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Louis-Ferdinand Céline

Céline, Elizabeth Craig et les fantômes de la guerre à la Nouvelle Libraire

Céline est à l’honneur. Parallèlement à la parution tant attendue des premiers feuillets inédits (« Guerre », Gallimard), la Nouvelle Librairie réédite « Elizabeth Craig raconte Céline ». S’entretenant avec le professeur Jean Monnier, la dédicataire de « Voyage au bout de la nuit » y raconte sa passion avec l’écrivain. « Éléments » a interrogé Émeric Cian-Grangé, directeur de la collection « Du côté de Céline » dans laquelle paraît cet ouvrage. Retrouvez-le le vendredi 3 juin, de 17 h à 19 h, à la Nouvelle Librairie, rue Médicis, avec Marc Laudelout, directeur du Bulletin célinien, et Jean Monnier, pour un hommage à Louis-Ferdinand.

ÉLÉMENTS : Vous avez choisi de rééditer Elizabeth Craig raconte Céline au moment où sortait chez Gallimard le roman inédit Guerre. Pourquoi ?

ÉMERIC CIAN-GRANGÉ. Chère Anne, au risque de vous décevoir, la parution d’Elizabeth Craig raconte Céline n’a aucun lien avec celle de Guerre. Nous fêtons cette année les quatre-vingt-dix ans de Voyage au bout de la nuit et c’est à ce titre que deux ouvrages seront publiés dans la collection « Du côté de Céline », afin de rendre hommage à cette « œuvre sans pareille », « du pain pour un siècle entier de littérature ». Programmé à la fin du premier semestre, le livre de Jean Monnier est finalement sorti un jour avant Guerre, sans avoir fait beaucoup d’ombre au « roman » inédit publié chez Gallimard. Tiré à 80 000 exemplaires, Guerre a déjà fait l’objet de trois réimpressions. Revenons à Elizabeth Craig raconte Céline dont l’inestimable intérêt est d’apporter un éclairage intimiste sur la personnalité et l’activité d’écriture de Louis Destouches. Vivant avec lui depuis 1927, Elizabeth est contemporaine de sa tentative infructueuse de faire publier L’Église, une pièce de théâtre en trois actes (qui sera finalement éditée en 1933, avec deux actes supplémentaires), et de son labeur quotidien aboutissant à la conception de Voyage au bout de la nuit, prix Renaudot 1932. Elle a assisté – et participé – à la mue de Destouches en Céline et à la naissance d’un classique de la littérature française. On sait par ailleurs que Céline déclarait avoir une dette énorme envers Elizabeth Craig, ce qu’atteste notamment un courrier adressé en 1947 à Milton Hindus, un admirateur américain et juif : « Quel génie dans cette femme ! Je n’aurais jamais rien été sans elle […]. Elle comprenait tout avant qu’on ait dit un mot… Elles sont rares les femmes qui ne sont pas essentiellement vaches ou bonniches, alors elles sont sorcières et fées. » Peut-on également lire Guerre à la lumière du témoignage d’Elizabeth Craig ? Probablement, tant le contenu de ce livre semble tout droit tiré de Voyage au bout de la nuit… Le deuxième ouvrage, collectif cette fois-ci, paraîtra au cours du second semestre 2022.

ÉLÉMENTS : Jean Monnier raconte qu’il y a un peu d’Elizabeth Craig derrière chaque figure féminine de l’œuvre de Céline. Pouvez-vous nous expliquer en quoi ? Est-ce le cas dans Guerre, qui a été écrit un an seulement après leur séparation ?

