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Marine Le Pen en campagne 2022

Éric Zemmour : du danger de dépasser Marine Le Pen sur sa droite (3)

En délaissant l’anti-libéralisme de ses débuts pour se rallier à la droite du capital, le candidat Éric Zemmour a fait un choix tactique qui le distingue du « Ni droite ni gauche » de Marine Le Pen. Troisième volet de notre grande enquête sur le programme économique et social d’Éric Zemmour.

L’ennui, quand on se présente comme candidat à une élection présidentielle en France en prétendant défendre la nation, lutter contre l’immigration et rallier le vote patriote, c’est que ce créneau-là est déjà occupé par une vieille famille difficile à déloger. Courir derrière Marine Le Pen en criant « moi c’est pareil mais en mieux ! » ne paraissant pas une tactique efficace pour la devancer, il semble plus judicieux de se distinguer d’elle en proposant une offre différente de celle du Rassemblement national. Sur un plan purement politicien ça se tient. Sur quoi Zemmour va-t-il faire porter cette distinction, sur quel sujet va-t-il affirmer sa différence avec sa rivale ? Sur la question sociale et économique.

Il va dès lors attaquer la candidate du RN en la présentant sous les traits d’une étatiste ennemie de la libre entreprise, s’affirmant face à elle comme l’homme providentiel de la vraie droite, celle des intérêts patronaux et de la défense de l’économie. « Marine Le Pen a un programme socialisant, moi pas »1, déclare-t-il dans un entretien à Valeurs actuelles. Ce n’est pas tout à fait faux dans la mesure où, comparativement, le RN a connu, depuis plusieurs années, une certaine inflexion anti-libérale. L’essayiste Jean Alcoba, qui l’a fréquentée pendant un certain temps à l’intérieur du parti, écrit dans un pamphlet paru il y a quelques années qu’il lui reconnaît, en dépit des critiques parfois virulentes qu’il lui adresse, d’avoir tenté de « sortir le Front de son libéralisme étroit pour le colbertiser »2. On se souvient de certaines déclarations de Marine Le Pen, pendant la campagne présidentielle précédente, laissant entendre qu’effectivement elle était passablement éloignée du programme actuel de Zemmour : « Certains de mes adversaires prônent la disparition progressive de l’État, ou en tout cas sa contraction au maximum, au motif que financièrement nous ne pourrions plus nous le permettre, disait-elle (pensant sans doute à Fillon). Je pars d’un constat clair : l’État a été démissionnaire. Et je crois que la loi du marché n’est pas un concept magique capable de réguler l’intégralité des équilibres d’une société. »3

Zemmour est-il moins protectionniste que Marine Le Pen ?

Dans son programme de 2017, elle prônait par exemple la retraite à soixante ans ainsi que la renationalisation de plusieurs secteurs importants de l’économie française. Ça ne suffit certes pas à faire d’elle une socialiste mais il n’en demeure pas moins que ceux qui, à gauche notamment, tentent de renvoyer dos à dos les deux candidats nationalistes leur font un mauvais procès. À noter que tous ne tombent cependant pas dans cette facilité. Ainsi Jean-Yves Camus écrit-il dans le Charlie Hebdo du 15 décembre dernier : « Zemmour est donc moins protectionniste que Marine Le Pen, il reste un libéral-conservateur qui croit que l’incitation suffit à modifier des comportements économiques qui sont dictés par la logique du profit ou la contrainte du revenu. » Cette frilosité de Zemmour à l’égard du protectionnisme explique son refus farouche d’entrer en matière sur l’éventualité de sortir de l’euro. Il a d’ailleurs déclaré sur LCI que pour lui « le grand marché est la seule chose de bien dans l’Europe ».

