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Charles Peguy dans éléments

Charles Péguy, le croisé antimoderne

Charles Péguy (1873-1914) est un homme à part dans l’histoire des lettres françaises. Poète de l’incarnation, polémiste redoutable, il avait une âme religieuse, chargée d’humanité. De l’affaire Dreyfus à la Grande Guerre, il a cherché à faire prévaloir une conception héroïque de l’existence. Jusqu’à sa mort, au champ d’honneur, d’une balle en plein front.

L’œuvre de Péguy, c’est un peu le mémorial de la Grande Guerre. En mourant aux premiers jours de septembre 14, celui qui était alors lieutenant est devenu l’un de ces soldats aux mille visages, dont les noms sont inscrits sur les monuments aux morts qui jalonnent notre pays. La propriété de tous, sans exclusive. Vichy a bien cherché à l’annexer, mais en vain. Il était trop inclassable, lui qui prévenait : « Je suis toujours sur deux plans. » Nationaliste chez les dreyfusards, monarchiste chez les républicains, charnel chez les mystiques. Jean Guéhenno l’a résumé d’une formule sans appel : Péguy était un républicain qui ne votait pas et un chrétien qui ne communiait pas.

Nul auteur n’aura été plus français que lui. Sédentaire parmi les sédentaires, il n’aura sillonné qu’un seul et même pays, quelques arpents de terre reliant Orléans, Paris et Chartres. C’est l’homme d’une triple fidélité, à la France, à la civilisation rurale et au christianisme. Fides, la foi. Il l’avait chevillée au corps, soutenu par « la petite fille Espérance », la deuxième vertu théologale, qu’il a célébrée dans Le Porche du mystère de la deuxième vertu (1910). On aura beau chercher, il n’a guère d’équivalent dans l’histoire littéraire française. La raison en est toute simple : il procède d’une tradition orale. C’est le légataire de la culture paysanne et de la religion populaire. Un simple parmi les simples. L’un des douze chrétiens essentiels depuis le Christ, selon le grand théologien Hans Urs von Balthasar.

Tout est joué avant 12 ans

Il restera comme l’auteur d’une œuvre prophétique, longue imprécation contre le monde moderne, placée sous le signe d’Antigone et de Jeanne d’Arc, les deux grandes figures féminines de la désobéissance héroïque. De cette œuvre, émerge tout à la fois une prière, une méditation et un prêche. On a là tous les registres stylistiques qu’elle revêtira. La litanie, le dialogue, la harangue. Le tout rythmé par une langue puissamment charpentée, robuste comme un animal de trait, d’une monotonie envoûtante, pareille à une incantation lancinante.

La vie et les livres de Péguy ne forment finalement qu’une et même chose. À eux deux, ils avancent d’un même pas sûr, celui d’un personnage entier, dissident dans l’âme, à l’aise seulement dans le refus, la polémique, le corps à corps. Un écrivain réactif, qui réagissait en permanence à l’événement et aimait à se trouver au cœur de la mêlée, faire des « personnalités », comme il se plaisait à dire, car les idées sont de chair. Il ressentait comme personne la nécessité de les personnifier, se battant contre la désincarnation du monde moderne, cet art abstrait, dont il ignorait tout et qui allait tout envahir. À cela, l’homme enraciné qu’il était opposait la matérialité du monde, la pesanteur des choses, le relief de la Terre. La Création est tangible, ou elle n’est pas. Le spirituel ne s’est-il pas incarné dans le charnel ?

Péguy nous vient de loin, de la nuit des temps, du fond de l’histoire de France. Il est sans âge. C’est l’être collectif français, le chœur de nos profondeurs. « Un produit humain qu’il a fallu dix-neuf siècles de culture pour porter à ce point de civilisation », disait de lui Barrès. Il est né le 7 janvier 1873 à Orléans dans une famille de petits artisans, élevé par sa mère, rempailleuse de chaises, et sa grand-mère, dernier témoin de l’ancienne France. Il a grandi dans le souvenir de son père menuisier, mort des suites du siège de Paris. Orléans demeurera sa ville, elle qui a tenu tête aux armées d’Attila et donné à Jeanne d’Arc sa première victoire militaire. Impossible d’arracher l’enfant à cet héritage initial, lui qui écrivait : « Tout est joué avant que nous ayons douze ans. »

