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« Les Témoins » : la résistible ascension du théâtre antifa

« Les Témoins » : la résistible ascension du théâtre antifa

À La Manufacture des Abbesses (Paris, 18e), la pièce Les Témoins entend réveiller les consciences face à la résurgence du fascisme. Portée par Yann Rezeau, cette œuvre déroule une dystopie journalistique où l’extrême droite, caricaturée à gros sabots, s’empare du pouvoir. Plein de bons sentiments, ce théâtre engagé s’avère insuffisamment progressiste aux yeux des spectateurs les plus woke. Et si c’était plutôt cela, le totalitarisme qui vient ?

Un spectre hante le monde : la résurgence du fascisme. C’est la thèse de la pièce Les Témoins qui se joue à La Manufacture des Abbesses (Paris, 18e). Un spectacle engagé du bon côté de la balance (pour le mauvais, on dirait controversé) que son auteur Yann Rezeau a voulu porteur d’un message simple. On vous le dit tout net : le fascisme blesse, intimide, emprisonne, muselle, censure, discrimine, tue, et plus si affinités. Sur scène, les six excellents comédiens (dont l’auteur, c’est tout le paradoxe…) se démènent comme des chiens pour jouer une partition digne des pires moments de Richard Clayderman. En immersion dans la rédaction des Témoins, journal d’investigation en ligne, qui se drape dans une illusoire neutralité politique, les spectateurs observent les tiraillements des six journalistes après l’élection d’un président de la République ouvertement fasciste.

Et c’est à se tordre : Mérindien, le méchant à mèche qu’on aperçoit sur un écran en sosie de Jacques Spiesser, a tout de la brute blonde décolorée. La sombre ordure frappe ses collaborateurs, éclate dans des crises d’hystérie, se bourre de somnifères pour dormir et a surtout concocté un programme aux petits oignons pour mettre à bas la démocratie française.

« T’es collabo, chuis résistante !»

Autant vous le répéter à satiété : l’extrême droite fait (le) mal. Pour preuve, Mérindien et ses sbires instaurent la « carte générationnelle », système de castes qui hiérarchise et discrimine les Français en fonction de leurs origines. Et ce n’est pas tout. Une milice de nervis aux mains du pouvoir prend le pas sur la police ; des lois scélérates bâillonnent les médias d’opposition ; un laboratoire pharmaceutique de mèche avec le nouveau régime obtient le ministère des Finances. Les enquêteurs des Témoins, à l’affût des délits d’initié, barbouzeries et autres deepfakes cousus sur mesure par Mérindien pour mettre les médias aux ordres, se déchirent sur l’attitude à adopter. L’un des plus véhéments, transfuge d’un journal de gauche, voudrait prendre les armes. Il se fait molester et arrêter dès le soir de l’élection du satrape facho. D’autres entendent transiger et croient possible une forme d’opposition démocratique. Les naïfs ! Le ventre encore fécond d’où est sortie la bébête immonde (chez Brecht, autrement plus fin, la social-démocratie…) ne les laissera pas s’ébattre. La vérité sort de la bouche d’une pigiste (« T’es collabo, chuis résistante !») dont l’histoire d’amour contrariée avec la rédactrice du journal donne une petite touche lesbienne à l’œuvre. De quoi ravir la critique. 

Malgré ses rebondissements emberlificotés, Les Témoins collectionne d’ailleurs les superlatifs de L’Humanité au Figaro. « Impeccable et nécessaire » (Télérama). « Des enjeux complexes, un souffle, une énergie, une conviction » (Le Monde), « Brillant et passionnant » (Le Figaro). Quand la presse est unanime, cela cache un loup. Osons émettre une hypothèse : le propos consensualiste de la pièce qui blâme tout à la fois le fascisme et l’écoterrorisme ravit sans doute le ventre mou de la presse. Mais cette défense et illustration du métier de journaliste rassure surtout les professionnels de la profession qui exercent un métier décrié et honni.

La façade du théâtre la Manufacture des Abbesses.

