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La guerre, œuvre d’art et seule hygiène du monde

La guerre, œuvre d’art et seule hygiène du monde

Le futurisme n’était pas qu’un mouvement littéraire et artistique, ou un courant de pensée désincarné. Dans l'acte fondateur du futurisme, le Manifeste de 1909, Marinetti voulait : « glorifier la guerre, seule hygiène du monde ». Pour lui, il existe une maladie plus néfaste et sournoise que les autres, l'embourgeoisement : préférer le confort à l'action. La guerre italo-turque pour la possession de la Libye en 1911, lui a donné l'occasion de tester son talent poétique et d’accorder sa pensée et ses actes, avec une guerre réelle, contemporaine, vraiment futuriste.

En direct du front

La Bataille de Tripoli est un recueil d’articles poétiques sur l’opération militaire italienne qui s’est déroulée le 26 octobre 1911 à Tripoli. Rédigés en français, les textes de Marinetti, qui s’est mué en reporter de guerre pour l’occasion, furent publiés quotidiennement du 25 au 31 décembre par le journal parisien L’Intransigeant puis traduits en italien et rassemblés dans un petit volume. Il est l’un des ouvrages les moins connus de l’auteur, et pour cause : il n’a pas été réimprimé depuis 1912. Les éditions Auda Isarn, qui avaient déjà réédité les manifestes de Marinetti, mettent à disposition des curieux du futurisme, un des textes emblématiques de son père. Laurent Schang, spécialiste de l’histoire militaire et responsable de la rubrique Champs de bataille de notre revue, signe une préface qui replace la bataille de Tripoli dans l’histoire italienne, et éclaire le rôle et les ambitions de Marinetti.

Reportage du front, La Bataille de Tripoli est surtout une œuvre d’art futuriste et une exaltation de la guerre. Enthousiasmé, Marinetti restitue sa bataille poétiquement, il magnifie les paysages libyens – l’océan du désert blondissant et bouillant -, célèbre la polyphonie de la bataille, ses odeurs, ses couleurs. Ses évocations poétiques subliment son patriotisme : les shrapnels turcs décrits comme des moucherons d’acier, croulent sous le déluge de plomb de la force italienne. Son culte pour la technique est ici total, il est en joie devant les ouragans de fer, le travail des mitrailleuses, le fracas symphonique des obus, le sifflement goguenard des balles.

Récit futuriste, la narration à la première personne (l’embuscade subie par son bataillon notamment) change peu à peu de forme à mesure que la voix narrative se confond avec celle de l’artillerie italienne « Je vous envie, obus dansants et fous ! Que ne suis-je avec vous… l’un de vous ». Marinetti, qui voyait tout sous l’angle esthétique, est envahi par une véritable fureur ; il chante la guerre « du côté des armes » et les engins de guerre (obus, navire, mitrailleuse, avion) deviennent des personnages à part entière. Dans le Manifeste technique de la littérature futuriste (1912), il affirmera vouloir remplacer la psychologie de l’homme, désormais « dépassée », par la « sensibilité lyrique de la matière ». Dans la dernière partie, la récupération des troupes italiennes est décrite d’en haut : le narrateur s’est en effet transformé en monoplan Blériot, survolant les zones d’affrontement.

Un pamphlet politique

Dès la fondation du futurisme, Marinetti considère chacune de ses productions littéraires comme un acte d’activisme politique. Si la guerre en Libye est considérée comme une victoire du mouvement futuriste contre le pacifisme des catholiques et des socialistes de Mussolini, la participation de Marinetti à l’expédition coloniale est la première démonstration que le futurisme n’est pas seulement belliciste en paroles.

L’invasion de la Libye, affirme-t-il en préambule, est la « grande heure futuriste de l’Italie, tandis qu’agonise l’immonde race des pacifistes ». C’est pour cette raison que Marinetti exhorte « les poètes, peintres, sculpteurs et musiciens futuristes d’Italie à laisser les vers, pinceaux, ciseaux et orchestres », car « les vacances rouges du génie ont commencé ».

La dimension politique du texte est particulièrement évidente dans les deux appendices, intitulés Réponse aux canards turcs. Il s’agit d’une réponse musclée aux fausses informations véhiculées par les presses turque et européenne attestant la défaite de l’armée italienne – l’information n’est-elle pas la première victime en temps de guerre – : en tant que témoin oculaire, Marinetti réaffirme « la bravoure vraiment futuriste de nos officiers et la précision de notre artillerie de marine nous ont donné cette victoire magnifique » et rejette les accusations de torture et de violence infligées aux civils, avec dédain et un certain dégoût envers les Turcs et les Arabes.

Pour Marinetti, le futur, c’est maintenant. L’Italie vient d’entamer ses premières expansions coloniales ; la guerre, exaltée par le patriotisme italien, est décrite de manière héroïque, fantasmée, propre à cette époque qui voyait en la modernité (fascination pour le métal, l’urbanisation, la puissance, la vitesse) la voie pour le futur de l’Homme.

Marinetti récidivera quelques années plus tard avec le roman L’Alcôve d’acier, qui raconte son expérience d’artilleur et de conducteur d’auto-blindées lors de la dernière année de la Première Guerre mondiale.

La Bataille de Tripoli, Filippo Tommaso Marinetti, Auda Isarn, 80 p., 12€

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