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Chimères du génie génétique

La génétique risque à l’avenir de bouleverser nos existences et pourrait aboutir à une transformation radicale de l’être humain. Les techniques d’ingénierie génétique permettront-elles pourtant d’accomplir les prodiges qu’elles annoncent ? Jean-François Gautier s’interroge…

Le généticien chinois He Jiankui semble introuvable. Au département de biologie de l’université de Shenzhen, où il est professeur associé, ses collaborateurs n’en ont reçu aucune nouvelle depuis le 29 novembre dernier. Ce jour-là, il présentait un compte-rendu de ses travaux devant le deuxième Congrès international de Génie Génétique Humain, réuni dans la presqu’île de Hong Kong, juste au sud de Shenzhen. Il dit avoir modifié in vitro, aux fins de les immuniser contre le sida paternel, les allèles Δ32 du gène CCR5 de deux embryons qui donnèrent deux petites filles jumelles nées à terme. Les preuves étaient floues, le personnage aussi, mais la communauté scientifique, pour autant qu’elle existe, fit connaître ses émotions par journalistes interposés : en génie génétique, la politique chinoise du fait accompli bouleverserait les prudences et les règles « bioéthiques » en usage.

Des expérimentations controversées

Les deux jumelles, si elles vivent, seraient prénommées Lulu et Nana, et âgées de quelques semaines. He Jiankui, lui, a 34 ans, il a suivi un cursus de biologie génétique à Hefei, quatrième établissement dans le classement des meilleures universités de Chine, il est passé par Houston (Texas) et Stanford (Californie) avant de revenir dans son pays par l’effet d’un programme de rappel des scientifiques exilées, une opération richement dotée.

La Commission nationale de la Santé qui, en Chine, a rang de ministère, affirme enquêter sur les dires du chercheur. Son expérimentation, si elle est attestée, constituerait, selon le vice-ministre des sciences et technologies, Xu Nanping, « une grave violation des lois, des réglementations et des normes éthiques ». Il a ajouté : « C’est choquant et inacceptable. Nous affichons notre ferme opposition », pour conclure en réclamant « la suspension des activités scientifiques des personnes impliquées ».

Les autorités chinoises souhaitant prendre une avance décisive sur ce qui se fait de mieux aux États-Unis ou en Europe en matière de génie génétique, il est possible que ces assertions ne soient publiquement énoncées que pour la forme. Reste que les courants transhumanistes, qui rêvent d’un « humain amélioré », ne manquent ni de relais dans les laboratoires, ni de fonds d’investissement discrets mais néanmoins substantiels, et cela jusqu’en Chine. Des entreprises comme Google ou Amazon mettent de l’argent dans le tout génétique. Voilà qui ne relève pas seulement d’un effet de mode. Mais quoi qu’il en soit de l’expérimentation chinoise, vraie ou inventée, le fait est d’autant plus baroque que l’utopie transhumaniste d’obtenir des modifications transmissibles du génome humain relève, sinon de l’escroquerie (il y faudrait une intention avérée), à tout le moins d’une imposture (l’imagination y pourvoit). Toute représentation scientifiquement acceptable d’un développement embryonnaire doit en effet recourir à trois types de mécanismes, dont aucun n’est pour l’heure correctement maîtrisé, et moins encore leurs interactions.

Les difficultés intrinsèques de mise en œuvre

Il y a d’abord l’ontogenèse, c’est-à-dire l’advenue d’un être singulier à partir de deux cellules parentales inter-fécondées. Différents gènes concourent à son apparition. Voilà trente ans, chaque gène était réputé coder pour une seule protéine et un seul caractère morphologique, de la forme du nez à celle des doigts de pieds en passant par la rotule ou l’appendice. Ce modèle plus que naïf a fait long feu. Il est aujourd’hui à peu près acquis que la plupart des gènes sont interdépendants, la quasi–totalité d’entre eux intervenant dans les conditions d’expression des autres. Il n’existe aucun modèle mathématique capable de maîtriser le déroulé de telles opérations internes, dont le détail est par ailleurs très mal détaillé par la génétique descriptive, laquelle n’est, à tout prendre, qu’une anatomie moléculaire améliorée.

