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En son pays, en sa race, avec Rémi Soulié

Pour Heidegger, l’homme n’est homme que pour autant qu’il habite. Or, comment habiter autrement qu’en poète ? Le Racination de Rémi Soulié ne dit pas autre chose dans les termes mêmes du génie poétique occitan. Par naissance, par destination et prédestination, il appartient à cette terre ocre du Rouergue, à la splendeur minérale de ces paysages et au patois rocailleux qui y a vu le jour. Le minéral et le séminal, Racination, qui sort dans une nouvelle édition à la Nouvelle Librairie, raconte tout cela.

Jusque dans son patronyme, Rémi Soulié garde la trace du soleil du midi, celui du Ségala rouergat. Le Soulié, de solièr, un « lieu ensoleillé » en langue d’oc. Il a pourtant vu le jour au pays de la houille, dans le bassin houiller de Decazeville, le noir charbon de Pierre Soulages, autre Aveyronnais, collé aux pieds, l’outrenoir. Le sang rouge et noir de l’Occitanie dans les veines, le vieux Rouergue dans le cœur. On l’avait quitté avec L’Éther, il nous revient avec un autre livre, une réédition certes, mais qui s’imposait depuis la mort de Pierre-Guillaume de Roux qui en a été le premier éditeur, intitulé Racination, un néologisme dont Rémi Soulié est redevable à Charles Péguy.

Voici un grand livre-poème, dédié aux sangliers, l’agneau pascal des Gaulois, disait Vincenot, doublé d’une méditation sur le pays natal, la terre sainte, celle où on naît, meurt et renaît. Le Rouergue absolu, île perdue au milieu des terres, coincé entre les plateaux volcaniques de l’Aubrac – qui vous dépaysent aussi complètement que la toundra sibérienne – et les Causses arides abritant de monumentales œuvres de calcaire taillées par l’érosion. Pas un département, l’Aveyron : une nation, la « nation du Rouergue » rattachée à la couronne de France en 1271.

La civilisation comme un arboretum

Mais nonobstant le voisinage de cette « paléolithie » occitane, Rémi Soulié est moins un enfant de Joseph Delteil que de Hölderlin, tant son Rouergue se situe à la croisée de la Grèce et de l’Allemagne, pont entre les deux rives du Mythos et du Logos. Car c’est par le Nord que l’auteur de Racination est retourné au Sud. Chez lui, la route de Delphes passe par Schiller, Novalis, Hölderlin, Heidegger, oracles tardifs d’une Grèce originaire. Paradoxalement, ce chemin du retour déplie ainsi une philosophie du détour, puisqu’il emprunte un axe transversal qui passe par la Provence mistralienne. « La chère Provence est-elle cette arche secrètement invisible qui relie la pensée matinale de Parménide au poème de Hölderlin ? », s’interroge Heidegger cité par Soulié.

Racination n’est pas seulement un grand livre, c’est un arbre, généalogique et végétal. Un herbier, étymologique et floral. Soulié voit la civilisation comme un arboretum dominé par « l’arbre de Monsieur Taine », le platane vénérable et magnifique qui se dresse aux Invalides, parabole de l’entité et de l’identité, revisité par le Barrès des Déracinés. L’arbre de Monsieur Taine est d’autant plus majestueux qu’il tire sa sève, qu’il tire son sens de son sol propre. Les parties sont au service du tout, les feuilles, les branches, le tronc, les racines, tout œuvre à la vitalité de l’ensemble dans une vision polyphonique, orchestrale, organiciste. Barrès dit de l’arbre qu’« il est une fédération bruissante ». Et c’est ainsi que Barrès conçoit la société, comme une « fédération bruissante ». Elle prend source dans le génie du lieu et l’inscription dans l’immémorial. Bref, dans l’histoire et la géographie. C’est la formule barrésienne : la terre et les morts.

En face de cet arbre, il y en a un autre, aussi célèbre, le marronnier de La nausée. Sartre a évidemment songé au platane de Barrès (il va mener une longue polémique contre Barrès dans L’enfance d’un chef). Roquentin, le protagoniste, vit dans un hôtel (on voit combien qu’il n’habite pas le monde). Les racines du marronnier fascinent Roquentin parce qu’elles symbolisent le monstrueux de l’existence, la viscosité, le pourrissement, la mort, « ce long serpent mort à mes pieds, ce serpent de bois », dit Roquentin. Les racines sont assimilées à un processus de décomposition – et non plus à l’indispensable irrigation de la vie, cette vie dont on veut nous priver.

Génie du lieu

Tout commence pour Rémi Soulié par une scène de la vie familiale. Sa fille, de retour de l’école, lui confie qu’elle est une des seules, parmi les enfants de sa classe, elle petite « souchienne », « à ne pas avoir des origines ». Pas de païs, pas de lieu, pas d’aïeux. Rien. Les autres sont des personnes ; elle, elle n’est personne. Ainsi procède le bannissement contemporain du « nativus » (pour peu que ce soit le nôtre). Il a fait de nous des êtres privés d’identité. Or, l’identité, c’est d’abord l’identité de l’être. Sa carte est toute spirituelle. Elle a été très tôt charcutée en France par la Révolution au profit d’une chimère républicaine si bien que les Français ont été dépossédés de leurs petites patries, livrés à une « u-topie » (littéralement d’aucun lieu) universaliste.

