Qu’en est-il du point de vue de l’Église ? Dans le livre de la Genèse Dieu dit à l’homme : « Emplissez la terre et soumettez-la ; dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux qui rampent sur la terre. » (Gn 1.28). Depuis les premiers Pères grecs en passant par saint Augustin et saint Thomas, l’Église a interprété ce verset à la lumière de ce qui le précède immédiatement, le célèbre verset de l’homme créé « à l’image de Dieu » (Gn 1.27). C’est par son esprit que l’homme est à l’image de Dieu, et c’est parce qu’il est doté d’un tel esprit que Dieu lui donne la terre à dominer. Cet esprit assigne à l’homme sa place : il est au-dessus des animaux, mais en dessous de Dieu et lié à Dieu : ces deux aspects vont ensemble.
C’est là le nœud de l’interprétation chrétienne de la domination de l’homme sur la terre : le rapport de l’homme à la terre (Gn 1.28) ne doit pas être séparé de son rapport à Dieu (Gn 1.27). Saint Augustin commentant ce passage souligne que le gouvernement des choses temporelles se fonde dans la contemplation de la vérité éternelle[2]. Même chose chez saint Thomas : c’est parce que la raison est soumise à Dieu que la terre lui est assujettie. L’homme, ajoute-t-il, domine une partie de la création en tant que lieutenant ou apprenti de Dieu : sa place n’est pas celle d’un dominant universel[3].
En d’autres termes, dans le christianisme la domination légitime de l’homme se fonde dans son obéissance à Dieu. Le monde n’est pas à l’homme, il n’en est pas le maître ni le possesseur, il ne peut en faire ce qu’il veut mais au contraire doit en user dans l’ordre voulu par Dieu. « La fin ultime des autres créatures, ce n’est pas nous » (Laudato Si § 83), c’est Dieu puisque « Tout est créé par Lui et pour Lui » (Col 1.16). L’homme doit donc « cultiver » (Gn 2.15) la terre pour se nourrir, mais il doit aussi la « garder » (Gn 2.15), c’est-à-dire la protéger. Loin d’une domination absolue, le don à l’homme de la création lui impose une responsabilité et des limites : « Cette responsabilité d’une terre qui est à Dieu implique que l’être humain […] respecte les lois de la nature et les délicats équilibres entre les êtres de ce monde » (Laudato Si § 68).
Bref, penser que le récit de la Genèse légitime une domination sans partage sur la nature « n’est pas une interprétation correcte de la Bible, comme la comprend l’Eglise » (Laudato Si §67). On pourrait à la rigueur penser que depuis 2000 ans le christianisme se trompe dans sa lecture de la Bible, mais on ne peut pas soutenir qu’il est à l’origine de la technique moderne.
Que pensent les philosophes de tout cela ? Le grand penseur de la technique est Heidegger. En schématisant beaucoup, on peut dire qu’il a montré que la technique moderne est radicalement différente de la technique ancienne qu’avait toujours connue l’humanité. L’époque de la technique moderne, celle de l’ère industrielle, se caractérise par une certaine manière d’envisager le monde, où tout apparaît comme disponible, comme une matière première exploitable. Le sol n’est qu’entrepôt de minerais à extraire, le fleuve force hydraulique à exploiter, le salarié force de travail à mobiliser.
Tout doit être disponible sans reste ni résidu, tout doit être intégralement exploitable. La technique, c’est la mobilisation générale en vue du rendement maximal. Donc tout est l’objet d’une prévision, d’une planification, d’un calcul. L’objet idéal pour la technique, c’est la machine. Elle est le produit d’un calcul, son fonctionnement est efficace et prévisible, elle s’insère parfaitement dans le réseau de toutes les autres machines. Nous vivons à l’époque de la technique non parce qu’il y a des machines partout, mais parce que tout est pensé comme une machine – c’est le règne de la cybernétique.
La machine est la réalisation intégrale du principe de raison formulé par Leibniz : rien n’est sans raison. Le mot d’ordre de la technique est : le réel doit être rationnel. La technique est donc la mathématisation intégrale et forcée du réel. Mais surtout, la technique est liée à la métaphysique. En effet, la métaphysique se caractérise par la tentative de saisir ce qui est (to on, en grec) par la raison (logos) ; la métaphysique est une onto-logie qui vise à rendre le réel rationnel, par opposition au mythe, à la poésie ou à la rhétorique. Lorsque Parménide inaugure la métaphysique en posant que l’être et le logos sont le même, du même coup il dépose en son cœur le germe de la technique moderne qui parviendra à maturité quelque 2500 ans plus tard. La technique moderne est la réalisation concrète et tangible de ce qui n’était que le projet de la métaphysique : rendre tout ce qui est logique, rationnel, calculable, et par conséquent maîtrisé, disponible, exploitable.
L’analyse de Heidegger, qui est aujourd’hui un acquis de l’histoire des idées, est nette : la technique « équivaut à : la métaphysique accomplie », si bien que « la dévastation de la terre est le résultat de la métaphysique »[4]. Jean Vioulac confirme : « La généalogie de la machination reconduit au moment grec, la technique […] est l’accomplissement du destin de la Grèce. »[5]
Plus encore. La technique, avons-nous vu, considère tout ce qui est comme stock disponible et exploitable. L’homme d’aujourd’hui ne fait pas exception, il est asservi par une machinerie planétaire qui le réduit comme tout le reste à n’être qu’une pièce du fonds, disponible pour le bon fonctionnement de l’ensemble, anonyme et interchangeable. L’homme à l’époque de la technique n’est plus qu’un rouage qui doit fonctionner comme il faut avant d’être remplacé et mis au rebut : il n’est plus ni maître ni possesseur de quoi que ce soit.
La technique moderne n’est absolument pas un instrument aux mains de l’homme, tout au contraire elle est un processus autonome qui n’a d’autre finalité que son propre accroissement, pour lequel elle met la main sur tout, y compris sur l’homme. Prétendre que le livre de la Genèse où l’homme domine la terre est l’origine de la technique moderne, c’est penser la technique moderne comme un instrument de domination aux mains de l’homme, c’est rater complètement l’essence de la technique.
Bref, voir en la Genèse l’origine de la technique moderne est intenable d’un point de vue théologique comme d’un point de vue philosophique, c’est même un contresens sur l’essence de la technique. La technique moderne n’est pas d’origine chrétienne, elle est d’origine grecque.
[1] A. de Benoist, « Le travail chez les Anciens », in Cahier d’Etudes « Travail », Paris, Institut Iliade, 2025, p. 45.
[2] Saint Augustin, De Genesi ad litteram, III, 22.
[3] Saint Thomas, Summa theol., Ia Pars, q. 95, a. 1, resp et q. 96. Voir O. Boulnois, « Dominium naturel et dominium sur la nature, penser la domination selon Thomas d’Aquin», Rev.Sc.ph.th.108(2024)419-450.
[4] Heidegger, Dépassement de la métaphysique, Paris, Gallimard, 1958, p. 82 et 92.
[5] J. Vioulac, L’époque de la technique, Paris, PUF, 2009, p. 181.