Redécouverte de la Chevalerie Économique d’Alfred Marshall
En préambule, il faut rappeler que le principe de Chevalerie Économique s’appuie sur un idéal social marshallien influencé par un principe de justice téléologique de l’époque victorienne. Rozenn Martionia rappelle ce que sous-tend la notion de justice pour l’économiste, précisant que l’action juste est celle qui favorise le bien-être économique, dit aussi matériel et le bien-être moral des générations présentes et futures. Cette conception bidimensionnelle de la justesse est essentielle, car elle fait la distinction entre deux paramètres que l’acteur économique doit constamment comparer et pondérer dans sa prise de décision. En effet, une décision juste matériellement et injuste moralement s’avèrerait sans doute être une décision condamnable selon l’idéal marshallien : « un individu attaché simplement à des fins matérielles n’est qu’une pauvre créature » affirma-t-il.
Dans les faits, la Chevalerie prend deux aspects : celui de la consommation « la chevalerie dans la richesse » et celui de la production «la chevalerie dans les affaire ».
Rozenn Martinoia définit la première comme « une chevalerie dans l’usage de la richesse (qui) consiste en un « dévouement pour le bien-être public de la part des riches ». Elle se traduit dans des actions philanthropiques essentiellement éducatives. En ouvrant à la masse des gens de nouvelles possibilités d’une vie plus élevée et d’activités intellectuelles et artistiques plus variées. » On reconnait ici une vision paternaliste du capitalisme, typique de la tradition européenne de la deuxième Révolution Industrielle. Bien qu’une réactualisation de la notion serait intéressante notamment d’un point de vue consommateur ; c’est davantage sur le deuxième volet de la chevalerie que nous nous penchons pour redéfinir une nouvelle éthique professionnelle.
Dans un article publié dans The Economic Journal en 1907 Alfred Marshall introduit sa notion en dressant un parallèle précoce entre la guerre et le monde du travail. « La guerre est plus cruelle encore que la compétition (économique) lorsqu’il s’agit d’écraser ses rivaux (…); mais autour d’elle s’est développée une chevalerie qui a fait ressortir son côté noble et enthousiasmant. » Il imagine un dialogue entre un homme d’affaire de son époque et un chevalier « revenu des Champs Élyséens » : « À l’heure actuelle, nos pensées sont occupées par le progrès industriel, par les services remarquables que nous contraignons la nature à nous rendre dans la production et le transport. Mais, si la conversation devait tourner dans les champs Élyséens sur l’élévation de la vie que nous avons obtenue grâce aux nouvelles méthodes commerciales, nous ne tiendrions pas notre tête aussi fièrement que le ferait un chevalier médiéval. » (..) Je veux suggérer qu’il y a beaucoup de chevalerie latente dans la vie des affaires, et qu’il y en aurait beaucoup plus si nous la recherchions et l’honorions comme les hommes honoraient la guerre dans la chevalerie médiévale. »
En développant sa conception de l’idéal de chevalerie économique, Alfred Marshall utilise un champ lexical qui nous rapproche de l’idéal masculin européen : guerrier, bâtisseur et protecteur. Le chevalier dans les affaires « fait des choses nobles et difficiles parce qu’elles sont nobles et difficiles ». Les « victoires faciles » leurs inspirent le « mépris ». Certes la chevalerie dans les affaires « ne dédaigne pas les gains à remporter (…) mais elle a la délicate fierté du guerrier qui apprécie les butins d’une bataille bien livrée (…) principalement pour les exploits dont ils témoignent et seulement dans une seconde mesure pour leur valeur ». Il définit le « sacrifice » comme élément essentiel du progrès, invite à aspirer à une « vie noble » composée de « nobles sources de joie ». Dans cette optique, les hommes « seraient parfaitement vertueux » et ne « penseraient qu’à leur devoir » de manière désintéressée. Marshall réintroduit la figure de gentilhomme (gentleman) en parlant des capitaines d’industries soucieux de travailler pour le Bien Commun.
