisme, à la « vraie gnose » et à l’ésotérisme n’a aucun sens métaphysique, bien au contraire. L’œuvre de Dante, de surcroît, est d’évidence initiatique (René Guénon, L’Ésotérisme de Dante) et le dogmatisme n’est sans doute pas le meilleur prisme pour la lire.

En épigraphe à L’Éther – lequel en compte déjà beaucoup… – j’aurais pu ajouter le dernier vers de la Divine comédie : « l’amor che move il sole e l’altre stelle » (« l’Amour qui meut Soleil et toute étoile », dans la traduction de Michel Orcel). Cette conclusion paradisiaque peut être certes interprétée dans un sens dévotionnel et passionnel mais, plus hautement – telle est la profonde parole de Dante – dans le sens de la gnose, de la « perspective métaphysique » (Georges Vallin), intellective ; aimer, c’est connaître, connaître, c’est aimer. En termes bibliques, on dirait : « ne plus faire qu’une seule chair » ; là, les dualités illusoires et fallacieuses sont dépassées par le haut. C’est ainsi, très exactement, que le sym-bolon dépasse et subsume le dia-bolon. L’Éther est une profession de foi symbolique qui, il est vrai, ne se « limite » pas au Symbole des Apôtres. Je me répète, mais la poésie est la clé : le monde est un alphabet ; l’être est la lettre, la lettre est le chiffre du monde.

ÉLÉMENTS : Enfin, et sans aucune transition – quoique vous ayez publié il y a quelques semaines aux Éditions de Flore, les chroniques que vous faites paraître tous les mois dans la revue d’Action française, Le Bien commun –, en quoi la critique contribue-t-elle à l’édification du lecteur et quelle place tient-elle dans votre œuvre ?

RÉMI SOULIÉ. Parmi les dualités fallacieuses, je compte la séparation entre la lecture et l’écriture. Je lis depuis l’enfance, tous les jours (ce n’est pas une figure de style), avec un stylo à la main. Je ne cesse d’apprendre de ceux qui nous ont précédés et je suis animé par le souci de témoigner, voilà tout : témoigner du sens, témoigner de la beauté, témoigner de l’être, surtout lorsque les forces de négation et de néant, qui sont leur envers « naturel », se déchaînent rageusement. Le terme d’« édification » est très juste : il y a ce qui édifie ; il y a ce qui déconstruit. Je suis du côté de toute architecture, de tout arkhè. Le « Temple de l’homme », dirait Schwaller de Lubicz ! Puisque notre dialogue se déroule pendant la Semaine sainte, je ne peux que citer le Christ : « Détruisez ce temple et, en trois jours, je le relèverai » (Jean 2-19). C’est une évidence, autant que la méditation heideggérienne sur le temple grec.

Propos recueillis par Alexandre Nantas

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