ÉMERIC CIAN-GRANGÉ. Est-il possible d’affirmer « qu’il y a un peu d’Elizabeth Craig derrière chaque figure féminine de l’œuvre de Céline » ? Je n’ai pas de réponse tranchée à vous apporter. Il me semble fort peu probable de voir un peu d’Elizabeth derrière « la mère Henrouille » (Voyage au bout de la nuit) ou « Mme Gorloge » (Mort à crédit), pour ne citer que ces deux personnages emblématiques. À moins de les considérer comme des sorcières, si l’on se réfère aux tropismes céliniens et aux propos que j’ai cités plus haut… Lucette Almansor, la troisième épouse de Céline, prétendait que le personnage de Molly, dans Voyage au bout de la nuit, était un mélange d’Elizabeth Craig et de Suzanne Nebout (la première épouse de Destouches). Est-il pour autant possible et pertinent de catégoriser les très nombreuses figures féminines qui peuplent l’œuvre célinienne ? Nous pouvons néanmoins être frappés par la constance de certaines figures féminines, allégoriques et fantasmées. Guerre n’échappe pas à la règle. Trois personnages féminins, emblématiques des tropismes de l’auteur, imprègnent le « roman » dans quasiment toutes ses parties : Mlle L’Espinasse, la « sondeuse en chef » qui branle les soldats blessés et s’intéresse de près aux macchabées ; Amandine Destinée Vandercotte, la serveuse amoureuse de Cascade qui deviendra son mac et qui la traite comme une moins que rien ; et Angèle, la régulière de Cascade qu’elle dénoncera pourtant à la police, avant de prendre en main les choses du métier et la destinée de Ferdinand. En somme, trois figures féminines archétypales et symptomatiques de l’univers de l’écrivain. Mais comme toujours avec l’auteur de Rigodon, il est malaisé, pour ne pas dire funambulesque, de proposer une synthèse. Je laisse cette tâche hasardeuse aux universitaires dont c’est le métier. Je vous conseille néanmoins la lecture de Céline et les femmes, de Pierre de Bonneville qui, interprétations (intuitions ?) psychanalytiques mises à part, est une mine d’informations sur le sujet. Mais attention, chère Anne, « avec un homme comme Céline, les femmes n’ont pas le beau rôle »… À propos de « beau rôle », il faut souligner celui de Gallimard, tant je trouve la trajectoire de Guerre admirable, sa parution tombant miraculeusement à point nommé. S’il n’existe aucun manuscrit inédit de Guy Mazeline à paraître cette année, il ne devrait pas y avoir de loup, c’est « le prix Goncourt [2022] dans un fauteuil » pour les chutes de Voyage au bout de la nuit. Vous l’avez compris, j’émets quelques doutes sur la datation des feuillets composant Guerre, que j’imagine plus volontiers écrits pendant la rédaction de Voyage au bout de la nuit qu’en 1934. Peccadilles, me direz-vous avec raison, mais « les éditeurs ?… […] acrobates d’arnaque ! leurs filouteries sont si terribles imbriquées au poil ! si emberlifiquées parfaites que ce serait l’Asile, toutes les camisoles que vous tentez d’y voir !… même à adorer… et de très loin !… comment ils s’y prennent !… »

ÉLÉMENTS : Après la réédition d’Escaliers en septembre 2020, roman autobiographique d’Évelyne Pollet, Elizabeth Craig raconte Céline est le deuxième témoignage d’une femme ayant fréquenté l’écrivain. En quoi son point de vue est-il différent et qu’apporte-t-il à notre compréhension de l’œuvre de Céline ?

ÉMERIC CIAN-GRANGÉ. Le point de vue d’Elizabeth Craig est celui d’une femme qui a partagé la vie de Louis Destouches pendant presque huit ans, qui l’a soutenu de toutes ses forces avant de craquer et de le quitter, totalement épuisée : « C’était affreux de vivre enfoncée dans le tragique, comme ça… noyée dans les ténèbres tout le temps […] Je n’en pouvais vraiment plus. » Mais c’est également le point de vue de l’« Impératrice », « un fantôme » auquel Céline devait beaucoup : « Mes maîtres ? Des médecins. Et aussi une danseuse américaine qui m’a appris tout ce qu’il y avait dans le rythme, la musique et le mouvement. » Le témoignage de Lucette Almanzor, avec qui Céline a vécu pendant vingt-six ans, est sans appel : « Quand j’ai connu Louis, il venait de vivre la seule histoire importante de sa vie : Elizabeth. Quand il est parti aux États-Unis pour la chercher, j’aurais accepté de vivre à trois, s’il avait pu la ramener. Elle est restée un idéal, car il ne l’a pas vue vieillir, et après il l’a entièrement recréé. Elle le fascinait à ne pas vouloir de lui. Elle couchait avec tous ses amis, n’avait ni morale ni compassion. » N’oubliez pas qu’Elizabeth est la dédicataire de Voyage au bout de la nuit, ce qui n’est pas rien. Évelyne Pollet ? Une bourgeoise anversoise, mère de famille, « autrice » avant l’heure, imperméable aux préceptes assenés par Céline lors de leur première rencontre : « La jalousie est un sentiment honteux, l’amour un mythe et le désir de possession exclusive, tout à fait répréhensible. » En mars 1951, le natif de Courbevoie confiait à Albert Paraz : « Cette saloperie d’Évelyne ne m’a jamais envoyé un gramme de chocolat ni de rien ! damnée hystérique menteuse, provocatrice, folle de jalousie salope, cavaleuse avec ça ! la femme de lettres 1000 p. 100 ! l’horreur même ! […] Elle me hante depuis 15 ans cette garce ! avide de publicité […]. » Faut-il en dire plus ?

