ÉLÉMENTS. Vous faites partie des plumes les plus récemment apparues sur notre site et dans la revue. Pouvez-vous nous raconter comment vous avez découvert Éléments et comment s’est réalisé le « rapprochement » avec sa rédaction ?
JEAN MONTALTE : En effet, ma première contribution date du 19 avril 2023, ce qui fait de moi une recrue récente. Quant à savoir comment j’ai découvert la revue, je crains de n’en avoir pas le moindre souvenir tant cela remonte à loin. Je lis Éléments depuis mes années de faculté, donc depuis à peu près 15 ans. Il me semble que j’ai d’abord été un lecteur d’Alain de Benoist, avant de m’intéresser à cette aventure intellectuelle collective que représente cette revue. Le rapprochement eut lieu par l’intermédiaire de Romain Petitjean et l’Institut Iliade à qui j’adressai un article polémique au sujet du flicage idéologique qui avait cours dans les librairies. J’étais alors libraire moi-même et scandalisé par des pratiques ignobles d’une petite clique qui s’est arrogé le droit de dicter au public ce qu’il a le droit de lire ou non. Il ne m’était jamais venu à l’esprit de ne pas commander du Louis Aragon sous prétexte que ce dernier était communiste, tandis qu’un Jean Raspail pour ne citer que cet exemple, ne bénéficiait pas des mêmes largesses. Romain l’a transféré à François Bousquet et le tour était joué. J’étais embarqué, comme dirait Pascal !
ÉLÉMENTS. Avant votre collaboration à Éléments, aviez-vous déjà exercé vos talents dans d’autres journaux ou magazines ?
JEAN MONTALTE : Très peu à vrai dire. À part quelques articles pour une revue de musicologie, je me suis cantonné à une pratique de l’écriture strictement privée. Il se trouve que j’écrivais, avant cela, essentiellement de la fiction, ce qui se prête plus difficilement à ce genre de publication. J’ai fait mes premières armes avec de la poésie, sans doute très mauvaise. Mais enfin, j’ai eu l’occasion d’en donner des lectures publiques lors de spectacles où se mêlaient musiciens, acteurs, danseurs et autres amuseurs au nombre desquels je figurais. Les applaudissements ne devaient certainement pas grand-chose à une métrique que je savais défectueuse, il n’empêche que j’en ai gardé un excellent souvenir.
ÉLÉMENTS. L’écriture est-elle chez vous une « vocation », qu’est-ce qui vous a conduit à cet exercice ?
JEAN MONTALTE : Je pense qu’il s’agit bien d’une vocation, même si parfois cela semble moins noble et relever de la pure démangeaison graphomaniaque. Cela m’est venu très tôt, et je me souviens très distinctement de ce qui a déclenché en moi ce prurit insensé de l’écriture. Permettez-moi d’être un peu grave un moment et de m’en excuser.
J’aimerais pouvoir dire, comme Thomas Wolfe, que cela s’était décidé dans le ventre de ma mère. Il n’en est rien, l’origine en est plus prosaïque, moins amniotique. Cela se passa lors d’un séjour en classe de mer alors que j’étais en classe de CM1. Avant ce séjour en Bretagne qui fut décisif pour moi, mon frère a eu la bonne idée de me révéler un secret. Je dus lui promettre de le garder pour moi, ce que je fis. En voici le contenu : compte tenu de la maladie héréditaire dont notre famille était atteinte et des problèmes de santé qui m’étaient propres – l’asthme en l’occurrence – il était inscrit dans les étoiles qui tiennent un registre complet des vicissitudes humaines, que j’allais calancher autour de mes vingt ans. Par conséquent, je me trouvai privé d’avenir. Autant vous dire tout de suite qu’il s’agissait d’une pure invention de sa part, sinon je ne serais pas là pour répondre à vos questions !
