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Les métamorphoses d’Aurora Cornu ou le mystère de la bilocation

Les métamorphoses d’Aurora Cornu ou le mystère de la bilocation

Qui se souvient d’Aurora Cornu ? Tous ceux qui ont admiré « Le Genou de Claire », l’un des chefs-d’œuvre d’Éric Rohmer ! Aurora Cornu n’était cependant pas qu’une comédienne franco-roumaine, égérie de Jean Parvulesco, mais aussi une poétesse, une dissidente et la réalisatrice d’un seul film, « Bilocation ». Un mystère qu’il fallait dévoiler comme une aurore qui se dédoublerait à l’instar du phénomène susnommé, celui de la bilocation. Ce qu’a accompli Pierre Cormary dans un premier roman préfacé par Amélie Nothomb et qui n’aurait pas déplu aux grands noms de la Nouvelle Vague.

Certes, on peut toujours discuter à l’infini, et l’on ne s’en prive pas, que ce soit chez les spécialistes ou les profanes, pour parvenir à déterminer si tel ou tel livre, telle ou telle œuvre sont réussis ou non, mais il y a une autre question plus rare, sans doute beaucoup plus importante que la première, et à laquelle la critique réfléchit rarement : tel livre, indépendamment de ses vertus ou de ses vices formels, est-il capable de provoquer, de convoquer le destin, ou à défaut de se situer au même niveau que lui, d’infléchir le cours d’une ou de plusieurs existences individuelles, de rendre à la littérature le pouvoir de résurgence mythique ou de bifurcation providentielle qu’on trouve par exemple dans Le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde, L’Autobiographie de Mark Rutherford de William Hale White, Le Temps retrouvé de Marcel Proust, Ulysse de Joyce, Sylvia d’Emmanuel Berl, Nadja ou Arcane 17 d’André Breton ?

Même s’il se situe évidemment à un tout autre niveau de création littéraire, c’est le cas, indéniablement, du premier livre de Pierre Cormary – le plus célèbre parmi les obscurs gardiens de musée de Paris et le moins connu parmi les blogueurs littéraires célèbres –, « Aurora Cornu », qui vient de paraître, avec une courte préface d’Amélie Nothomb, dans la collection Éléphant blanc dirigée par l’exemplaire et courageux Étienne Ruhaud aux éditions Unicité.

Ma nuit chez Pierre

Aurora Cornu (Stéphanie Chitu de son vrai nom), poétesse, réalisatrice et actrice franco-roumaine peu connue du grand public (du moins en France ; en Roumanie elle fut l’épouse d’un poète fameux du siècle précédent, Marin Preda, et une figure aussi prestigieuse et redoutée du monde des lettres qu’Elsa Triolet dans le Paris des années 1950), est surtout pour nous un visage et une voix de femme présents dans la mémoire de tous les cinéphiles, ceux de l’héroïne du Genou de Claire, l’un des plus grands films d’Éric Rohmer, sorti dans les salles en 1970 (l’année même de la naissance de Cormary, on feindra de n’y voir qu’une coïncidence), juste après deux autres magnifiques « Contes moraux » du même cinéaste, Ma Nuit chez Maud et La Collectionneuse.

Elle y joue le rôle d’une femme de lettres qui porte le même prénom qu’elle, Aurora, laquelle manigance durant ses vacances savoyardes au profit puis au détriment du personnage central du film, incarné par Jean-Claude Brialy, un scénario assez fantasque et pervers de séduction d’une très jeune fille, digne de la marquise de Merteuil, mais qui échouera, et en échouant manquera provoquer un drame avec Claire, la sœur aînée de la jeune femme en question, heureusement évité par la nonchalance coupable de Brialy, faux séducteur ou plutôt manipulateur manipulé. Faute de mieux, il préfèrera partir épouser une femme lointaine, moderne, castratrice et ostensiblement étrangère à ses passions d’esthète provincial, hésitant et frivole.