ÉLÉMENTS : Le portrait de Céline que ces deux femmes dressent dans leurs œuvres est celui d’un homme meurtri, hanté par ses souvenirs de guerre, qu’elles ont essayé en vain de sauver de lui-même. Tâche impossible aux yeux d’Elizabeth Craig, qui finira par le quitter en 1933. Le rapport des femmes à Céline est-il toujours de nature « thérapeutique » ?

ÉMERIC CIAN-GRANGÉ. Le rapport de Céline avec les femmes était-il « toujours de nature thérapeutique » ? Si l’on en croit Pierre de Bonneville, « Céline était sensible à la thaumaturgie de la femme, sensible aux ondes, aux songes, aux fées, et aux sorcières. Ses livres, sa vie, sont peuplés de ces sortes de personnages féminins. » On sait également que, amateur de bordels, il avait un goût prononcé pour le corps féminin et le spectacle qu’il offre : « Tous les pouvoirs magiques de la femme sont incarnés dans la cuisse de la danseuse […] Si la cuisse était son fétiche, son icône était la danseuse. Céline a toujours fusionné en une seule entité la prostituée et la danseuse. » Provocateur, voyeur et fétichiste, il n’y avait pour Céline « de lumières que dans les endroits défendus ». Avait-il peur de la solitude ? À Karen Marie Jensen, après le départ d’Elizabeth Craig, Céline écrit : « … je ne voudrais pas mourir tout seul… » Quelques années plus tôt, dans une lettre à Édith Follet, sa deuxième épouse (et mère de Colette, leur fille), Louis avait pourtant vidé son sac : « … Il m’est impossible de vivre avec quelqu’un […] ne te raccroche pas à moi. J’aimerais mieux me tuer que de vivre avec toi en continuité – cela sache-le bien et ne m’ennuie plus jamais avec l’attachement, la tendresse – […] J’ai envie d’être seul, seul, seul, ni dominé, ni en tutelle, ni aimé, libre. » Et l’amour, me direz-vous, cet « infini mis à la portée des caniches » ? S’interrogeant sur les sentiments de Louis, Elizabeth confesse : « Je me suis toujours demandé ce qu’il y avait en Louis qui le rende si dépressif. Je n’arrive pas à mettre le doigt dessus parce qu’il était tellement doux et attentif. Et malgré ce sentiment qu’il me donnait de m’adorer, je n’arrivais pas à savoir ce qu’il pensait au fond. » Lucette Almansor, sa dernière compagne, celle qui l’accompagna jusqu’au bout de la vie, a cette phrase assez terrible : « Toute ma vie avec lui, c’est comme si on m’avait cassé du verre dans le cœur. Il ne voulait pas montrer sa tendresse, alors il agressait, même avec moi il a été horrible. » Pour tenter de comprendre les rapports que Céline entretenait avec les femmes, il faut écouter attentivement ce que Pierre de Bonneville nous dit : « Solitaire mais pas seul : Céline avait tant besoin de compagnie non pour distribuer de l’amour, mais pour en recevoir. Compagnie, compagnes, complices. Mais sans allégeance de sa part. Il lui était inconcevable de se sentir sous la dépendance. » Que vous dire de plus, chère Anne, qui puisse nous aider à tenter d’esquisser un portrait nuancé de celui qu’on dépeint volontiers, avec du mépris dans la voix, comme un dégoûtant misogyne ?… Dirigées par Rémi Ferland, les Éditions 8 ont dans leur catalogue un petit ouvrage admirable et précieux, qui a pour titre Lettres à Édith et à Colette (2018) et que toute bibliothèque célinienne se doit de posséder. On peut notamment y lire, sous la plume de Louis : « Sois assurée chère Édith que je t’aimerai toujours et bien que croulant à présent je pense tout le temps à toi et pas fier de mes satanés exploits ! Tu avais tout fait pour me rendre heureux j’ai tout fait pour te rendre malheureuse ! Ignoble enragé que je fus ! Ingrat cochon ! J’ai bien mérité mon sort ! », « Je t’aime tant Édith chérie, souvenir miraculeux vivant d’une vie que je n’ai plus. Je t’embrasse fort fort mon Édith. Louis… et te demande bien pardon. » Vous le voyez, chère Anne, rien n’est simple « du côté de Céline »…

Propos recueillis par Anne Letty

Soirée Céline en présence d’Emeric Cian-Grangé, directeur de la collection « Du côté de Céline »,
Marc Landelout, auteur du livre Céline à hue et à dia et Jean Monnier, auteur du récent Elizabeth Craig raconte Céline. Vendredi 3 juin de 18h à 20h.

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