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Du col Mao au MEDEF, le polar de Frédéric Rouvillois

Du col Mao au MEDEF, le polar de Frédéric Rouvillois

Historien des mentalités, agrégé de droit public à l’Université Paris Cité, essayiste éclectique, Frédéric Rouvillois est aussi un romancier et un auteur de « polars » qui est en train d’imposer son univers. Après « Un mauvais maître » et « Le doigt de Dieu », il publie « Tout le pays est rouge », qui donne suite aux enquêtes du commissaire David Lohmann et de sa charmante coéquipière, la capitaine Nathalie Morin : un troisième opus, plus rouge, dans le ton sanglant de la Révolution culturelle chinoise, à l’enseigne des éditions de la Nouvelle Librairie. Une très belle réussite.

ÉLÉMENTS : L’écriture de polars n’est plus nouvelle pour vous. Après avoir exploré les tréfonds du microcosme universitaire et les arcanes des illuminés d’art contemporain, cette nouvelle enquête dévoile l’univers d’anciens militants maoïstes reconvertis en parfaits capitalistes. D’où vous vient l’inspiration qui vous conduit à planter votre décor dans tel ou tel univers ? Bref, comment choisissez-vous vos sujets ? Et vos enquêtes requièrent-elles, en amont, un autre type d’enquête, de nature plus sociologique, sur les milieux dans lesquels vos enquêteurs – le commissaire Lohmann et la capitaine Morin – se trouvent plongés ?

FRÉDÉRIC ROUVILLOIS. L’objectif de mes polars est d’abord de distraire et d’amuser. Or, pour distraire, la solution la plus simple est de ne pas rester en permanence dans le même milieu. Si l’on n’est pas Marcel Proust, qui pouvait passionner ses lecteurs sans pratiquement quitter le même microcosme parisien où se déroule la quasi-totalité de la Recherche, le risque est de donner le sentiment de tourner en rond et de se répéter. Et donc, d’ennuyer le lecteur en s’ennuyant soi-même. De là, les changements de milieux, qui répondent aussi à l’objectif politique de mes petits romans noirs : même s’il n’est pas question d’en faire des romans à thèse ou ce qu’on appelait dans les années 70 des « livres engagés », mes polars visent en effet, parallèlement à une enquête policière qui répond pour l’essentiel aux canons du genre, à dénoncer les travers, les bassesses, les ridicules et parfois les crimes d’un groupe déterminé occupant une place stratégique au sein du Système. C’est le cas des universitaires conformistes d’Un mauvais maître, des faux génies et des vrais escrocs de l’art contemporain du Doigt de Dieu, des post-maoïstes de celui-ci, ou des énarques pantoufleurs du suivant. Pour autant, je ne prétends surtout pas faire de la sociologie : à chaque fois, ce sont des milieux que j’ai fréquentés d’assez près pour les connaître un peu, et pour savoir où il faut chercher les informations pertinentes, l’auteur de romans policiers doit selon moi s’astreindre, pour tout ce qui ne touche pas directement au récit, à une règle de plausibilité maximale. Pour ma part, je laisse volontairement de côté tout ce qui relève du code de procédure pénale, qui rendrait le récit invraisemblablement poussif, mais j’essaie d’être attentif aux paramètres matériels, géographiques, psychologiques ou linguistiques, par exemple.

Quant au choix du sujet, et donc du milieu dans lequel je propose une petite incursion à mes lecteurs, il relève exclusivement du hasard, celui des rencontres, des lectures ou des envies. Ce n’est qu’une fois le choix effectué que je me lance sérieusement dans le travail de construction et la collecte des informations – y compris à propos des menus gastronomiques du commissaire, ou des lieux en dehors de Paris où lui et la capitaine pourront poursuivre leur enquête.

ÉLÉMENTS : Quand vous vous êtes lancé dans l’écriture de Tout le pays est rouge, aviez-vous en tête la Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary de Guy Hocquenghem ? Comment expliquez-vous rétrospectivement cet engouement de la jeunesse intellectuelle du Quartier latin – les forts en thème – pour la révolution chinoise et la figure de Mao ? De qui vous êtes-vous inspiré pour nourrir vos personnages ?