Sans surprise, cette fracture entre protectionnisme et libéralisme recoupe une fracture de classes de l’électorat respectif des deux candidats. « C’est un candidat beaucoup moins inquiétant que Marine Le Pen pour les patrons »4, confiait cet automne Stanislas de Bentzmann, PDG de Devoteam, à un journaliste de Marianne. Le 22 octobre dernier, Zemmour déclarait dans une conférence de presse : « Marine Le Pen n’a pour elle que des classes populaires, elle est enfermée dans une sorte de ghetto ouvrier et chômeur, qui sont des gens tout à fait respectables et importants, mais elle ne touche pas les CSP+ et la bourgeoisie. » Comme le notait assez justement Saïd Mahrane dans Le Point, « situer ces classes populaires dans un “ghetto”, quand on est soi-même plébiscité par une bourgeoisie patrimoniale de droite, est pour le moins méprisant », ajoutant que l’auteur du Suicide français n’avait pas toujours nourri ce type d’idées et que son actuel « libéralisme économique va à l’encontre d’un protectionnisme de plateau télé longtemps par lui défendu »5. Comme le note Alain de Benoist, son électorat potentiel, qui n’est pas sans rappeler celui qui soutint le RPR en son temps, recoupe essentiellement « des anciens électeurs de Fillon et de Bellamy, des CSP+ et des cathos versaillais », soit cette « moyenne bourgeoisie qui craint pour son avenir et son identité parce qu’elle s’inquiète de son insécurité culturelle, mais très peu d’une insécurité économique »6. Le candidat a beau jeu, dans son dernier livre, de remercier son « public de sans-culottes »7 : ce n’est pas faire injure à Stanislas Rigault et ses camarades que de dire qu’ils nous rappellent moins les sans-culottes, les Chouans ou les Gilets jaunes que les cadets de la jeunesse dorée. Et cela s’explique aisément : comme nous l’avons rappelé plus haut, les aspirations politiques des populations ne sont pas de pures idées désincarnées, elles correspondent à des sociologies bien précises.

Dans un reportage de L’Express paru en octobre dernier, un cadre LR (que le journaliste ne nommait pas mais qui envisageait de voter Zemmour) expliquait que selon lui « cette ligne libérale-conservatrice correspond[ait] à l’aspiration majoritaire de l’électorat de droite »8. Face à Marine Le Pen, Zemmour ne se présente pas tant comme le champion de la bourgeoisie que comme le fédérateur des droites, tentant de rallier sous une même bannière le précaire à gilet jaune et le patron du CAC 40. Mais attention, si vous lui objectez que les conditions matérielles déterminant le quotidien des uns et des autres ne sont pas les mêmes et pourraient bien susciter des aspirations radicalement différentes, il vous reprochera sans doute de sombrer dans la réduction « économiciste » ! De toutes façons, il l’a dit clairement, au risque de contredire ce qu’il avançait il y a quelques années encore : il ne croit plus à la lutte des classes. « Je réconcilie les Français aisés et les Français qui ont du mal à boucler leurs fins de mois, déclare-t-il. Je suis un gaulliste, donc je refuse la lutte des classes. »9 Posture qu’il a confirmée lors de son meeting à Lille le 5 février en se présentant comme « le président de la réconciliation des classes »10. Seulement on se demande bien quels pourraient être les intérêts communs de deux populations aussi différentes, voire aussi antagonistes ! Comme l’observe Jérôme Sainte-Marie, « Zemmour semble demander pour le moment surtout des efforts aux catégories populaires, au nom du patriotisme, sans toucher aux intérêts matériels des classes supérieures, qui seraient bien servies »11. L’alliance incongrue de la carpe et du lapin ne peut se faire qu’au détriment de l’un des deux et il n’est pas difficile de deviner lequel…

Le zemmourisme est-il un « national-macronisme » ?

