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La Femme des sables

La Femme des sables : syndrome de Stockholm au pied des dunes

Longtemps lorsque j’entendais le mot « Nouvelle Vague » j’avais envie de sortir mon revolver. J’ignorais alors, dans mon inculte adolescence, que ce vocable ne s’attachait pas qu’à la mouvance qui s’était faite connaître sous ce nom en France mais qu’on en trouvait d’autres, à la même époque, dans de nombreuses pays du monde, dont les œuvres étaient bien différentes que celle des soupirs et des indécisions des cadets de la bourgeoisie hexagonale. J’ai ainsi par exemple dévoré les films de la nouvelle vague tchécoslovaque, et ensuite celles de la nouvelle vague japonaise, dont La Femme des sables est une œuvre emblématique. Adapté d’un roman de Kôbô Abe, ce long métrage  hypnotisant, lauréat du prix du jury à Cannes en 1964, n’est pas exempt d’influences occidentales puisqu’on pense tour à tour à Camus (pour le recours au thème de Sisyphe), à Kafka (pour plusieurs clins d’œil à son roman La Métamorphose) et à Buñuel, dont le cinéaste a toujours revendiqué l’influence.

Un instituteur passionné d’entomologie, Niki Jumpei, part explorer les dunes, non loin du bord de la mer, à la recherche d’insectes rares. Ayant raté le dernier bus qui pouvait le ramener en ville, il rencontre un paysan qui lui propose de se faire héberger pour la nuit par une femme de sa connaissance qui a une maison non loin de là, au fond d’une carrière de sable à laquelle on accède par une échelle de corde. Il est bien reçu par cette jeune veuve, dont le mari et le fils ont été emportés dans une tempête de sable, mais s’étonne de la voir travailler toute la nuit devant la maison à remplir des paniers de sable que les habitants d’un village proche, restés en haut de la falaise, font monter avec des cordes. Le lendemain, ne parvenant pas à réveiller son hôtesse qui dort épuisée après sa nuit laborieuse, Jumpei veut prendre congé et s’en retourner mais il s’aperçoit que l’échelle de corde a été retirée. Il réalise alors qu’on lui a tendu un piège et qu’il est désormais prisonnier au fond de cette carrière, condamné à prêter main forte à la jeune veuve pour, nuit après nuit, amasser et évacuer du sable qui servira aux villageois à fabriquer du béton qu’ils vendent. L’opération permet en outre de sauver le village de l’enfouissement qui le menace en permanence avec la progression du désert. Ce n’est qu’en échange de ce labeur nocturne qu’on leur fait parvenir de l’eau et de la nourriture. Il n’est pas le premier à s’y laisser piéger, avant lui sont venus un photographe et un étudiant, tous deux décédés ou disparus…

L’instituteur tentera à plusieurs reprises de s’évader au moyen de divers stratagèmes (cordes, harpons) mais la chose paraît impossible tant il est vrai que rien n’a prise sur ses dunes qui s’effondrent et ruissellent dès qu’on tente de s’y agripper. Contre mauvaise fortune bon cœur, il apprendra à vivre avec sa compagne, qui deviendra – c’était presque inévitable – son amante. Le temps passant (sept années s’écoulent entre le début et la fin du film) il semble se résigner à son sort, concentrant son énergie et son intelligence dans des expériences sur la manière dont récupérer, par capillarité, de l’eau présente sous le sable dans des nappes phréatiques. Le jour où sa compagne tombe enceinte, elle est évacuée par les villageois (assistés d’un vétérinaire, faute de médecin dans la communauté) qui vont lui permettre d’accoucher dans de meilleures conditions qu’au fond de ce trou et, dans leur précipitation, les hommes oublient de remonter l’échelle de corde. Resté seul, Jumpei remonte au haut de la falaise, s’en va voir la mer puis… redescend au fond de la carrière. Il n’est dès lors plus question d’évasion.

La Femme des sables est un film sensuel au premier sens du terme : son noir-et-blanc somptueux exalte la texture du sable, qui se fait grain de l’image par son omniprésence. La caméra s’attarde sur le ruissellement des dunes, leur insaisissable mobilité, leur perpétuel effondrement. Le sable est partout, il s’infiltre entre les planches du toit et les personnages doivent, lors de leurs repas, s’en protéger au moyen d’une ombrelle accrochée au plafond. Par économie d’eau, la vaisselle se fait au sable. Cette sensualité, ce rappel impérieux au tactile, cet ensablement des choses et des êtres, s’il incommode les corps, les magnifie aux yeux du spectateur. Au premier matin, Jumpei qui s’apprête à partir (ou du moins le croit-il) découvre le corps endormi de son hôtesse, étendue sur le côté, nue du fait de la chaleur mais le visage caché sous un foulard pour la protéger du sable. La veuve, qui était apparue jusque là comme une jeune dame mignonne mais sans attrait particulier, se révèle soudain, le temps d’un plan, dans sa dimension érotique. La caméra insiste sur la texture de sa peau criblée par le sable qui ruisselle du plafond, et le relief de ses fesses, de ses hanches et de ses épaules imitent celui des dunes du paysage, avant d’offrir quelques gros plans de détail sur ses mains, ses cheveux et ses seins. La femme (à qui le cinéaste n’a pas donné de prénom) se fond dans l’environnement désertique ; d’ailleurs, quelques minutes avant que le film nous la présente, son visage était déjà apparu en surimpression sur les dunes. Mais peut-être est-ce l’inverse, peut-être sont-ce les dunes qui évoquent à l’œil du cinéaste les courbes d’un corps féminin ? Ce jeu de surimpression entre la chair et les dunes revient à plusieurs reprises : grains de sable, grain de l’image, grain de la peau. Jumpei lui aussi, lorsqu’il travaille, suant sous le soleil au fond de la carrière, est présenté dans une brève suite de plans de détail (la gorge, les mâchoires, les joues) insistant sur l’invasion des corps par le sable. L’unique scène montrant les deux personnages faire l’amour se clôt d’ailleurs par l’image, hautement symbolique d’une coulée de sable.

« Enlèves-tu du sable pour vivre ou vis-tu pour enlever du sable ? » demande Jumpei à sa compagne, réalisant qu’elle n’est pas tant une esclave qu’une servante dévouée du village. C’est en vain qu’il tente de la convaincre de se libérer et c’est lui qui finira, après des années, par se ranger à ses raisons. Il se voit en Sisyphe condamné à un labeur insensé quand elle se voit comme l’ouvrière minuscule d’une tâche indispensable, un grain de sable utile dans le système. Avec une vie réduite à sa plus simple expression l’animalité n’est jamais loin. Animalité du couple buvant l’eau à même le seau, comme des chiens, ou forcé de copuler au fond du trou par des villageois voyeurs et masqués – observé de haut, observé de loin, petit et vain comme les insectes pour lesquels se passionnait l’entomologiste (d’où la référence à Kafka). Tandis qu’autour d’eux, sous la musique stridente et dissonante de Toru Takemitsu, les dunes continuent de ruisseler en cascades et tout n’est plus qu’éboulement, enfouissement, ensablement.

La Femme des sables
Réalisateur : Hiroshi Teshigahara
Japon (1964)

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