La vérité oblige à dire, avec Christophe Guilluy mais aussi contre lui, que la France est depuis longtemps périphérique, depuis que les provinces ont été départementalisées et les départements préfectoralisés, vampirisées par ce trou noir administratif qu’est Paris. Paris est une opération d’abstraction (l’abstraction est séparation, disait Gustave Thibon). Abstraction, effraction, extraction, précise Soulié, qui se remémore non sans émotion le jour où il a découvert que ses quatre grands-parents – les nôtres donc, tous les nôtres – ont appris le français à l’âge de 6 ans. Ô préhistoire plurilinguistique de la France.

Cela fait penser à la scène rapportée par Robert Louis Stevenson dans son Voyage avec un âne dans les Cévennes. À des dentellières qui lui demandaient si l’on parlait patois en Angleterre, il répondit que non. Elles poursuivirent :

– Ah, alors, français ?

– Non, non, dis-je, pas français.

– Alors, conclurent-elles, on parle patois.

Heureux monde ! Heureuse France ! Heureuses dentellières !

L’harmonie de la race et du séjour

Rémi Soulié appartient encore à l’Ancien Régime linguistique. Il est le gardien d’un culte en dormition, il chante la splendeur des astres et des pâtres. Exégète, botaniste, archéologue, plus philologue encore que philosophe, il revient à la racine des choses dans une langue élémentaire qui a la densité originaire et la plénitude dénudée de son Rouergue mystique, comme si Racination avait été rédigée à même la pierre dans une écriture runique.

C’est que, à l’instar de Hölderlin et de Heidegger, il habite la poésie, il se confond avec elle dans la minéralité première du monde. Le Poète est le vrai législateur, il est celui qui fixe les mœurs d’un peuple. Homère, Hésiode, La Fontaine. Son antériorité est fondatrice. C’est à lui qu’il revient de chanter avec Mistral « la coumparitudo de la raço et dóu sejour », l’harmonie de la race et du séjour dont on a été dépouillé. Tant et si bien qu’on a perdu monde, il n’est plus pour nous ce cosmos habité, comme si nous étions revenu en amont des temps, dans un bouillon de culture originel, la soupe primordiale, magma informe passé au mixer de l’universel, un monde définitivement fâché avec l’appartenance, seulement peuplé d’étrangers, pourquoi pas d’extra-terrestres. Il n’y a d’ailleurs que la science-fiction qui puisse donner une idée du chaos phylogénétique du « Tout-monde » des chantres de la « migritude ».

C’était inscrit dans les astres : le jour où on a été sur la Lune, on a quitté pour de bon la Terre. Ou plutôt on a compris que la Terre n’était peut-être qu’une escale entre l’Holocène, l’Anthropocène et le néant, comme le fantasmait Emmanuel Levinas, le grand prêtre de l’altérité – comprenez de l’altération –, cette altérité qui a ébranlé le système de défense immunitaire européen.

Des hommes sans terre et une terre sans hommes

On touche ici un point central du livre de Rémi Soulié : la déterritorialisation du monde. Et cette déterritorialisation – l’homme sans terre et la terre sans hommes – se donne à voir, à l’état philosophiquement parfait, dans l’œuvre de Levinas, dont Soulié rappelle l’article fumeux qu’il consacra au premier voyage dans l’espace, « Heidegger, Gagarine et nous ». Aux yeux du philosophe, la conquête spatiale allait définitivement nous arracher au démon des appartenances et nous délivrer de l’immanence des choses. Apesanteur de la transcendance biblique et disgrâce du paganus, du paysan, de l’homme d’un pays, écrit en substance Levinas.

Or, proclame Soulié, « le pagus (le pays) et la pagnia (la page) se superposent parfaitement pour former un même espace. » L’auteur de Racination pense en présocratique, un présocratique qui aurait incorporé le Moyen Âge européen « dans un émerveillement du naïf et du natif ». Il guette le retour du Grand Pan, il en retrouve la trace derrière le bouc cher au bestiaire médiéval, guère éloigné du dieu Pan, la Bête (« Les bêtes sont donc d’une certaine façon les prophètes de la Bête »). Si la racine, pour ne pas dire la race, est grecque, l’évangile demeure catholique. Rencontre impossible des deux pôles de l’âme européenne, entre la chrétienté romanisée et l’hellénité solaire des âges antérieurs. L’histoire les a pourtant fait se rencontrer. Telle est la synthèse européenne, un syncrétisme pagano-chrétien. Comment ne pas l’assumer en bloc ? Murées dans leur dogmatisme, la théologie et la philosophie l’interdisent, pas l’histoire. « La voie révolutionnaire est la seule, au sens cosmique et astronomique : soit retour cyclique à l’origine sur le mode guénonien ou évolien soit, dès à présent, retour au souci de l’origine. » D’où l’image des oiseaux migrateurs – qui accomplissent le retour au pays natal. Ce qu’est Racination.

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