Pourtant, loin de prendre la mesure de cette contradiction (mais la notion de droite – tout comme celle de gauche d’ailleurs – n’est-elle pas aujourd’hui intrinsèquement contradictoire ?), Zemmour semble décidé à poursuivre sur cette voie tout au long de sa campagne, au risque de ne rien proposer d’autre qu’un énième avatar de fillonnisme, en un peu plus musclé. Dès lors, les engagements d’Éric Zemmour en faveur du recouvrement de la souveraineté nationale pleine et entière (n’est-ce pas cela la « reconquête » prioritaire ?) peinent à convaincre. Comment, en effet, fonder un protectionnisme rigoureux sur de simples incitations éthiques et sur un appel non contraignant à la responsabilité sociale des patrons ? Au nom de quelle abstraction le candidat peut-il fonder sa légitimité sur la « réconciliation » de classes sociales aux intérêts antagonistes ? Comment prétendre mettre fin à la libre circulation des personnes sans se donner les moyens de reprendre le contrôle sur la libre circulation des marchandises et des capitaux ? Est-il possible d’ouvrir encore davantage les vannes du libre-échange sans se laisser déborder et tout en entretenant l’illusion de maintenir cette « fluidité » du capital dans les strictes frontières nationales ?12 Quant à vouloir dissocier le libéralisme sociétal du libéralisme économique, condamnant l’un et sanctifiant l’autre, n’est-ce pas l’exact reflet inversé de l’imposture de la gauche contemporaine dénoncée par Zemmour durant tant d’années ?

Car enfin, un candidat de l’opposition, et a fortiori de l’opposition nationale, ne devrait-il pas rompre franchement avec la ligne politique du pouvoir, celle qu’a incarnée pendant cinq ans Emmanuel Macron ? La rupture, la reconquête française, ne peuvent pas se limiter à rhabiller de bleu-blanc-rouge la vulgate libérale, ses lois et ses règlements, sans toucher aux racines du problème, sans quoi elle n’est qu’un simple miroir aux alouettes. Tous ceux que Macron a tant fait souffrir, à commencer par les classes populaires et les éléments les plus précarisés des classes moyennes, aspirent sans doute à autre chose qu’à une bancale synthèse « nationale-macroniste »… Or, à l’issue de sa mue libérale – dictée vraisemblablement par une simple tactique électorale – Zemmour ne semble plus en mesure des proposer les changements de fond qu’attend le peuple français. Car si, comme il l’a rappelé lui-même à la suite de Michéa, on ne dépasse pas le capitalisme sur sa gauche, il s’avère tout aussi illusoire d’essayer de le dépasser sur sa droite…

Épisode 1 : Éric Zemmour : enquête sur le programme économique et social de Reconquête

Épisode 2 : Éric Zemmour : les métamorphoses d’un antilibéral

1. Éric Zemmour, entretien, Valeurs actuelles, 23 décembre 2021.

2. Jean Alcoba, Xénocratie, compte d’auteur, 2018, p. 154.

3. Marine Le Pen, entretien, Causeur n° 42, janvier 2017.

4. Cité dans Hadrien Mathoux, « Un zèbre nommé Zemmour », in Marianne, 10 septembre 2021.

5. Saïd Mahrane, « Ne désespérer ni Neuilly ni Billancourt », in Le Point, 18 novembre 2021. Il ajoute dans le même article : « [Zemmour] s’est pourtant longtemps dit “marxien”, validant l’existence de rapports de domination sociale. Mais, à l’entendre, la domination sociale est d’abord le fait d’une seule bourgeoisie, celle de gauche qui habite les centres-villes. »

6. Alain de Benoist, entretien, Breizh Info, 27 octobre 2021.

7. Éric Zemmour, La France n’a pas dit son dernier mot, Rubempré, 2021.

8. Paul Chaulet & Marylou Magal, « La droite conservatrice tiraillée », in L’Express, 28 octobre 2021.

9. Éric Zemmour, entretien, Valeurs actuelles, 23 décembre 2021.

10. Cité dans Le Monde du 5 février 2022.

11. Jérôme Sainte-Marie, entretien, Valeurs actuelles, 25 novembre 2021.

12. Même un libéral comme Erwan Le Noan ne croit pas à la viabilité d’un tel système fondé sur l’alliance bâtarde de libéralisme à l’intérieur et de protection à l’extérieur. « Le discours économique qui consisterait à faire le libéralisme dans un pays sans le faire avec l’extérieur est difficilement convaincant pour un libéral », écrit-il le 29 octobre dernier sur le site d’Atlantico.

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