Autant le dire tout de suite : le livre de Cormary est aussi faussement immoral que le motif du film qui l’a engendré.

Mais il est vrai toutefois que ce second motif pourrait en effaroucher plus d’un : car, loin des fastidieuses et tonitruantes autofictions si à la mode depuis quinze ans sur la place littéraire de Paris, l’ouvrage est ni plus ni moins le récit d’une authentique histoire d’amour, beaucoup plus singulière et poétique que celle de Harold et Maude, entre une femme octogénaire et un homme de quatre décennies son cadet, fils d’un amiral grotesque et cruel de la Marine française et d’une mère pied-noir aventurière un peu folle, ancien élève de khâgne et du philosophe Arnaud Villani, avant de finalement devenir gardien de musée titularisé à Paris (façon comme une autre de fuir toute forme de carrière sociale et/ou de vie familiale, afin de consacrer le maximum de temps à la lecture des grandes œuvres littéraire et à la cinéphilie – ainsi qu’à des festins pantagruéliques).

Mi-chrétienne mi-païenne

L’erreur serait de plaquer sur ce récit une quelconque tentative d’exégèse psychanalytique – ou alors il s’agirait d’une psychanalyse atypique voire hérétique, qui devrait beaucoup plus à Jung qu’à Freud (de façon on ne peut plus préméditée, le seul livre, en langue roumaine, qu’Aurora lèguera de son vivant à son ultime amoureux est un livre de Jung).

Car la religion si intime d’Aurora mêlait à la foi orthodoxe la plus traditionnelle et la plus paysanne une sorte de piété primordiale quasi paléanthropienne, où le culte-archétype de la Grande Déesse Mère du magdalénien voisinait sans complexe avec le Mystère du Christ transfiguré et ressuscité des icônes byzantines.

S’éprendre d’une femme très âgée que l’on a connue encore jeune par l’intermédiaire d’un film, puis rencontrée en chair et en os quarante ans plus tard à la suite d’une enquête extravagante où fausses contingences et fausses pistes se chevauchent et se conjuguent, de Paris à New York, comme autant de chances frivoles et occasionnelles dispensées par la Providence, cela pourrait sembler à certains philistins (comme le père et la belle-mère de l’auteur) une entreprise aussi ridicule qu’indécente. Mais c’est peut-être au contraire la traduction analogique la plus parfaite et la plus émouvante de l’ultime quête amoureuse et courtoise dont la littérature française, née avec Chrétien de Troyes autant qu’avec les souvenirs de l’Odyssée d’Homère, était encore capable, avant de se perdre pour toujours dans les sables mouvants de la postmodernité créole et racoleuse.

Cormary, lecteur fervent de Chesterton, Dostoïevski, Kierkegaard, Joyce ou Marie Noël, qui a perdu la foi à l’adolescence avant de la retrouver vers ses trente ans puis de l’aliéner à nouveau en devenant protestant ou spinoziste (selon les jours), était fait pour mêler ou brancher son destin inabouti de monstre sybarite du souterrain à celui de cette femme-chamane, envoûtante, sensuelle, souveraine, occulte et mystérieuse, qui alliait au prestige d’une artiste érudite et subtile, égérie de Rohmer et de Parvulesco, les pouvoirs d’une sagesse personnelle archaïque, sauvage, superstitieuse, mi-chrétienne mi-païenne ; oraculaire même, au sens où l’étaient les pouvoirs de la Pythie de Delphes et des prêtresses de Zalmoxis, l’homme-dieu initiatique à la peau d’ours des antiques Daces de Roumanie.

Le don d’ubiquité

Pour tous ceux qui croient que le génie du paganisme aurait définitivement déserté l’Europe, qu’ils lisent donc Aurora Cornu : ils verront non seulement que ce n’est pas le cas, mais qu’il suffit de peu de choses finalement pour restituer à l’interprétation des signes et aux mystères généalogiques capables de conjurer les ordalies sacrificielles de l’origine la force que Celtes, Grecs et Romains à l’orée de l’histoire de l’Europe leur conféraient.

