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Le nouveau mur de l’Atlantique : la résidence secondaire est-elle un vol ?

Le nouveau mur de l’Atlantique : la résidence secondaire est-elle un vol ?

Depuis la covid-19, un nouveau fléau – pire qu’une marée noire – frappe de plein fouet les habitants de la côte Atlantique : l’exode des riches urbains cherchant un lieu de villégiature. La colère monte chez les « natifs » sommés d’aller vivre ailleurs. Ce bouleversement des territoires ne pourrait-il pas permettre d’ouvrir un débat sur la notion de propriété ?

Georges Sorel se demandait, déjà à son époque, s’il n’y avait pas « une relation de cause à effet entre l’affaiblissement du génie propriétaire et la soumission de plus en plus servile à l’arbitraire des pouvoirs corrompus ». Parler de propriété, c’est mettre le doigt sur les questions sociales et les conditions économiques et historiques qui lui sont attachées. Au sein d’une communauté, la conception du droit de propriété constitue la base des rapports moraux, civils et politiques entre citoyens. La question de la propriété est tout sauf anodine.

L’exode des urbains : la nouvelle plaie d’Égypte

Dans son dernier essai, Les dépossédés (Flammarion, 2022), Christophe Guilluy démontre que le calvaire des classes populaires se poursuit sous la République bourgeoise de Macron. Expulsées des grands centres-villes urbains, voilà que les classes populaires de la France périphérique – déjà reléguées économiquement et culturellement – vont devoir subir une vexation inédite : celle de ne même plus pouvoir vivre sur la terre de leurs ancêtres.

Phénomène bien connu de la French Riviera, de la Corse ou des stations de ski, la folie de l’immobilier s’empare à son tour du littoral ouest de la France recréant, selon les mots du géographe, un « mur de l’Atlantique ». La Fédération nationale de l’immobilier (Fnaim) constate une augmentation des prix de 24,2 % entre mai 2020 et avril 2022 dans 480 stations balnéaires. Le marché de la résidence secondaire s’est envolé, faisant grimper par porosité celui des résidences principales.

Les locaux sous pression de ces nouveaux envahisseurs

Passé l’égoïsme des bénéficiaires de cette manne – commerçants et agents immobiliers jouant sur la spéculation –, le constat est amer pour la collectivité. Tout d’abord, l’arrivée massive d’une population fortunée relègue souvent les travailleurs à des dizaines de kilomètres dans l’arrière-pays. Aussi, l’accès au logement pour les jeunes de la région devient de plus en plus difficile avec des prix de l’immobilier qui explosent.

Au-delà du scandale que représente pour ces jeunes le fait de ne pas pouvoir vivre sur la terre qui les a vus naître, il importe de réfléchir aux effets qu’un tel système provoque sur le temps long. La marginalisation politique, économique et sociale des jeunes adultes (- de 40 ans) par les séniors est le signe manifeste d’un déclin. Le démographe Philippe Bourcier de Carbon explique très bien que de telles pratiques dépriment la fécondité des jeunes adultes, et provoque un taux d’accroissement naturel négatif et un vieillissement « par le bas » de la pyramide des âges. À l’échelle des continents, il est évident que le décalage Nord-Sud de ces transitions démographiques entraîne un changement des rapports géopolitiques sans précédent. Plus les séniors prennent un poids prépondérant dans une société – ce que confirment les courbes en Europe –, plus le système aura besoin d’une armée de réserve composée d’immigrés pour compenser les comportements féconds défectueux des jeunes « natifs ».

La vision proudhonienne de la propriété

Longtemps la définition de la propriété n’a pas été inscrite dans le marbre, et chacun connaît la phrase de Proudhon assimilant le vol et la propriété. Pourtant, quand on lit l’ancien typographe, le constat est plus nuancé. Tout d’abord, il faut rappeler que Proudhon commence à écrire à une époque – celle de la monarchie de Juillet – où la bourgeoisie, triomphante, est en pleine ascension. Walter Benjamin en parlera même comme de l’accession de l’homme privée « à la tribune de l’histoire ». De Qu’est-ce que la propriété ? (1840) à la Théorie de la propriété (1862), Proudhon ne cessera pas d’affiner sa définition du concept.

Le philosophe franc-comtois voit dans le droit à la propriété l’un des droits fondamentaux du citoyen. Il sait que la France est un pays de propriétaires ; de « 25 millions de voleurs », comme s’en amusait Jules Michelet. En revanche, s’il est un partisan de la défense de la propriété, c’est uniquement dans l’idée d’une « raison catégorique d’égalité ». Que veut-il dire ? Eh bien que c’est à partir du rapport de domination des hommes entre eux qu’il faut envisager la propriété, et non pas à partir du rapport des hommes aux choses. Il n’est pas pour l’abolition de la propriété, mais bien plutôt de penser un système autre qui lui donnera un sens différent.