FRÉDÉRIC ROUVILLOIS. J’avais plutôt à l’esprit l’essai de Christophe Bourseiller sur Les Maoïstes, sous-titré : la folle histoire des gardes rouges français, le roman d’Olivier Rolin, Tigres en papier, ou encore, le passionnant ouvrage collectif codirigé par mon ami Olivier Dard, La Révolution culturelle en Chine et en France. Et sur un autre plan, l’incroyable Albanie, Terre de l’homme nouveau (1972),de Gilbert Mury, ou les impayables articles de Philippe Sollers dans sa période Mao, avant l’apostasie publique. Les sources et les modèles ne manquent pas, au contraire, dès lors que les jeunes gens brillants qui se sont engagés de ce côté-là à l’époque ont eu fréquemment, ensuite, des carrières (et donc une influence politique, culturelle, économique, etc.), à la hauteur de leur intelligence, le tout renforcé par une capacité stupéfiante, probablement acquise à l’occasion de leur engagement, à sentir l’air du temps et à s’y adapter. De fait, ceux qui sont passés « du col Mao au Rotary » ne sont pas demeurés de simples membres de ces clubs bourgeois, ils en sont devenus les présidents, ou mieux encore, les conseillers des présidents, ceux qui ont le pouvoir véritable sans avoir à en assumer les corvées et les responsabilités. Quant aux vrais malins, aux stars de l’étoile rouge, ne sont d’ailleurs pas allés au Rotary, ils sont allés au Siècle ou ont conseillé les cercles dirigeants du MEDEF. Des noms ? Trop facile ! En tout cas, si mon polar n’est pas un roman à clef, les personnages que l’on y croisera sont loin d’être sortis tout armés de mon imagination.

ÉLÉMENTS : Qu’est-ce qui vous séduit à la fois dans le roman et dans le polar, vous qui êtes universitaire ?

FRÉDÉRIC ROUVILLOIS. C’est le délicieux sentiment de liberté qu’ils procurent. En tant qu’universitaire, on pourra tout au plus interpréter la réalité qui s’impose à nous et que l’on doit appréhender avec la plus stricte rigueur (d’où, le jeu des notes infrapaginales, qui peuvent parfois paraître invraisemblablement et détaillées abondantes aux non-initiés, mais qui sont la véritable signature de l’universitaire, la marque à laquelle il se fera reconnaître des siens). En tant que romancier, en revanche, on n’a plus aucune contrainte : on est libre de créer la réalité que l’on désire, puis de la faire évoluer de la manière que l’on souhaite – et à cet égard, l’usage du terme théologique de Créateur n’est pas dépourvu de sens.

À cela s’ajoute, en particulier pour le polar, ce que j’évoquais plus haut : la possibilité de dire les choses que l’on ne pourrait exprimer ailleurs, pour des raisons de fond ou de forme. Parce qu’on n’aurait pas le droit de les dire, ou qu’il faudrait pour cela asséner aux lecteurs des pavés indigestes. Prenons par exemple la question de l’art contemporain, à laquelle je me suis intéressé dans mon précédent polar : je pense qu’il s’agit d’une question politique d’une grande importance, mais aussi que la meilleure manière d’en faire prendre conscience est de souligner le ridicule, les ambiguïtés et la vacuité du discours de ses promoteurs. Le polar, plus efficacement peut-être que n’importe quelle autre forme littéraire, permet de montrer que le roi est nu. Et que ce que l’on voit alors n’est pas très joli.

ÉLÉMENTS : Vous sentez-vous proche, d’une certaine manière, du gourmand commissaire Lohmann ? Ses aventures – et celles de sa comparse – ont lieu dans certains quartiers du Nord de Paris, sont-ils inspirés de ceux que vous côtoyez au quotidien ?

FRÉDÉRIC ROUVILLOIS. Tout d’abord, félicitations pour votre connaissance aiguë de la topographie parisienne : de fait, tous mes romans policiers, les aventures du commissaire Lohmann et de la Capitaine Morin, se passent pour l’essentiel dans le quartier où je vis moi-même depuis quelques décennies, entre Trinité, Saint-Georges, la rue Drouot et Notre-Dame-de-Lorette, un quartier qui a connu des hauts et des bas depuis deux siècles mais qui offre un terrain de jeu étendu aux criminels de tous poils et aux agents de la police nationale : rues en pente lorsque que l’on monte vers Montmartre, coupe-gorges comme le fameux passage Briare, 1,80 m de large pour 120 m de longueur, passages couverts, anciens bordels de luxe, impasses et cités, le tout dans un endroit qui, selon les démographes, serait l’un des plus densément peuplés du monde; et qui, en outre, notamment avec la rue des Martyrs, offre toutes les tentations possibles à un gourmand aussi compulsif que mon commissaire. C’est dans un petit immeuble de cette rue, au fond d’un appartement bas de plafond où aurait vécu le comédien Niels Arestrup que l’on retrouve la victime, Régis Signoret, au début de mon nouveau roman. En un mot, l’imagination d’un auteur y a largement de quoi se nourrir. Et là encore, de s’amuser.

ÉLÉMENTS : Une prochaine enquête est déjà en cours, pouvez-vous nous en dire quelques mots ? Avez-vous des projets pour la suite des aventures de nos deux policiers ?

FRÉDÉRIC ROUVILLOIS. La prochaine enquête est déjà entre les mains de l’éditeur, et j’espère que qu’elle lui plaira : on y parle d’anciennes élèves de l’ENA, de pays du Golfe ayant de gros intérêts en France, d’anciens agents du FSB, de squatteurs, de PMA, d’adultère, de chats perdus, d’alcool, et bien sûr de meurtres. Quant à celles d’après, disons qu’elles mûrissent lentement…

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