Mais ce pronostic funèbre ne manqua pas de produire son effet. J’étais délesté de tout souci concernant mon avenir : études, carrière, mariage, responsabilités partaient en fumée au sein de ma conscience. J’étais libre de m’occuper des seules choses qui me donneraient contentement, joie et ivresse. Alors, je me suis mis à écrire des poèmes foireux sur des thèmes existentiels tels qu’un gamin les perçoit : l’amour, l’ennui, le temps qui passe, la mort et tutti quanti. Voir la mer pour la première fois, en se croyant condamné à mort produisit une alchimie dans mon cerveau qui semble en avoir modifié la composition chimique de manière irréversible. Je vécus un an sous l’empire de ce compte à rebours jusqu’à ce que j’apprenne enfin que tout était faux, une mauvaise plaisanterie. Et pourtant, c’est ce qui a décidé de tout pour moi et qui a fait la bizarrerie de mon caractère, le chaos de ma vie, cet « orgueil de ceux qui ont trop regardé la mer » dont parle Nietzsche et que j’espère curable. Impossible de se soustraire encore aujourd’hui à l’influence de cette année étrange, entièrement dédiée aux voluptés de la contemplation et de la création artistique. Une extase permanente…
ÉLÉMENTS. Vos articles révèlent des centres d’intérêts très variés et de nombreuses lectures. Quel a été votre premier « choc » littéraire ?
JEAN MONTALTE : Il y a eu trois lectures décisives, à l’origine : une séduction, un choc, une fascination. La séduction d’abord : Le portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde. Ce n’est pas tant la dimension fantastique qui me fit impression tout d’abord, mais plutôt l’esthétisme extrême, la délicatesse de la prose wildienne et les aphorismes pleins de cynisme de Lord Henry. C’est plus tard que je découvris le livre De Profundis de l’écrivain irlandais, une lettre écrite en prison à son funeste amant Bosie Douglas, qui allait donner toute la mesure de son esprit, plus profond qu’il n’y paraît. N’a-t-il pas soutenu, cet étrange dandy, que « la superficialité est le crime suprême » ?
Passons au choc. Ce n’est pas très original, il s’agit du Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline, que je ne lis plus guère aujourd’hui. Ce fut une révélation effroyable : « la vérité de ce monde, c’est la mort .» Il venait nourrir mon pessimisme profond, et surtout m’enseigner que la langue n’est pas une chose inerte, qu’on pouvait la réinventer, voire la maltraiter. C’était la part de l’enthousiasme sur ce fond de désespoir, même si, avec le temps, je retrouve les vertus d’un certain classicisme que je pensais pouvoir congédier bêtement.
Enfin, la fascination : ce fut Le monde comme volonté et comme représentation de Schopenhauer, lecture qui me décida à opter pour des études universitaires de philosophie alors que je me croyais voué à l’étude de la musicologie et, sans doute, une carrière de musicien professionnel, que je briguais depuis des années.
ÉLÉMENTS. Quel est votre « rythme de lecture » ? Combien de livres lisez-vous par semaine ou par mois ? A quels moments lisez-vous ?
JEAN MONTALTE : Mon rythme de lecture est très soutenu, il dévore à peu près toutes les autres activités. J’ai même arrêté de pratiquer mon instrument pour avoir plus de temps pour lire. Jorge Luis Borges a écrit : « J’ai toujours imaginé le paradis comme une sorte de bibliothèque ». Je ne suis pas très loin de le penser. Je peux, cependant, difficilement avancer un chiffre précis. Cela dépend évidemment de l’épaisseur du volume. Mais, je dirais entre trois et quatre livres par semaine, à la louche. À quel moment ? Dès que je le peux et dès le réveil ! Mais toujours en prenant des notes ou en soulignant au crayon, sans cela, rien ne reste.
ÉLÉMENTS. Entre une bonne table et un bon livre, vous choisissez ?
JEAN MONTALTE : Rude dilemme ! Corneille n’en a pas de plus intense dans tout son théâtre ! Je dirais tout de même un bon livre. Le plaisir de la lecture est sans amertume, peut se prolonger presque indéfiniment, alors que les excès de table auxquels je ne dédaigne pas de me livrer, en bon rabelaisien, ne sont pas sans laisser parfois un arrière-goût de reproche. « Toutes les voluptés nous émoussent », disait Barbey d’Aurevilly…
ÉLÉMENTS. Un ouvrage qualifié de « chef d’œuvre » qui vous tombe des mains ?