Il y a ensuite l’épigenèse. Un simple exemple suffit à en donner une idée claire : les femmes enceintes fumeuses, avec ou sans pratique éthylique associée, ont des enfants prématurés dont les systèmes nerveux ne sont pas les plus efficients qui soient. Non par tare génique, mais par apport congénital. Autant dire que l’environnement du développement embryonnaire, puis fœtal, conditionne l’état du produit final, ce dont ne se méfient pas assez les partisans des gestations pour autrui (GPA). L’état tissulaire, organique ou nutritionnel de la génitrice est en interaction constante et réciproque avec l’état embryonnaire, et les utopies d’utérus artificiel ne régleront rien de cette réalité à la fois élémentaire et extrêmement complexe.

Il y a enfin la phylogenèse. Ici encore, un exemple simple suffit à en comprendre l’évidence. Les souris dites nude (sans pilosité), obtenues par manipulation génétique, sont très utilisées dans les laboratoires, leur peau glabre évitant par nature le développement de nombreux germes nuisibles à l’expérimentation aseptique. Il se trouve que si des nudes se reproduisent entre elles, la pilosité réapparaît après trois ou quatre générations. Il existe donc des mécanismes de régulation propres à chaque espèce, tels que tout écart accidentel par rapport à un type général est progressivement corrigé. Le détail de ces dispositifs, faciles à constater dans leurs conséquences, est totalement inconnu. Ils laissent en suspens toute certitude de transmission de caractères acquis par génie génétique et réputés « améliorer l’espèce ».

L’étude de la combinaison, ou de l’interaction, de ces trois grands types de mécanismes intervenant dans une genèse (onto-, épi- et phylo-) n’est pas à l’ordre du jour des sciences modernes ni même à leur horizon, tant la complexité la met hors d’atteinte. Et la prétention à l’amélioration, par une technique immédiate, de vivants issus d’une longue chaîne de mutations aléatoires, lentes et multimillénaires relève de la mystification. Si l’Institut national de recherche agronomique (Inra) est en cours de fermer ses élevages de bovins et d’ovins clonés, c’est bien que l’ontogenèse elle-même est difficile à maîtriser, et en toute hypothèse moins efficiente en laboratoire que la simple sélection de géniteurs telle qu’elle se pratique pour les chiens de race ou les vaches laitières. Même les très onéreux yearlings vendus chaque année à Deauville sont sélectionnés à l’œil par des éleveurs de chevaux de courses, qui n’ont nul besoin de recourir à des cartes génomiques pour faire leurs emplettes de quadrupèdes galopants.

La science, ses espoirs et ses limites

Les mécanismes cités ci-dessus permettent néanmoins de regarder de manière réaliste l’expérience à laquelle s’est livré le monsieur chinois introuvable. Il y a d’abord l’intervention sur le CCR5Δ32. Il est strictement impossible d’affirmer que cette manœuvre de substitution d’un allèle n’a pas touché, à gauche ou à droite, au-dessous ou au-dessus, l’état du reste du génome. La technique dite Crispr-Cas9, co-découverte en 2012 par Jennifer Doudna (Berkeley) et la biologiste française Emmanuelle Charpentier, permet bien de couper une séquence d’ADN ; les techniques de recalage d’une autre séquence à la même place sont au point ; mais nul ne peut décrire comment ce collage modifie la cohérence phylogénétique de la doublé hélice d’ADN. En d’autres termes, aucun biologiste, même travaillant sur des cellules virales ou des bactéries, ne peut assurer qu’il a effectivement réussi techniquement ce qu’il dit avoir fait.

