Le magazine des idées
Houria Bouteldja

Comment nous sommes devenus la colonie de nos colonies

Dans un nouveau livre délirant, la cofondatrice du Parti des indigènes de la République appelle à une alliance plus qu’improbable des gilets jaunes et des djellabas.


C’est peut-être l’africaniste Bernard Lugan qui a le mieux résumé ce qui est en train de nous arriver : comment la France est devenue la colonie de ses colonies. Voilà l’une de ces ruses de l’Histoire dont on se serait volontiers passé. Car aujourd’hui, les colonisés, c’est nous ; les indigènes aussi, n’en déplaise à Houria Bouteldja, qui vient de publier Beaufs et barbares. Le pari du nous (La Fabrique). Houria Bouteldja se présente comme une indigène de la République, du nom du parti qu’elle a fondé. Mais elle n’est pas indigène, elle est indigente.

Indigènes, ses grands-parents l’étaient en Algérie, mais au temps de la Troisième République. Elle, c’est une allogène sous la Cinquième. Un cas symptomatique d’usurpation d’identité. Le tour de force des dominants n’est-il pas de faire croire qu’ils sont encore et toujours des dominés, alors qu’ils contrôlent les représentations collectives ?

Ce qu’il y a de bien, malgré tout, avec elle, c’est qu’elle ne se cache pas derrière son petit doigt, ni derrière la taqîya. Elle annonce d’emblée la couleur : tout, sauf les Blancs ! Ce sont pour elle des « souchiens », peut-être même des « sous-chiens », comme elle l’a dit un jour chez Frédéric Taddeï. Une sous-espèce canine, donc, qui a néanmoins marqué son territoire sur à peu près toutes les terres émergées du globe. De ce point de vue, le décolonialisme fonctionne comme un produit répulsif.

Être blanc n’est pas cool

« Le Blanc est enfermé dans sa blancheur, disait déjà Frantz Fanon, l’auteur de Peau noire, masques blancsle Noir dans sa noirceur. » Aujourd’hui, c’est le contraire : le Blanc est enfermé dans une noirceur sans retour. Le péché originel de notre monde, la racine du mal, le « principe de causalité diabolique », pour recourir à la saisissante formule de l’historien Léon Poliakov, c’est lui. À suivre Houria Bouteldja, l’an I de la nouvelle Hégire s’est ouvert avec la découverte de l’Amérique. Jusque-là, il pouvait y avoir des actes de barbarie et de cruauté, mais pas d’idéologie raciale structurée ni de racisme structurel. Raisonner ainsi permet commodément de taire la traite arabe et d’occulter la traite interafricaine, une invention de la « blanchité ».

Cette idéologie de la « blanchité » a fait des Blancs les sujets porteurs de privilèges conscients ou inconscients, visibles ou invisibles, symboliques ou systémiques, tous exorbitants, qui tiennent à l’hégémonie de leur peau dépigmentée et leur confèrent un avantage compétitif dans la lutte des races et des places. Où qu’ils aillent, ils sont accueillis forts de ce privilège, princes bénis des dieux du sang à qui l’on ouvre des portes… qui se referment sur tous les damnés de la Terre, les infortunés, les mal nés, les « racisés », baignant dans un océan de souffrance – noire, jaune, postcoloniale, intersectionnelle, que sais-je.

La « blanchité » se serait pour de bon invitée sur la scène de l’Histoire lors de la controverse de Valladolid. À ma gauche, le dominicain Bartolomé de las Casas, Petit Satan ; à ma droite, le Juan Ginés de Sepúlveda, Grand Satan. Blanc bonnet et mitre blanche, tant il est vrai que les deux hommes poursuivaient le même dessein racial : le premier dans sa version molle, le second dans sa version dure. Ainsi l’Inquisition espagnole a-t-elle ouvert l’ère de l’esclavage racial, suivie en cela par le bloc occidental : Hollande, Angleterre, France. Depuis lors, l’Occident reposerait sur un « consensus esclavagiste » qui a fait tour à tour des indigènes de la chair à coton, de la chair à canon et de la chair à patron.

L’indigénisme de salon

Dans cet univers dominé par le suprémacisme, l’essentialisme et l’afrocentrisme, la race est l’alpha et l’oméga de tout. Cela tient de l’idée fixe, de la monomanie et du délire paranoïaque. La race, la race, la race. On a l’impression d’être plongé dans un sketch des Inconnus où la candidate d’un jeu télévisé, au lieu de répondre à tous les coups « Stéphanie de Monaco ! », répéterait en boucle « suprématie blanche », « racisme d’État », « blanchité structurelle ».

