Il y a des bons livres qu’on ne peut s’empêcher de lire d’une traite, et d’autres, encore meilleurs, avec lesquels notre relation s’avère plus complexe : d’un côté, l’on voudrait leur consacrer chaque jour et chaque nuit, on ne peut s’en détacher, on voudrait tout lâcher pour les rejoindre ; de l’autre côté, il serait dommage de presser les choses, de consumer cette passion sans la déguster, et de regretter de n’avoir pas pris le temps. Comme avec une femme.
En parlant de femmes, Léon Bloy nous a laissé un chef-d’œuvre absolu, La femme pauvre (1897), qui n’a pourtant jamais atteint la renommée au sein des lettres françaises qui lui est due. Auteur de seulement deux romans (celui-là et Le désespéré), on connaît surtout le Bloy essayiste, polémique, provocateur, celui qui fusillait avec une violence rare la spiritualité défaillante de son époque, la médiocrité de ses contemporains et l’effacement de l’histoire française incarné par la République, le tout porté par un catholicisme virulent. D’où son exclusion du panthéon littéraire, sans doute. Mais l’on se priverait d’un monde de génie en laissant l’intransigeance de ses pamphlets éclipser la tendresse de ses romans.
L’âme mise à nu
Dans La femme pauvre, nous suivons Clotilde, une Parisienne noyée dans l’extrême misère. Manipulée par son beau-père pour ramener de l’argent au ménage, celui-ci l’emmène dans l’atelier d’un peintre afin de monnayer son portrait. Or, l’artiste, subjugué par son innocence, par son élégance, et par son air d’ange, voire de sainte, prendra Clotilde sous son aile et fera tout pour la sortir de sa condition. Hélas, le malheur, la déchéance et les imprévus ne cesseront jamais de la guetter, année après année. Plusieurs personnages lui viendront en aide par la suite, matériellement ou spirituellement, chacun frappé par son aura céleste. Mais seuls sa grâce sublime et son sentiment religieux lui permettront d’endurer toute souffrance.
Il est difficile, et à vrai dire, vain, de résumer davantage l’intrigue de La femme pauvre, car c’est le style, la réflexion, l’univers et les thèmes qui prennent le dessus.
Le style, d’abord : dense, subtile, exigeant, certains diront lourd et décadent. Certes. C’est le fait de l’époque et du courant décadentiste. Mais ceux fuyant l’exigence sont condamnés à rester en-deçà de la grandeur. Le récit est riche en références religieuses, tours de force stylistiques et tournures originales ; procédé bloyen par excellence. En effet, ce « pèlerin de l’absolu » s’acharne à tordre, nouer, écraser et mâcher la langue française pour lui arracher ses plus surprenantes facettes.
L’intensité du sentiment, ensuite. Ce livre alterne entre noirceur, misère, cruauté, chagrin, désespoir ; et douceur, tendresse, légèreté, ferveur, extase, et ascensions célestes. Aucune émotion n’est exprimée à moitié. C’est l’âme torturée de Bloy qui pousse chaque ressenti à son paroxysme.
Les digressions, les dialogues, les monologues expriment, avec humour ou gravité, les opinions de l’auteur. Pour n’en citer qu’une poignée : la bassesse du bourgeois consumériste et athée, l’idée que le bonheur d’une personne se paie par le malheur de mille autres, le Moyen Âge en tant que summum de la civilisation où le monde n’était qu’une immense église, ainsi que le salut par la pauvreté, un dépouillement total nous élevant vers la sainteté.
Le poids des mots, le choc des images
Bien entendu, La femme pauvre comporte certaines failles. L’utilisation de mots non-usuels, excessive aux premiers chapitres, peut effrayer le lecteur, et ajoutent peu de valeur au récit. À mi-chemin, le livre se fait roman à clef où dialoguent, sous couvert de pseudonymes, des amis et confrères de Bloy (Huysmans, Villiers de L’Isle Adam…), ce qui, en plus de s’éterniser, présente moins d’intérêt aujourd’hui qu’à l’époque de sa parution, et n’avance guère l’intrigue.
En fin de compte, ce livre est une perle rare et baroque. Un OVNI littéraire, inclassable parmi les inclassables. Regorgeant d’une force inouïe, il est aussi si humain, si personnel. L’âme de Bloy transparaît à chaque page dans toute sa splendeur, son chaos et sa quête de sainteté. Oui, c’est un livre qui vous touche à jamais, dont le souvenir vous suit toujours. Encore une fois, comme une femme.