Le dilemme du pauvre

Sans déflorer l’intrigue, il suffit d’en présenter quelques bribes pour définitivement vous convaincre que le fascisme, c’est mal. Au service de son grand virage autoritaire, Mérindien mobilise tous les moyens, même légaux : appâter la plume la plus bourgeoise des Témoins pour en faire un organe à la solde de l’Elysée, la menacer d’interner sa vieille mère kleptomane, se mêler du divorce d’Hassan, le chef du service Monde empêtré dans sa séparation avec la mère « folle » de son fils, écrouer le grand patron du journal, devenu martyr de la liberté de la presse. Sans oublier l’éternel dilemme cornélien : faut-il « violer la démocratie pour la sauver » ? C’est la question que pose un flic entré en résistance contre l’oppression. Créon ou Antigone, éthique de conviction ou de responsabilité, moumoute de Michel Roux ou râtelier de Jean Lefebvre : on n’avait pas vu pareil suspense depuis Boeing Boeing !

Au bout de deux heures, la pièce cède la place à un débat. Pas question de le sécher : les quelques spectateurs restés pour la causerie vont se donner en spectacle devant les six acteurs – dont l’auteur Yann Rezeau – appelés à comparaître. Malgré les appels du pied de la salle, chauffée à blanc contre C News et tous les méchants à la droite de Macron, Rezeau se récrie quand on le qualifie d’auteur de gauche ou militant. Il expose benoîtement ses intentions de dramaturge : avoir voulu montrer « comment on réagit à l’avènement d’un pouvoir fasciste ? » sans entrer dans l’arène politicienne. En toute honnêteté, Rezeau détache son antihéros Mérindien du moindre « élément réel », ajoutant n’avoir aucun « point de vue sur les partis d’extrême droite d’aujourd’hui ». L’auteur-comédien-metteur en scène précise d’ailleurs à raison que l’ethniciste « carte générationnelle » n’a absolument rien à voir avec la préférence nationale. Certes, lui voit la fameuse bête immonde monter un peu partout dans le monde mais il a la politesse de ne citer aucun exemple.

Antifa mais pas (assez) woke !

C’en est trop. Dans l’assistance, deux étudiantes en communication férues de théâtre vont lui adresser des petites piques woke. Même dans les pièces antifascistes, il faut croire que le diable se cache dans les détails. Une péronnelle reproche ainsi à Yann Rezeau d’avoir caricaturé le personnage de la « femme folle » d’Hassan, qui le menace de lui soutirer son fils s’il divorce. Le verdict tombe : « Vous véhiculez des représentations sociales stigmatisantes à l’égard des femmes ». Pan ! Cela donne envie de défendre Yann Rezeau, dont l’antifascisme irréprochable ne l’immunise apparemment pas contre les mauvais procès. Le pauvre se défend de toute misogynie, donne des gages en expliquant avoir eu à cœur de mettre sur scène « un personnage pas blanc » (sic) appelé Hassan mais rien n’y fait. Pour ne pas froisser personne, aurait-il dû montrer le personnage de Hassan bel et bien violent avec son épouse ? La wokiste aurait alors crié au cliché raciste du maghrébin qui tabasse sa mégère. Face, misogyne. Pile, raciste. On ne lave jamais assez blanc au goût du totalitarisme woke.

Une seconde critique aurait pu ouvrir les yeux de l’auteur-comédien sur le véritable danger qui guette aujourd’hui les artistes. Non je-ne-sais-quel fascisme fantasmé mais cette tyrannie des bons sentiments appelée wokisme ou cancel culture. Avec un sérieux papal, une étudiante lui reproche en effet de montrer des hommes forts et des femmes qui louvoient. À force de chercher la petite bête, on s’en invente de toutes pièces…  

N’arrivant pas au fémur des œuvres d’Ionesco, ou même de Luis Rego, Les Témoins martèle un message tautologique : les tyrans tyrannisent. Sans un mot sur les nouvelles censures qui grignotent la liberté artistique. Comme quoi, même une tractopelle peut se tromper de cible. 

LES TÉMOINS
Que se passerait-il si l’extrême-droite prenait le pouvoir ?
Manufacture des Abbesses (Relâche du 20 au 28 Décembre 2025)

7, rue Véron 75018 Paris / Métro Abbesses ou Blanche

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