Car le mystère d’Aurora ne s’arrête pas aux récits paysans de son enfance, aux exploits de la dissidence anti-communiste des débuts de la guerre froide ou au charme nostalgique des films de la Nouvelle Vague.

Elle fut aussi l’auteur, la réalisatrice et l’actrice principale d’un film presque oublié aujourd’hui mais qui a toujours ses milliers de happy few sur la Toile, produit – comme les films de Rohmer et de Barbet Schroeder – par le cultissime fondateur des Films du Losange, son ami Pierre Cottrell, et intitulé Bilocation.

La bilocation, mythe d’Europe orientale assez étroitement associé aux vieilles légendes de vampires, c’est le pouvoir détenu par certains êtres d’apparaître au même moment, devant témoins, dans deux lieux totalement différents, parfois situés à des centaines de kilomètres l’un de l’autre.

À partir de cette légende balkanique, Aurora Cornu a bâti et filmé la sienne, celle d’une initiation à la fois ésotérique et érotique, qui ressemble par plus d’un trait à certaines nouvelles de son compatriote Mircea Eliade, mais qui, des années plus tard, en engendrera une autre : celle de Pierre Cormary lui-même.

C’est seulement, en effet, à la fin du livre, au terme de 380 pages aussi délicieuses à parcourir qu’un journal d’Oblomov qui s’achèverait à la façon d’un roman de Proust ou de Colette, qu’on comprend quel était le véritable fantasme, salvateur et idiosyncrasique, de Cormary : accomplir devant et grâce à lui, dans son propre studio parisien, une bilocation parfaitement authentique, née de la conjonction, dans le même lieu, de la Aurora mythique du film de Rohmer surgie d’un passé devenu éternel avec la Aurora réelle, transfigurée, magnifiée par l’efficace de la tendresse, qui va trouver auprès de lui, quelques années avant sa mort, l’apothéose de sa destinée – à laquelle un Marin Preda n’aurait pas même pu seulement songer.

Métamorphose et pseudomorphose

C’est alors que tout est racheté, accompli, écrit et exaucé : les échecs, les peurs, les doutes, les dispersions, les cruautés familiales, les rebuffades féminines et l’ensemble des persécutions sociales perdent leur emprise sur leur proie tels des démons puérils et insignifiants ravalés au cœur du séjour des Limbes (comme Aurora et Victor Hugo, Cormary, catholique apostat, ne croit pas en l’existence de l’Enfer).

Le malheur a retrouvé un centre, et ce centre, ressuscité par la force de la volonté et du libre-arbitre d’un auteur en devenir, a investi le sourire d’une mère-amante éternelle et tellurique, qui détient le pouvoir d’abolir le malheur en même temps que toute forme de hasard ou de nécessité, de régression ou de progrès.

Une vie éperdue et solitaire a rencontré une idée, l’idée était l’image d’une femme, la femme est devenue le support d’un film ou d’un mythe, et le mythe a engendré par la persévérance et le génie de son messager une autre femme sensible et protectrice, que l’on n’a même plus besoin d’étreindre pour en posséder intimement, au soir de sa vie, l’essence dernière et première.

Quand on referme la dernière page du livre, au-delà de l’émotion qui s’empare du lecteur, une liturgie inouïe vient alors de se clore : les oiseaux, comme dans l’opéra de Wagner qu’Aurora n’aimait pas, chantent encore autour de sa tombe – et le Papageno du musée d’Orsay, plus heureux que ne le seront jamais tous les princes Tamino de la Terre et des Loges réunies, se sera enfin triomphalement joint à eux pour parachever sa métamorphose.

Celle à laquelle on vient d’assister, et grâce à qui un écrivain a surgi.

Pierre Cormary, Aurora Cornu, éditions Unicité, « Collection Éléphant blanc », préface de Amélie Nothomb, 392 p., 22 €.

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