Si la Chevalerie Économique n’a pas autant été développée que la notion de RSE moderne dans la littérature économique, elle peut représenter les fondations pour conceptualiser une responsabilité économique fondée sur une éthique propre à la civilisation européenne. Contrairement à la RSE qui se veut fortement utilitariste, ce concept applique l’éthique comme une fin en soi en vue du développement du Bien Commun. En effet comme l’indique Martinoia « ce n’est pas la sanction économique du marché que craint en premier lieu l’homme d’affaires chevaleresque décrit par Marshall mais la sanction morale de ses pairs. »
Seulement la Chevalerie Économique décrite comme telle, nous parait difficilement atteignable étant donné son présupposé d’idéal social et de vertu individuelle bien loin des standards de notre époque où tout s’achète et tout se vend. Cependant, en nous penchant sur certains acteurs économiques, nous remarquons que des entreprises ou entrepreneurs à succès illustrent, sans le savoir sans doute, ce concept qui mérite d‘être dépoussiéré.
Le Puy du Fou, chevaliers économiques ?
Le Puy du Fou est une entreprise française florissante. Créée en 1980 en Vendée, présente en Espagne depuis 2019 et travaillant sur un projet d’expansion en Asie, il a été élu en 2019 le meilleur parc à thème au monde.
En s’intéressant à l’identité de ce parc, on comprend rapidement que « son secret, c’est sa passion », « que le Puy du Fou n’est pas une affaire d’argent », que « ce n’est pas une œuvre mercantile ». Sur leur site internet est disponible un document préparé par l’entreprise d’audit KPMG datant de 2019 affirmant l’absence de versement de dividendes à des personnes physiques depuis la constitution de la société, l’absence de rémunération aux administrateurs pour leurs fonctions, et l’absence de toute rémunération versée à Monsieur Nicolas de Villiers. Les décisions de gestion qui ont mené le Puy du Fou vers son succès ne sont pas des décisions économiquement optimisées. La cupidité aurait poussé les fondateurs à ouvrir le capital à des investisseurs externes, lever davantage de dettes et entrepris un plan d’expansion beaucoup plus agressif. Les fondateurs auraient perçu des dividendes, ou vendu leurs actions au prix fort à la première opportunité. En essayant d’associer viabilité économique sans compromettre leurs valeurs et engagements, la famille de Villiers fait preuve de Chevalerie Économique marshallienne.
Cette Chevalerie Économique est aussi présente chez les 4.300 bénévoles Puyfolais, qui, malgré les critiques faites dans certains livres et reportages, placent au cœur de leur engagement une éthique et un lien fort avec leurs racines, même si cela ne permet pas de maximiser économiquement leur temps.
En plaçant l’éthique au centre de leur fonctionnement, en s’assurant que l’argent ne soit pas le moteur principal de leur engagement, nous reconnaissons là la définition marshallienne de la Chevalerie dans les Affaires, et ceci explique probablement en grande partie le fort engouement qu’il y a autour de ce parc.
Préconisations pour une émulation chevaleresque dans les affaires
Une des premières solutions proposées par Marshall, et qui se veut encore d’actualité, est de s’appuyer sur les universités et les écoles de management qui disposent d’une responsabilité dans la formation technique de nos managers mais aussi dans leur compréhension du monde économique et de ses enjeux.
Les managers de demain doivent prendre conscience que s’engager dans la voie économique n’est pas simplement un moyen de s’enrichir, mais bien un engagement individuel en vue de représenter et de défendre les intérêts de son pays et de son continent sur la scène internationale. Les écoles de commerce sont aujourd’hui trop faibles en formation philosophique, politique, géopolitique et de guerre économique ce qui laisse l’étudiant dans une ignorance naïve au moment d’orienter ses choix de carrière. A titre d’exemple, les sociétés d’audit dites du Big 4 ont pignon sur rue dans les forums de recrutement de nos meilleures écoles de management. Pour beaucoup de jeunes, travailler pour de telles structures constitue la voie royale pour correctement entamer sa carrière. En revanche ce qu’ils ne savent pas, c’est qu’en janvier 2024 la DGSI a publié un communiqué sur l’ingérence économique exercée par ces entités à travers l’utilisation accrue de l’extraterritorialité du droit, notamment américain. Les écoles de commerce françaises devraient intégrer la mission d’alerter leurs étudiants sur ces enjeux en les responsabilisant davantage et en les invitant à travailler en priorité pour nos fleurons nationaux ou européens plutôt que pour des cabinets américains, agents du soft power économique de l’Empire atlantiste.