Là où Proudhon est novateur, c’est qu’il ne perçoit plus la propriété comme un droit mais comme une fonction. Il passe d’une propriété-vol à une propriété-liberté. Le but de cette propriété est d’opposer, à la force de l’État et des puissances d’argent, un modèle qui puisse garantir au citoyen une protection tangible à son indépendance. En résumé, pour que citoyen ne soit pas attaqué dans sa « petite maison de pauvreté », comme écrivait Péguy dans L’Argent (1913). Tout comme l’État est souverain du domaine, le citoyen, pour être libre de sa personne, doit être souverain sur une « portion de matière ».

L’exemple distributiste de Chesterton

De l’autre côté de la Manche, Gilbert Keith Chesterton (1874-1936) s’est aussi intéressé à cette question. En 1899, au début de la guerre contre les Boers, Chesterton soutien la prise d’armes de ces derniers pour la défense de leurs propriétés contre les spéculateurs britanniques.

Peu à peu, il en vient à s’éloigner des libéraux de son époque et devient un critique de la concentration de la propriété, car elle détruit, selon lui, l’esprit artisan de l’ouvrier. À partir de 1910, il s’attaque de front aux premières « lois sociales » qui ne sont rien, à ses yeux, qu’une tentative d’assujettissement des forces ouvrières à la bureaucratie d’État. Chesterton critique avec force l’esprit de ces lois qui empruntent au modèle prussien de Bismarck et brisent l’idéal anglais du yeomen (petit propriétaire).

Dans The Servile State (1910), l’écrivain anglais perçoit deux dangers « totalitaires » : le socialisme et le capitalisme d’État. Dans les deux cas, Chesterton y voit une attaque en règle contre le droit à la propriété et aux moyens de production : que ce soit par une oligarchie étatiste ou capitaliste. C’est pour cela qu’il travaillera à la fondation d’un État distributiste où la propriété serait largement distribuée dans la population. Dans The Crimes of England (1915), il analyse la mort de sa Old England en pointant du doigt la Réforme et l’ascension d’une oligarchie vouée à l’expropriation des petits propriétaires. Il condamne l’influence néfaste du germanisme sur les élites anglaises de l’époque, notamment les théories du prussianisme et du darwinisme social (le mythe des « races supérieures ») qui abreuvent et légitiment les riches familles à la tête des empires capitalistes, saxons et protestants, du Nord de l’Europe.

La troisième voie de Chesterton est donc celle du petit propriétaire contre l’État socialiste (« big government ») et la ploutocratie capitaliste (« big business »). Après l’échec du socialisme de guildes (guild socialism), les chestertoniens fondent la Ligue distributive. Seront attaqués à tour de rôle le machinisme industriel, l’urbanisation massive et le système monétaire. En revanche, Chesterton garde le sens de la nuance. S’il n’hésite pas à attaquer la concentration de la propriété, il ne fantasme pas non plus sur le retour d’un univers médiéval. En bon vieux libéral anglais, il se fait le défenseur d’une compétition raisonnée qui n’élimine pas le « petit ».

Retrouver la voie romaine

Revenons à ce « mur de l’Atlantique ». Les problèmes qu’il soulève pourraient être l’occasion de lancer un débat autour de la propriété. Auguste Blanqui, dans une lettre à Proudhon, en 1841, écrivait : « Notre code civil n’est pas le Koran ; nous ne nous sommes pas faits faute de le prouver. Remaniez donc les lois qui règlent l’usage de la propriété, mais soyez sobres d’anathèmes. » Il voulait dire par là que ces lois ne sont pas immuables.

Il ne s’agit donc pas, en aucune façon, de réduire ou de nier ce droit, mais bien plutôt de lui donner un sens qui corresponde aux notions d’enracinement, de préférence nationale, de stabilité des jeunes foyers et d’éducation des citoyens.

La propriété individuelle est un des piliers des sociétés européennes. Le Français est un Romain, comme disait Maurras, c’est donc vers la Cité éternelle que nous devons nous tourner. Notre idéal, c’est celui du soldat-laboureur animé des vertus quiritaires : le civisme, le sens de la frugalité et la virilité. Il faut retrouver l’union du soc et de l’épée si chère à Virgile, la responsabilisation de l’homme passant par le service militaire, le rôle du pater familias et la défense de sa parcelle de terre.

La propriété doit redevenir relative, limitée et contrôlée, mais distribuée le plus largement aux Français. Tout le droit élaboré à partir d’elle doit se justifier par son utilité sociale et servir l’intérêt commun. À l’opposé des thèses de l’accumulation et des dérives modernes et libérales, une véritable doctrine populiste ne peut se passer d’une vision radicale sur cette question.

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