Le magazine des idées
Didier Patte, mouvement Normand

Confession d’un futur embastillé. In memoriam Didier Patte (1941-2023)

Amoureux des patries charnelles, et d’abord de la sienne, à la tête du Mouvement normand près d’un demi-siècle durant, Didier Patte nous a quittés. Journaliste, militant, syndicaliste, il aura œuvré toute sa vie à la réunification de la Normandie. Proche du Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne (GRECE), il participa à son 34e colloque, en 2001, consacré à « L’Europe et les régions ». Normand de choc, il présida un temps, de 2001 à 2007, l’association des amis de Jean Mabire. En hommage à sa personne et à son combat, nous publions une tribune qu’il avait donnée à notre revue (« Éléments », n° 12, septembre-novembre 1975) sur la question normande.

En cette année 1975, m’est-il encore possible d’être et de me dire NORMAND et FRANÇAIS ?

J’avoue que, jusqu’à une époque récente, je ne me posais même plus la question. Cela coulait de source : j’étais français parce que normand…

Évidemment, je n’étais pas un Français indéfinissable, interchangeable de Dunkerque à … Perpignan. J’étais un Français d’une complexion et d’un pelage particuliers qui, en se mêlant aux autres Français des autres régions, contribuait à former la population de la France, si variée, si riche, dans sa diversité ; qu’avec fatuité chauvine, j’en conviens, j’en venais à croire qu’elle pût être un microcosme des peuples de l’Europe occidentale.

Certes, j’avais ricané, jadis, lorsqu’au lycée, nos chers maîtres avaient essayé de nous faire croire que la France, fille aînée de la latinité – ou de l’Église (les professeurs laïcs oubliaient alors leurs phobies anticléricales) –, faisaient de nous, descendants de Vikings, des Méditerranéens de mentalité, à la logique cartésienne… J’en voulais à Corneille, d’ailleurs, le plus romain des Normands, de voler au secours de nos écolâtres et je me consolais en me disant qu’il s’agissait, là, de la victoire posthume du martégal Maurras, chez qui le génie français n’avait pu et ne pouvait être que latin.

La Normandie suspecte

Heureusement, au sortir de ces années d’obscurantisme de la nouvelle scolastique lycéenne, j’avais eu l’impression de redevenir moi-même et, sans complexes, jetant par-dessus les moulins le bonnet de la latinité, je retrouvais avec enthousiasme mes racines nordico-germaniques, composantes indiscutables de l’arbre français… Dans le même temps, je prenais conscience du fait celtique – dont personne ne m’avait jamais parlé – et faisant la part des domaines de chacune des ethnies françaises, je commençais à appréhender le miracle français…

Hélas, ce n’était qu’une illusion… Tout comme un général-président, je m’étais fait « une certaine idée-de la France » et la réalité était autre… J’avais poursuivi une chimère : la découverte de la France et la France n’existait pas !

Car la France n’existe pas ! Il y a bien une expression géographique de ce nom (elle a d’ailleurs évolué au cours des siècles), mais rien d’autre. Il y a bien un État Français dont il paraît que je suis citoyen, mais de France, point !

Je ne me sens pas à l’aise dans ma défroque de citoyen français : je ne suis pas parisien et, par suite, je ne puis prétendre jouir pleinement des lueurs de ce phare de la Civilisation qu’est Paris. Plus grave, je dois être un très mauvais citoyen français puisque je n’accepte pas les privilèges exorbitants de la capitale, qui tire toute sa substance de la province asservie… mais, ce faisant (le préfet Doublet en a bien prévenu les lecteurs du journal Le Monde), je remets en cause l’unité nationale.

Car il faut me rendre à l’évidence : en refusant de m’abandonner aux délices frelatés de la vie parisienne, je deviens suspect à l’État parisien ; en demeurant normand (latin ne suis, parisien ne daigne), je suis coupable du crime inexpiable d’originalité et les jacobins massificateurs ne sont pas prêts à me reconnaître le droit à la différence.

Décolonisons nos provinces !

Marginal, je le suis puisque je n’accepte pas sans mot dire que ma terre, mon peuple soient traités selon le « droit commun » (quelle belle expression pour désigner l’ensemble des lois de la République destinées à être appliquées à toutes les régions de France !) ; hors-la­loi, je vais le devenir lorsque je vais refuser d’enseigner plus longtemps à mes élèves normands le respect dû à des institutions qui étouffent à ce point nos particularismes ; révolté, je le deviendrais si, contre tout bon sens, le gouvernement français n’accordait pas aux Normands le droit de vivre et de travailler en Normandie… Depuis cent-cinquante ans – et le phénomène va s’accélérant –, une déportation massive, bien qu’insidieuse, de mon peuple, vide la Normandie de sa substance, de ses élites…

La poussée démographique de la Basse Seine n’est due qu’à des non-Normands, qui sont « encadrés » par des techniciens étrangers à notre région, alors que les cadres normands ne trouvent pas de travail chez eux ! Quant à la partie occidentale de la Normandie, elle se dépeuple à une vitesse que le dernier recensement fait apparaître avec la rigueur d’une condamnation à brève échéance.

Bientôt, mon pays n’existera plus en tant que pays des Normands ; déjà, il n’est plus capable de réagir devant le gaspillage de ses ressources humaines et naturelles, devant la transformation de son fleuve royal, la Seine, en égout, de ses rivages marins, en cloaques, de son donjon cotentinais en poubelle atomique de l’Europe… Oui, en face de l’ethnocide dont se rend coupable l’État français à l’égard de la Normandie, je sens une immense révolte sourdre en moi… Me conduira-t-elle dans les geôles du pouvoir central ? Y retrouverais-je, là, tous ceux dont le crime impardonnable aura été de trop aimer leur solage, le passé de leur peuple et la solidarité de leur race ? Y rencontrerais-je, à côté du doyen des embastillés, le Dr. Siméoni, un gars du Limousin ayant trop voulu la décolonisation de sa région, un Occitan ayant trop rêvé du temps des troubadours, un Alsacien s’étant trop obstiné à se vouloir rhénan, un Flamand du Westhoek ayant milité pour les Pays-Bas français, un Savoyard n’ayant pas accepté d’être «rhonalpin», un Breton, suspect dès l’instant où « on » l’aura vu jouer du biniou (tout comme en 1945), un Champenois, qui en aura eu assez d’être exploité par un technocrate parisien, et, même, un Français d’Île-de-France, incarcéré comme bête curieuse parce que seul habitant d’une petite commune du Valois depuis longtemps désertifiée au profit de la Métropole parisienne ? Y trouverais-je tout ce monde ? C’est bien possible : en tout cas, ce serait là que je re-découvrirais… la France.

Extrait d’Éléments n°12, paru en septembre 1975

À lire aussi l’article de Didier Patte, paru en août 2016
« Réforme territoriale, le grand ratage », in Éléments n°161

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