À l’école du socialisme

Il est entré dans le siècle par la petite porte, celle des boursiers de l’école républicaine, la seule qu’il ne refermera jamais. Jusqu’à la fin, ces premiers maîtres continueront de lui apparaître dans la lumière des aurores enchantées – « beaux comme des hussards noirs ». Ils remplaceront le père mort et l’aiguilleront sur la voie royale de la IIIe République : du certificat d’études jusqu’à l’École normale supérieure, dont il démissionnera cependant en 1897, prétextant son mariage avec Charlotte-Françoise Baudoin, la sœur de son ami Marcel Baudoin, mort de la typhoïde.

C’est qu’entre-temps, le jeune homme a fait son service militaire et s’est « converti » au socialisme. Avec ses camarades, dont Albert Mathiez, le futur historien de la Révolution française, il avait du reste baptisé sa chambre d’étudiant, sa « turne », du nom d’« Utopie ». Tout un programme. Il écrit alors dans La Revue socialiste des textes empreints d’une certaine naïveté, comme De la cité socialiste, rêverie utopique. Mais c’est l’affaire Dreyfus qui va le jeter véritablement dans l’arène. C’est à cette occasion qu’il rencontrera Bernard Lazare, « prophète d’Israël », dont il va rallier la cause (plus encore que celle du déporté de l’île du Diable) et auquel il consacrera des pages inoubliables dans Notre Jeunesse (1910), le chef-d’œuvre du dreyfusisme.

Péguy a alors son quartier général, sa première librairie, rue Cujas, une « boutique d’angle », proclame-t-il fièrement. Au sous-sol, on accueille « les synodes de la révolution et les conseils de guerre dreyfusards ». Le gérant de la librairie en impose à tous avec sa canne et se flatte de conserver dans un tiroir son pistolet d’ordonnance, au cas où. C’est là qu’il succombe au verbe de Jaurès, le grand amour déçu de sa vie. La parole du tribun socialiste l’a littéralement happé. Elle qui submergeait tout auditoire, à telle enseigne que Barrès, lui-même fasciné, disait qu’on ne savait pas si ce flot de paroles émanait d’une source ou d’une citerne. Une citerne, creuse de surcroît, finira par décréter Péguy, qui ne lui pardonnera ni son opportunisme, ni son soutien à la politique anticléricale du « petit père Combes », encore moins son pacifisme. C’est en pensant d’abord à lui qu’il lancera son célèbre : « Tout commence par la mystique et finit par la politique. » Pauvre Jaurès ! Il le traînera par la barbe et par les cheveux avec une sorte de frénésie. Ce « gros poussah », le « représentant en France de la politique impériale allemande », un « traître par essence ». L’Argent (1913) et plus encore L’Argent suite (publié après sa mort) constituent autant de charges meurtrières contre le leader socialiste. Son assassinat sur papier, avant son assassinat réel le 31 juillet 1914.

L’homme qui proteste

Péguy fera donc bande à part, à l’écart du socialisme officiel. Il installera en 1900 ses Cahiers de la Quinzaine au 8, rue de la Sorbonne, en face de la vénérable institution, son plus puissant ennemi. Il s’est trouvé toute sa vie en butte au rationalisme scientifique et au positivisme, représentés par l’Université. Le « parti intellectuel ». Ce qu’Albert Thibaudet appellera la « République des professeurs ». C’est la philosophie de Bergson qui va le sauver de ce poison intellectuel, en lui donnant accès à un ordre supérieur de la réalité. La durée, qui, chez lui, devient épaisseur de l’histoire. L’intuition comme antidote à l’intellectualisme de sa génération. En un mot, la liberté. Celle-là même que lui offrent les Cahiers. Là, il n’est pas soumis aux contraintes de l’édition, ni à celles du journalisme. Il a besoin d’espace, n’étant jamais aussi bon que lorsqu’il n’est pas canalisé. Romain Rolland a d’ailleurs comparé son œuvre à la Loire, tour à tour, ample, calme, majestueuse, indomptée.