Il faut ensuite considérer l’allèle lui-même. Le CCR5Δ32 a été identifié comme étant commun à plusieurs prostituées zaïroises naturellement immunisées contre le sida. Mais rien ne prouve que la présence nécessaire de cet allèle soit suffisante pour assurer l’entièreté du mécanisme immunitaire recherché. Le monsieur chinois indétectable a confondu la détermination génétique et l’expression génique, qui sont fort différentes, et la modification opérée par lui a toute chance (ou plutôt tout risque) d’avoir été effectuée hors cible. Sans compter qu’il sera impossible de vérifier si les deux jumelles ont acquis une immunité réelle à l’égard du virus HIV, sauf à leur suggérer dans quelques années de s’accoupler en laboratoire avec des patients atteints du sida, ce qui excède le cadre des protocoles expérimentaux classiques.

Un autre problème à portée générale doit être évoqué, celui de la transmission, ou non, de la modification génique aux générations suivantes. Il faut moins de onze mois pour obtenir cinq générations de souris nude, mais un siècle et demi pour cinq générations d’humains. Les conséquences de l’expérimentation chinoise ne seront, sur ce point, appréciables qu’au XXIIe siècle, ce qui laisse du temps aux biologistes pour changer de concepts et de techniques au fil de leurs échecs et de leurs réussites.

Vers un monde métahumain?

La loi de Gabor, prix Nobel de physique 1972, est connue : « Tout ce qui est techniquement faisable, possible, sera fait un jour, tôt ou tard. » Mais rien n’est moins certain, avec ou sans les règles dites de bioéthique tendant à limiter les expérimentations tout azimut. Ces règles ne sont elles-mêmes que du langage, et le langage a de multiples facettes. Il est par exemple interdit d’expérimenter en France sur des embryons humains ; en Angleterre aussi, mais la science britannique appelle pré-humain un matériel de moins de 13 jours, lequel, selon elle, ne devient embryon qu’au 14e jour. Les propriétés performatives du langage permettent de ce fait de rester, ici et là, dans les clous de la même bioéthique, mais pas de la même manière en deçà et au-delà du Channel.

Il est à parier que la pression des budgets transhumanistes ouvrira vers toutes sortes d’essais, délirants ou non, orientés vers le perfectionnement de l’espèce humaine. Dans les principes, ce genre d’eugénisme est officiellement condamné, en France notamment. Mais que signifie une telle condamnation quand le nombre de naissances de trisomiques, en Europe en général, a été divisé par dix en une génération ? Avec ou sans performation linguistique, il y a bien là une pratique eugénique admise, applicable jusqu’à la douzième semaine de grossesse, moment où l’embryon devient fœtus.

Pour donner un peu de champ à la réflexion, il est souvent utile de tourner l’imagination vers les sagesses helléniques. Épiméthée, frère d’Atlas et de Prométhée, décida un jour de fabriquer les animaux. Avant que Zeus ne mette en place la lumière, Épiméthée obtint d’embellir ce qu’il avait produit. Nanti d’une riche besace, espèce par espèce il distribua aux uns et aux autres qualités et défauts en tout genre. Arrivant aux hommes, il s’aperçut que sa besace était vide. Ainsi l’humain est-il le seul animal nu et faible, dépourvu de qualités notables. Néanmoins, quand il se trouve devant un obstacle majeur, il est le seul à disposer d’assez de ressources cognitives pour construire une solution adaptée. Cela s’appelle l’intelligence. Il n’est pas certain qu’en cherchant à modifier sa propre animalité, et donc à suppléer les imprévoyances d’Épiméthée, l’humain fasse preuve d’une efficience comparable à celle de Prométhée, lequel répara les erreurs de son frère en donnant le feu aux hommes. En paiement de son audace, il fut enchaîné sur le Caucase par ordre de Zeus. La leçon rend prudent. Il serait sans doute mal venu, pour les humains, de s’enchaîner aux éprouvettes de l’inatteignable monsieur chinois.

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