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Polyphonie de Jean-françois Gautier

Écouter le monde avec Jean-François Gautier

Jean-François Gautier, décédé en 2020, a la réputation d’un penseur du polythéisme. Ce n’est certes pas faux. Un penseur et plus encore un passeur du polythéisme. Mais la formule est réductrice. Jean-François Gautier est plus largement, et de manière résolument contemporaine, un penseur de la pluralité du monde. Giambattista Vico, Giordano Bruno, Fontenelle, Auguste Blanqui diraient : de la pluralité des mondes. Lui pense la pluralité des esthétiques, la pluralité des morales, en fonction des peuples et des époques. Les conversations qu’il a menées avec Maxime Reynel, recueillies dans La polyphonie du monde (éditions Krisis/La Nouvelle Librairie), sont comme son testament spirituel.

Dans notre temps, qui croit que tout tourne autour de ses marottes, la lecture de Jean-François Gautier est indispensable. La polyphonie du monde, son dernier livre, le montre tout entier. Si sa pensée hétérodoxe l’a parfois amené à se rapprocher d’une sophistique, comme dans son célèbre livre L’univers existe-il ? (1994), c’est qu’elle a toujours suivi un fil conducteur : le refus des abstractions. Que veut dire abstraction ? Cela veut dire « indépendamment des circonstances, des conditions particulières ». Et Gautier a beau jeu de souligner que tout, dans le monde, est affaire de conditions particulières. Les Prussiens pro-français de début 1812 étaient-ils des traîtres (à la Prusse) ? Oui, du point de vue d’un patriotisme inconditionnel, abstraction faite de la motivation de beaucoup de Prussiens, qui était de se montrer aussi bons soldats que les vainqueurs de la Prusse (les Français), et de relever ainsi l’honneur de la Prusse. On peut étendre le raisonnement à d’autres que les Prussiens et en d’autres temps. Comme quoi, raisonner abstraction faite des circonstances et des représentations des choses n’aide guère à comprendre le réel.

À l’universel abstrait (redondance, car pour Jean-François Gautier l’universel lui-même est une abstraction), notre écrivain oppose non pas l’universel concret de Hegel, mais le particulier concret. Le risque est évident, c’est celui du nominalisme, indissociable de la fameuse querelle des universaux et des nominaux, au cœur d’un ouvrage oublié de Georges Ambroise, Dix siècles de philosophie (éditions de Flore, 1946), dans lequel l’auteur défend la thèse du réalisme des universaux (avec équilibre du reste). Mais le particulier concret, c’est aussi le risque du solipsisme, ou celui d’un subjectivisme idéaliste. Subjectivisme qui fait que l’idée que nous aurions des choses serait, pour chacun de nous, plus importante que ne sont les choses telles que représentables pour tous, c’est-à-dire terreau d’une compréhension commune (avouons que dans une société, l’idée de s’entendre sur le sens des mots n’est pas une idée complétement stupide. C’est surtout bien utile).

Pour un éloge des différences

Jean-François Gautier s’approche de ces écueils, mais ne s’y fracasse pas. Il n’a pas de recette magique, mais il a une méthode. Celle-ci, c’est d’introduire la logique du tiers inclus. Cette logique ne se confond pas avec celle de Hegel : thèse-antithèse-synthèse (un poncif, mais somme toute, c’est la forme vulgaire d’un paradigme), c’est-à-dire Logique-Nature-Esprit, ; ce dernier, l’Esprit Absolu, incluant à la fois la Nature et l’Esprit, par l’abolition-conservation-dépassement dite haufhebung, à la manière de l’amour durable qui n’est plus la passion mais la sublimation de la passion.

Aux logiques linéaires, Jean-François Gautier oppose les logiques circulaires. Ou encore l’éternel retour des logiques. C’est un dépassement sans suppression de la logique formelle d’Aristote. Cela n’est pas très éloigné – Gautier ne le note pas, mais faisons-le – de la logique dialectique de Henri Lefebvre, autre intellectuel enraciné : il connaissait aussi bien les Pyrénées (lire son livre éponyme aux éditions Rencontre, Lausanne, 1965) que Gautier la Charente. Si on veut résumer la leçon de Jean-François Gautier, son propos est de faire l’éloge des différences. De chanter et de danser les différences. Ce projet, Gautier le résume d’une formule qui a, outre sa brièveté, le mérite de l’élégance : il s’agit d’habiter le monde. Et on ne peut l’habiter uniformément quels que soit ses origines et son mode de vie. Cette belle formule a été notamment développée par Jean Clair, le critique d’art. (J’évoque de mon côté cette question d’habiter la ville et le monde, d’Henri Bosco à Heidegger, dans mon livre Métamorphoses de la ville, La Barque d’or, 2021, p. 237.)