Les Cahiers, c’est l’œuvre de sa vie (au total, 15 séries et 229 numéros). Il les a portés à bout de bras, même si c’est une aventure collective. Le nombre d’abonnés oscillera entre 900 et 1 200. Mais quels noms ! Alexandre Millerand, Raymond Poincaré, le capitaine Dreyfus, Claude Debussy, Joseph Reinach, l’ancien chef de cabinet de Gambetta. Sans compter les collaborateurs prestigieux : Daniel Halévy, Julien Benda, Romain Rolland, André Suarès, les frères Tharaud…

Thibaudet a comparé cette aventure à celle des imprimeurs luthériens du XVIIe siècle, les premiers éditeurs de la Bible. Mais Péguy « n’était pas protestant, certes, mais il était plus que protestant : il était l’homme qui proteste ». Il ne se contentait d’ailleurs pas de protester, il corrigeait les épreuves, composait. Il ne voulait pas seulement être un penseur, mais un ouvrier typographe, « un boutiquier paysan », comme l’a noté Alain-Fournier. Il appartenait au petit peuple, le seul qui soit grand à ses yeux. L’aristocratie du monde ouvrier. À sa manière, il a fait revivre le compagnonnage.

Un paysan rue d’Ulm

Il ne croyait pas à la mythologie du progrès, cette idée que « l’humanité serait comme un homme qui vieillit ». Il a repris, amplifié, absolutisé la querelle des Anciens et des Modernes, jusqu’à lui donner la dimension d’un combat grandiose. Chez lui, le péché originel était à effet différé : il coïncidait avec l’avènement des temps modernes. Le moderne, c’est celui qui chute – dans la facilité d’argent, dans l’indigence d’âme, dans le règne de la quantité.

Il y avait chez lui un fond de pessimisme historique, corrigé par la foi. « Nous sommes des vaincus. Le monde est contre nous. » Aux quelques textes utopiques du début, ont rapidement succédé des cahiers de doléance, qui portent trace de sa puissante nostalgie pour l’ancien monde, où l’homme « coappartenait » à la Création. Son œuvre en est comme le requiem, acte de décès de la société paysanne, faubourienne et plébéienne, en train de se désagréger sous le régime de l’argent. Deux mots rythment cette déchéance : prostitution et avilissement. Autrement dit, l’embourgeoisement du peuple, auquel Péguy donne un nom : la « métaphysique de la caisse d’épargne ». C’est cela qu’il refuse d’emblée.

Il vivait de plain-pied dans le temps mythologique, appelant « mystique » son mythique à lui, peut-être pour se démarquer de Georges Sorel, l’auteur des Réflexions sur la violence, familier de la boutique des Cahiers de la quinzaine. S’il a héroïsé le passé, c’est qu’il aspirait à ce que ce monde des origines ne décline jamais, que le temps reste irrévocablement fixé, comme à l’aube du monde, dans sa dimension épique, chevaleresque et pastorale.

Tous ceux qui l’ont croisé ont été frappés par son allure paysanne. C’est là qu’il faut chercher son patrimoine génétique. La rue d’Ulm, les Cahiers de la Quinzaine ne sont que des étapes dans la redécouverte et la réappropriation de ses racines. Cette communauté rurale, dont il se perçoit comme l’un des éléments, un parmi d’autres. Il a une dette envers elle. Il s’en acquitte dans ses livres, dès sa première Jeanne d’Arc (1897).

Un bloc de fidélité

Il est tellement hanté par son peuple qu’il en a ressuscité les morts sans nombre, comme nul autre avant lui, sinon peut-être Michelet, l’un de ses maîtres. C’est ainsi qu’il parlait au nom des siens, cette foule invisible, muette et ignorante. Au fond, c’est comme si tous ces hommes obscurs avaient dû attendre des siècles avant d’envoyer leur meilleur fils à l’École normale supérieure pour accéder enfin à la parole. Comment auraient-ils pu être déçus ? Péguy n’a jamais trahi. C’est l’homme d’une fidélité en bloc. « Nous ne renierons jamais un atome de notre passé. »

