Le magazine des idées

Et si on élisait un clown !

Dans le dernier numéro d’Éléments, les bouffons du roi sont à l’honneur, surtout quand ils postulent, parfois avec succès, à la magistrature suprême, en Ukraine et ailleurs. Comment expliquer l’avènement de cette pitrocratie universelle et de cette clownocrature planétaire ? Est-ce dans la nature de la démocratie de dégénérer en farce comme les Grecs l’avaient prévu ?

ÉLÉMENTS : Pourquoi avoir consacré un dossier à la « peopolisation » de la politique et à la politisation des clowns ? Jean-Marie Bigard ne se présentera pas et Cyril Hanouna n’ambitionne plus que d’animer-arbitrer le débat du second tour de la présidentielle…

FRANÇOIS BOUSQUET. L’irruption des clowns en politique a donné lieu à une avalanche de papiers, tous les mêmes, on parle des papiers, étant dans les habitudes des journalistes de s’entrecopier dans l’entrecopulation générale selon la loi du conformisme qui régit cette profession. À tous les points de vue, l’élection de Volodymyr Zelensky, en 2019, à la tête de l’Ukraine, a servi de déclencheur. Humoriste et comédien, cet Arlequin présente la particularité d’avoir été une première fois élu président dans la série culte ukrainienne qu’il produisait et réalisait, Serviteur du peuple, avant de diriger pour de bon les affaires du pays, la vie imitant l’« art » bien plus que l’« art » n’imite la vie. À partir de là, les journalistes ont commencé à cartographier, horrifiés, la planète des clowns qui recoupait celle des populismes et des films d’épouvante, en Italie, en Islande, au Guatemala, aux Philippines, jusqu’à la Maison-Blanche et au 10 Downing Street. Parmi toutes ces publications, on retiendra La tyrannie des bouffons. Sur le pouvoir grotesque (Les liens qui libèrent, 2020) de Christian Salmon. Pour archi-contestables que soient ses analyses et orientations, Salmon a un cerveau et s’en sert plutôt bien, même s’il confond Éric Zemmour et Cyril Hanouna. Zemmour n’intéresse pas du tout notre sujet, Hanouna en revanche se verrait très bien à l’Élysée, avec Jean-Marie Bigard en Premier ministre. 13 % des Français étaient du reste près à voter pour ce dernier lorsqu’il s’est très brièvement et piteusement déclaré candidat. Et 13 – décidément le nombre de toutes les superstitions –, c’est le pourcentage des Français qui se déclarent « fanzouzes », soit des fans inconditionnels de l’animateur vedette de TPMP. Nul doute que l’épithète ne manquera pas d’intégrer le Robert dans les années qui viennent. Quand on ouvre nos écrans, on a souvent l’impression d’être télétransporté dans le film Idiocracy, en l’an 2500, dans un monde où le QI s’est stabilisé au niveau des crustacés et des chroniqueurs d’Hanouna. On ne va pas faire semblant de croire qu’un monde où la capacité de concentration est passé sous le seuil de 10 secondes, sans passé simple, sans subjonctif, sans syntaxe, sans vocabulaire, où la simple maîtrise du français est devenu pour les recruteurs plus importante que la maîtrise de l’anglais, est un monde qui ne régresse pas.