Jean-François Gautier applique son projet d’habiter le monde aux principaux domaines de la philosophie. Savoir pour comprendre, comprendre pour habiter. La philosophie n’est pas une réflexion gratuite, bien qu’elle n’ait pas de prix.

Jean-François Gautier nous dit ainsi sa vision de l’univers, c’est-à-dire la cosmologie ; il nous dit ce qu’est selon lui la morale collective, c’est-à-dire ce qui nous oblige vis-à-vis de notre patrie, et c’est le domaine de la philosophie de l’histoire ; il nous livre enfin sa vision de l’éthique, c’est-à-dire le souci de soi et de sa tenue. Ce sont les trois domaines que l’on trouve chez beaucoup de philosophes, par exemple chez Michel Onfray avec sa « Brève encyclopédie du monde » (pas si brève que cela, du reste), à savoir Cosmos, Décadence, Sagesse. En d’autres termes, la cosmologie (l’homme dans le cosmos), la philosophie de l’histoire, l’éthique (ce qui surplombe les règles de la morale : autant dire les principes). Voir le monde physique, voir le monde des hommes, se voir. Se tenir dans la nature, se tenir dans l’histoire, se tenir dans sa vie. Les trois exigences. Moins faciles à tenir qu’à énoncer, nous le savons tous.

Hermès et Hestia

Nous l’avons dit : il y a un fil conducteur chez Gautier, et c’est la diversité du monde. Il y a une méthode pour concilier cette diversité avec une certaine unité, l’Un qu’il trouve, comme Albert Camus, chez Plotin. Cette méthode, c’est le tiers inclus. C’est l’idée que chaque chose, avant même le moment dialectique qui confronte le soi au non-soi, contient la possibilité de son contraire. Cela, Jean-François Gautier l’illustre, car il nous faut des images. Il est même avant tout cela : un homme de la philosophie illustrée par les exemples, les images et les images des exemples. L’un des principaux thèmes qui constitue le fond des tableaux de Gautier est celui de l’opposition entre Hermès et Hestia (voir notamment pp. 49, 208, 263, La polyphonie du monde). Deux figures antagoniques et complémentaires. Hermès, c’est le voyage, c’est la découverte, c’est l’ouverture : thème masculin. Hestia, c’est le foyer, c’est la famille, c’est la stabilité, c’est la permanence, c’est garder le feu : thème féminin. Voyage et ménage, extérieur et intérieur, projection et intimité : deux moments, deux constantes, deux constituants de l’être.

Dionysos du côté masculin, Apollon du côté féminin. (Sans bien sûr négliger l’existence de chemins de traverse de part et d’autre.) Hestial = bestial : le féminin, du côté de l’animal. Hermaïque = héroïque : le masculin, du côté de ce qui surmonte l’animal (ou le nie dangereusement). Ces polarités concernent tous les domaines. Pierre de Lagarde en a fait son miel dans Le grand duel. Esprit nomade, culture sédentaire, avec une diversité de dimensions prises en compte qui évoque Jean-François Gautier et son ouverture photographique à 360 degrés. Complémentarité des antagoniques. Telle est la leçon. Et là est le tragique : la confrontation de Dionysos et d’Apollon. Mais rien ne va plus quand l’un va sans l’autre. C’est alors la porte ouverte à la dérision. C’est aussi le moment où pèse la « fatigue du sens », comme écrit Richard Millet. Jean-François Gautier n’aime pas cette expression et préfère parler de « blocage du sens ». Sans doute une façon pour Gautier de ne pas se référer au passé, et à la nostalgie, qui va souvent avec la notion de fatigue. Dans tous les cas de figure, cette fatigue ou ce blocage du sens renvoient à la notion d’énergie (energeia). Cette notion (en l’occurrence le couple energeia-dunamis, couple acte-puissance chez Aristote) est indispensable pour attribuer une valeur différenciée aux choses (le contraire du « à quoi bon »), pour comprendre ce qui nous renforce, et nous appuyer dessus (celui qui escalade cherche des prises), et connaître ce qui nous affaiblit ou nous nie (ne pas s’accrocher à des branches pourries), et s’en prémunir. Encore une leçon de Jean-François Gautier. Mais plus que délivrer des leçons, il nous donne envie de continuer cette conversation. C’est le don qu’il nous a fait. Ce don n’aura pas de cesse.

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