Son retour à la foi réclamait un langage spécifique. Ce sera la poésie. On a dit alors qu’il avait mis « de l’eau bénite dans son pétrole ». C’est tout le contraire : il l’a chauffé à l’alcool de sa foi. La poésie est indissociable chez lui du sentiment religieux. C’était en poète qu’il priait et qu’il méditait. La foi l’a arraché des impasses où l’enfermaient son pessimisme et sa solitude programmée. Le voilà redevenu pèlerin, marcheur de Dieu, à travers la plaine beauceronne, avec pour seuls phares les flèches de la cathédrale de Chartres. Là, devant cette grande nef gothique, dressée au loin, il pouvait s’écrier, au terme de trois jours de marche : « Je ne sentais plus rien, ni la fatigue, ni mes pieds. Toutes mes impuretés sont tombées d’un seul coup. J’étais un autre homme. »

Religion, poésie, nation. C’est tout un. Elles fonctionnent de concert, dans une sorte de chant polyphonique. Homère répond à Clio, la muse de l’histoire, que Péguy a mise en scène dans son Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne (posthume). De leur côté, Corneille, Pascal et Hugo s’entretiennent avec ceux que le gérant des Cahiers appelait les « mécontemporains », au nombre desquels il se comptait. Jeanne lui servant de fil rouge. À charge pour elle de condenser le destin français. C’est Barrès, toujours lui, qui va lancer son Mystère de la charité de Jeanne d’Arc (1910), la seconde Jeanne de Péguy. Répondant à une enquête pessimiste sur l’avenir de la littérature, l’auteur des Déracinés a tôt fait de renvoyer le journaliste vers cette « modeste boutique des Cahiers de la Quinzaine », où « rien n’est vulgaire, rien n’est déprimé […]. Voilà des âmes qui débordent. »

Malheureux ceux qui sont morts

Et puis ce sera Ève (1913), poème-océan, mille neuf cent onze quatrains en alexandrins, sa Légende des siècles à lui, qui embrasse l’histoire de l’humanité, depuis le premier homme. Ève est une coulée mystique qui s’ordonne jusqu’à constituer une immense cathédrale de lumière, dans laquelle Péguy a tout jeté, Rome et Jérusalem, la terre des hommes et le royaume de Dieu. La fécondité du dernier Péguy est stupéfiante. C’est un homme en crue. Il déborde, se hâtant de tout dire, comme s’il sentait son heure approchée.

Il a vécu et travaillé comme un moine et comme un soldat. Pareillement, il est mort comme il a tenu ses Cahiers, debout, sans tricher, en commandant le feu, la veille de la bataille de la Marne, le 5 septembre 1914, laissant derrière lui quelques-uns des plus beaux poèmes de la langue française, dont son propre épitaphe : « Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre / Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés. » Mais Péguy se trompait d’époque. Sa conception de la guerre était totalement anachronique. Elle sortait d’un songe poétique. C’était un enfant de la « Débâcle », le regard toujours fixé sur la ligne bleue des Vosges. Comme l’a dit Maurras, la revanche était alors « reine de France ». Pour l’auteur de Notre patrie (1905) aussi. Il partageait l’antigermanisme de sa génération, qui n’attendait qu’un prétexte pour se déchaîner. Ce sera le « coup de Tanger » (escale de Guillaume II dans le port marocain en mars 1905). La Belle époque s’achève alors brutalement. L’Europe entre dans une longue veillée d’armes. Péguy s’y prépare à sa façon, ne manquant aucune période de réserve ni les grandes manœuvres de 1913, prélude au grand massacre, une folie, qu’il n’a pas vu venir.

D’une certaine façon, Jaurès est le premier mort français de 14 ; Péguy, le deuxième. L’un pour avoir cru qu’on pourrait empêcher la boucherie, l’autre pour avoir cru qu’elle n’aurait pas lieu. On a d’abord tué la paix, ensuite l’héroïsme. Les deux ont été significativement frappés au visage. Car c’est cela 14-18. La fin du figuratif, la suppression du visage, dans les tableaux de l’avant-garde comme dans l’enfer des tranchées. En se débarrassant de la face humaine, on a liquidé la question de l’humanité de l’homme, lequel est devenu comme étranger à lui-même. Réduit finalement à l’anonymat du soldat inconnu, qu’on honore par défaut chaque 11 novembre.

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