JEAN MONTALTE : C’est le moment où on se fait des ennemis. Il y a presque autant de fanatisme parmi les férus de littérature que parmi les esprits politisés. Mais je dois avouer que L’attrape-coeur de Salinger, qui fut qualifié de « grand roman américain », ce n’est pas ma tasse de thé. Il ne me semble pas qu’il y ait grand-chose de révolutionnaire dans son écriture. On le crédite d’une invention : le scat et voilà tout. L’histoire est sans doute touchante, je l’admets volontiers, mais tout le monde a une histoire touchante, ça ne fait pas un chef d’œuvre pour autant. Étrangement, le film qui est dédié à Salinger, Rebel in the rye, m’a beaucoup plus touché que son œuvre littéraire, assez mince d’ailleurs. L’homme misanthrope et reclus est, ici, plus intéressant que l’œuvre, de quoi régaler un Sainte-Beuve !
ÉLÉMENTS. À l’inverse, une œuvre qui vous semble largement et injustement sous-estimée ?
JEAN MONTALTE : Je ne sais pas si elle est sous-estimée mais elle est presque oubliée. Je veux parler de l’œuvre de Burgess. Évidemment tout le monde a à l’esprit L’orange mécanique, mais est-ce bien à Burgess qu’on songe ? C’est plutôt Kubrick qui a aspiré toute l’attention, pour d’excellentes raisons, je m’empresse de le dire. Cela me fait penser à la formule de Mallarmé : « Il est caché parmi l’herbe, Verlaine », sous-entendu, il n’y en a plus que pour Rimbaud. C’est un peu similaire dans le cas de Burgess, il n’y en a plus que pour Kubrick. Burgess, en plus d’être compositeur (on peut facilement retrouver des enregistrements de ses sonates et symphonies sur internet ) et musicologue, fut un écrivain très prolifique. Grand connaisseur de Mozart – The Devil prefers Mozart – et de Beethoven, notamment, la musique tient une place importante dans son œuvre. La passion d’Alex – personnage principal, homodiégétique, de L’orange mécanique – pour Beethoven, n’est pas anecdotique. Burgess a également consacré un roman à La symphonie héroïque de Beethoven, qui s’intitule La symphonie Napoléon. Ses Mémoires sont un régal d’inventivité verbale, sans parler du monumental Les puissances des ténèbres qui couvre tout le Xxe siècle, un livre-monde pour quelqu’un qui a écrit sur James Joyce des pages lumineuses d’intelligence et de sensibilité. L’écrivain qui a étudié la linguistique s’attirera ce commentaire de William Burroughs : « Je ne connais aucun écrivain qui soit allé aussi loin avec le langage. » Burgess a inventé l’argot parlé par les drougs de L’orange mécanique : le nadsat. Le romancier, linguiste et essayiste qu’tétait Anthony Burgess a aussi créé, à partir de racines indo-européennes, la langue des Ulams, pour le film de Jean-Jacques Annaud, La Guerre du feu. Avec L’orange mécanique il a touché du doigt un phénomène d’une grande importance. Autrefois la violence se devait de se cacher, elle était tapie dans l’ombre. Jack l’éventreur ne tient pas à se faire prendre, les ruelles sombres londoniennes constituent le décor parfait. Burgess montre que la violence contemporaine se doit de sortir de l’ombre, de s’afficher, de se faire spectaculaire, à la mesure de la société du spectacle et de la culture du narcissisme, d’où l’histrionisme constant des personnages, ce que Kubrick a accentué dans son adaptation.
ÉLÉMENTS. Un titre ou style littéraire que vous avez un peu « honte » d’aimer ?
JEAN MONTALTE : Mon plaisir coupable c’est, sans aucun doute, le récit horrifique. Je l’aime dans l’écrin d’un beau style (Poe, Lovecraft, Ashton Smith), mais aussi écrit à la truelle (Stephen King) et même en bande-dessinée : Requiem, histoire dantesque et vampiriquescénarisée par Pat Mills et dessinée par Olivier Ledroit. Je l’aime dans un Moyen Âge fictif avec la Dark Fantasy (Le trône de fer, Le Livre des martyrs et même le manga berserk). Je l’aime en version science-fiction, en série x,y,z…
ÉLÉMENTS. Enfin, pour conclure, comme nous sommes en pleine période estivale, pouvez-vous nous donner votre destination de vacances préférée et/ou rêvée ?
JEAN MONTALTE : Je dirais la Provence, où je vis. Elle m’offre tout ce dont j’ai besoin : la mer, la montagne, le soleil. Je ne ressens pas le moins du monde le besoin de m’évader. J’approfondis ma racination, au contraire, comme dirait Rémi Soulié. Et puis, un lecteur voyage constamment !