L’initiative de l’ISSEP est une proposition de réponse intéressante puisqu’en parallèle des cours de gestion basiques, tels que la comptabilité ou le marketing, l’école dispense également d’un enseignement en philosophie politique et d’éthique aristotélicienne. Ainsi, chaque étudiant se retrouve tout au long de sa formation accompagné également sur l’aspect de l’éthique professionnelle, ce qui vient compléter et compenser l’aspect purement économique et rationnel de la gestion. En ressort un futur cadre davantage conscient de son poids dans la société et qui comprend que la carrière professionnelle n’est pas seulement ponctuée et rythmée par des intérêts, mais aussi par des convictions et une responsabilité vis-à-vis du Bien Commun.
Dans Stop au Capitalisme Woke de Gérald Autier, publié en 2025, l’auteur décrit de quelle manière les capitaux ont pu affluer vers les entreprises adoptants des politiques d’inclusion forcées à travers la création de labels ISR « Investissement Socialement Responsable ». Nous pouvons penser un système en miroir de ce dernier, proposant des labels qui pour titrer officiellement les entreprises qui œuvrent pour la souveraineté économique et la préservation de notre identité européenne. Proposons la création d’un Label Souveraineté / Identité qui récompensent les acteurs qui respectent des critères tangibles et mesurables : produire en France et en Europe, ne pas abuser de la main d’œuvre étrangère à bas prix, ou préférer collaborer avec des fournisseurs continentaux plutôt qu’américains ou asiatiques.
Également, il s’agirait de favoriser l’accompagnement des jeunes entrepreneurs porteurs de projets soucieux de défendre la culture française et la civilisation européenne en leur facilitant l’accès aux fonds de Business Angel ou de Venture Capital qui partagent les mêmes convictions. La nécessité de maintenir ce label lors de la croissance de l’entreprise obligerait les sociétés à garder le cap vers la souveraineté et à prendre des décisions viables non seulement sur le plan économique, mais aussi sur le plan moral en vue de préserver le Bien Commun. Les investissements vers les entreprises labellisées bénéficieraient d’avantages fiscaux sur les plus-values réalisées, ce qui fatalement encouragerait le déploiement de capitaux vers ces structures.
« Il a compris que tout homme doit un tribut à la patrie : les uns leurs talents, les autres leur industrie ; ceux-ci leurs veilles, ceux-là leur sang. » Le Comte de Monte Cristo, Alexandre Dumas.
Lors d’une enquête parlementaire sur le sujet de la souveraineté énergétique de la France tenue le 1er mars 2023, Arnaud Montebourg imageait que « le tarif de la trahison de la France » était d’environ 10 à 15 millions d’euros. Soit la rémunération exceptionnelle perçue par les dirigeants d’entreprise français en acceptant le démantèlement de nos fleurons industriels. Au sujet d’Alstom, Montebourg insiste : « Déloyauté, mensonges, vous parlez de corruption, moi j’appelle ça de la cupidité, mais surtout, il a privilégié, M. Kron, son sort personnel à la France. » Sans rentrer dans les détails de toutes ces affaires complexes, nous comprenons que la question de l’éthique professionnelle des managers et responsables d’entreprise est assurément centrale dans beaucoup de nos déboires économiques.
Bien entendu, le rêve de tout jeune manager carriériste est de multiplier les succès en affaires pour s’enrichir, et a fortiori mener une vie plus agréable grâce aux nombreuses libertés offertes par cette richesse. Cependant, juger la réussite d’un cadre uniquement par son gain financier revient à ignorer ses valeurs et à le considérer comme un simple mercenaire apatride, prêt à sacrifier sa communauté ou sa nation pour son propre profit.
Voilà pourquoi il est nécessaire de venir associer à ces droits et libertés des devoirs fixés par une éthique professionnelle solide, immuable et encrée dans l’imaginaire européen. Pour ce faire, nous proposons de puiser dans un idéal masculin et viril propre à la mémoire européenne et de l’associer au monde économique, à travers un concept déjà proposé par Alfred Marshall : la Chevalerie Économique. « La chevalerie dans les affaires doit inclure l’esprit public, comme la chevalerie dans la guerre inclut la loyauté désintéressée à la cause du prince, ou du pays, ou de la croisade » écrivait Alfred Marshall.
La guerre économique étant une réalité démontrée, il est temps que chaque manager se pense comme un soldat, comme un chevalier, prêt à livrer bataille en vue de préserver le bien-être économique de sa nation et des siens.
Olivier Linvite est auditeur de l’Institut Iliade, promotion Achille