On voit par là combien la novlangue indigéniste a renouvelé le jargon des Bélise et Philaminte chères au grand Molière, à ceci près que nos Bélise et Philaminte se prénomment aujourd’hui Rokhaya Diallo, la Angela Davis du canal Saint-Martin, et Houria Bouteldja, qui aimerait être lue dans les banlieues alors qu’elle ne l’est que dans les quartiers gentrifiés. Préciosité, verbosité, nébulosité. Chez elle, la charia s’est transformée en charabia. Qu’attendre de plus d’une « beurgeoise », fût-elle bohème avec son keffieh modèle Arafat noué autour de la tête. S’il y a un wokisme de salon, comme l’a dit Pierre-André Taguieff, il y a aussi un indigénisme de salon.

En refermant son livre, on se dit qu’on a rencontré l’un des plus beaux spécimens de bas-bleu, à la croisée de la précieuse ridicule en turban et de la femme savante à la sauce piquante. Malcolm X en jupon qui brandit l’étendard de l’islam dans les arrondissements de l’Est parisien. Elle a lu Marx et Gramsci, mais offre une synthèse curieuse de Christiane Taubira et d’Alain Soral, rêvant d’ouvrir une alliance à front renversé entre les banlieues et les petits Blancs de la France périphérique, fantasmant un « nous » révolutionnaire qui agrégerait les « beaufs » et les « barbares ». En gros, les électeurs de Marine Le Pen et les ouailles de l’imam Hassan Iquioussen. Dans l’opération, les petits Blancs se transformeraient en supplétifs de la grande armée décoloniale dont ils seraient en quelque sorte les nouveaux tirailleurs.

Comme les soixante-huitards qui croyaient rallier à leur cause les usines, elle s’imagine que le prolétariat blanc viendra grossir les rangs décoloniaux au prétexte qu’un Philippe Martinez, le patron de la CGT, a participé à la marche contre l’islamophobie en 2019. Pure vue de l’esprit. Nul n’a croisé Philippe Martinez sur les ronds-points des gilets jaunes. La thèse de Bouteldja ne résiste pas à l’analyse. S’il y a aujourd’hui une nouvelle Sainte-Alliance, c’est celle qu’a nouée le capitalisme woke et les « racisés », Wall Street et Harlem, la plaine Saint-Denis et les patrons du CAC 40.

Le communisme du XXIe siècle

Ceux qui n’ont lu ni Maurice Barrès ni Charles Maurras disent d’elle que c’est une Barrès en version orientale ou un épigone arabe de Charles Maurras. Raphaël Enthoven va même jusqu’à voir en elle l’enfant qu’Alain Soral aurait eu avec Éric Zemmour. On en est loin, en vérité. Sa ligne, c’est l’islam révolutionnaire, celui d’Ilich Ramírez Sánchez, alias le terroriste Carlos. La barbe de Karl Marx et celle de Mahomet. Cela dessine les traits d’un marxisme exotique, avec des régimes de dattes et des tirs de mortier, saupoudré d’extraits incongrus de Charles Péguy et Simone Weil. Le communisme est l’islam du XXe siècle, a pu dire le sociologue Jules Monnerot. Et si c’était plutôt l’inverse : l’islam, c’est le communisme du XXIe siècle.

À quelque chose malheur est bon, néanmoins. La gauche antiraciste découvre avec stupeur que les affinités sociales sont largement commandées par les appartenances. Quand Houria Bouteldja, au grand dam des progressistes et des universalistes, proclame qu’elle appartient « à sa famille, à son clan, à son quartier, à sa race, à l’Algérie, à l’islam », on ne peut que s’en réjouir – c’est du Samuel Huntington dans le texte –, à la condition de tenir ce discours depuis la casbah d’Alger, pas à la Goutte-d’or. À Alger, c’est un discours indigéniste. En France, un discours conquérant qui appliquerait à la lettre la stratégie de Sun Tzu : vaincre l’ennemi sans combattre. Comment ? En le culpabilisant et en le désarmant moralement pour le vaincre politiquement et le soumettre démographiquement. Autrement dit, le « décolonialisme » bien compris, c’est la poursuite du colonialisme, mais chez le colon. Et c’est ainsi que nous sommes devenus les colonies de nos colonies.

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