ÉLÉMENTS : C’est de la politique-fiction…

FRANÇOIS BOUSQUET. L’avenir nous le dira. Jeff Tuche sera-t-il président ailleurs que dans les Tuche 3 ? Mystère. L’important, c’est l’hanounisation des esprits et la carnavalisation parallèle de la politique. Il faut lire les Anciens pour prendre la mesure du phénomène. La démocratie grecque nous a laissé des pages brûlantes sur la dégénérescence du politique que nous préférons tenir éloignées pour ne pas y déceler les signes de notre propre déchéance. La démocratie se dégrade toujours en ochlocratie. Impossible de titrer notre dossier sur l’ochlocratie. On ne sait pas comment prononcer le mot, encore moins l’écrire. Est-ce que c’est le nom d’un médicament ou d’une maladie ? D’une maladie assurément. La maladie de la démocratie qui dégénère en pouvoir des foules 2.0 : la démocratie des likes, des émoticônes, des j’aime-j’aime pas, de TPMP, du café du commerce en ligne, du Pétomane, de la « cancel culture », du « Baise ton prochain », comme dirait Dany-Robert Dufour. Disant cela, il ne s’agit pas d’accabler le peuple ni d’exonérer en retour les élites qui n’en sont pas moins corrompues, mais d’admettre que le haut et le bas sont affectés du même coefficient de corruption. Ce que les Grecs n’avaient pas envisagé, parce qu’ils séparaient la dégénérescence des élites (l’oligarchie) de celle du peuple (l’ochlocratie), nous l’expérimentons au quotidien. Les démocraties modernes, libérales, représentatives, régimes mixtes par excellence, ont fusionné les deux. Nous vivons aujourd’hui sous le signe d’une double révolte : celle des masses telle qu’Ortega y Gasset l’a décrite en 1930, et celle des élites telle que Christopher Lasch l’a conçue en 1994. Nous sommes au point de jonction d’Ortega et de Lasch. Pas de révolte des masses sans révolte des élites, et vice versa. Elles fonctionnent de concert. Au Great Reset de la davocratie planétaire, répondent les délires de QAnon ; au wokisme de la gauche, le complotisme de la droite ; aux manipulations des Big Data, les humeurs incontrôlables du gros animal platonicien. On ne se lasse pas de citer Gramsci : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. »

ÉLÉMENTS : Et Donald Trump ? Trouve-t-il grâce à vos yeux ? Ou le classez-vous dans la catégorie des amuseurs et des clowns ?

FRANÇOIS BOUSQUET. Américain, j’aurais voté Trump en 2016 et en 2020, mais je sais que ce vote m’obligera à choisir en 2024 entre une miss météo trans intersectionnelle et un champion de catch dopé aux hormones de croissance. Qui arrêtera, après cela, la fuite en avant vers la pitrocratie et la clownocrature ? Elles parachèveront la fin du politique, sa transformation en politique spectacle, et plus sûrement sa destitution et sa désacralisation. Le cirque en sera le Parlement et les enfants de Trump la principale attraction. La capitale de ce monde ne sera plus à Washington, mais à Las Vegas. La force de Trump aura été d’obliger tout le monde à se situer par rapport à lui, pour le copier ou pour en prendre le contrepied. Il a compris mieux que personne notre âge ochlocratique. Il en est même l’étalon plaqué or. Il a fixé la barre très haut. C’est le plus grand performer d’art contemporain de notre temps, un showman né. L’art contemporain ne peut pas rivaliser avec lui. Donald Trump est sous-coté sur le marché de l’art, il devrait battre des records chez Christie’s et chez Sotheby’s. Quelle installation de Jeff Koons tient à côté de son installation géante, XXL, à la Maison-Blanche ? Koons, même aux bras de la Cicciolina, reste un trader anorexique qui gonfle des ballons à l’hélium et les vend au prix de l’uranium. Trump, c’est Godzilla. In Godzilla, we trust ! Une sorte de Gulliver siliconé, shooté aux anabolisants de la gloire, avec une banane désormais plus emblématique que celle d’Elvis Presley. Un bateleur de génie. L’histoire des bateleurs est perdue à travers les âges, mais au commencement était leur Verve virale : elle subjugue les foules, là où le Verbe les sauve. Trump est fort de toutes les détestations qu’il suscite et des rages – dont la mienne – qu’il fédère. C’est un pirate, au sens où on parle de piratage d’un système informatique. Lui, c’est le Système qu’il a piraté. Son pouvoir aura été celui d’un hackeur. Le Système a dû mobiliser tous ses antivirus pour le paralyser, jusqu’à la clôture de tous ses comptes. Il aura fait de la politique comme un match de catch. Le catch, c’est l’art contemporain des ploucs, si l’on veut bien admettre avec Tom Wolf que le marché de l’art contemporain, c’est le Super Bowl des riches. À chacun son art contemporain, mais c’est de l’art contemporain – pas classique. Le propre de l’ochlocratie, pas de la démocratie.

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