Le magazine des idées

Biopolitique du coronavirus (8). Festivus Coronafestivus, Philippe Muray à mon balcon

Serions-nous devenus des Babtous fragiles que des armées de psys, de clowns et d’assistantes sociales protègent, divertissent et maternent du matin au soir ? Faut croire. Notre hypersensibilité à la souffrance nous fait accepter bien des défaites.

Tous les soirs un peu avant 20 heures, j’ai l’impression que Philippe Muray frappe à ma porte, un cigarillo coincé entre les dents, avec sa dégaine inimitable de misanthrope contrarié et de gourmand renfrogné. Il me glisse quelques mots, puis s’en retourne faire des ronds de fumée dans les nuages. Jusqu’au lendemain soir.

– Hé Bousquet !

– Quoi ?

– Surtout, ne l’ouvre pas ! Ni ta fenêtre ni ta gueule ! Boucle-la et boucle-toi ! Chut ! À 20 heures, c’est leur minute de tintamarre, c’est ta minute de silence. Leur minute d’indécence, ta minute de jouissance. La décence te sera peut-être offerte en supplément. L’innocence, elle, est perdue depuis toujours, foi de Muray !

Sacré bonhomme. « Cigars, whisky et no sport ! » La formule ne lui a pas réussi aussi bien qu’à Churchill, mais lui combattait un ténia bien plus téméraire : la métaconnerie – Homo festivus, pour ne pas le citer. Sans Muray, Homo festivus n’aurait été qu’un con de plus dans la longue histoire de la connerie. Il l’a accouché du néant dont il procède et où il retournera. Le mariage du Bien et du Rien, c’est lui. Les rebelles qui bêlent leur désir panurgique de Fêêête et de paillettes, c’est lui. Les « mutins de Panurge », ricanait-il. Le « nous » des gnous. Ils sont de retour. En masse. En messe même.

Une machine à clics

20 heures. L’heure fatidique. Celle à laquelle Panurge apparaît pontificalement à son balcon pour sa bénédiction quotidienne urbi et orbi, qu’il adresse aux soignants du monde entier. Spectacle extraordinaire. On a l’impression d’assister à la sortie troglodytique de tous les confinés du monde, arrachés des cavernes où ils végètent. Dans les rues désertes, les façades se couvrent d’émoticônes radieuses accrochées aux fenêtres, des rangées d’émoticônes, toute la gamme de sourires, des plus tartes aux plus cornichons. #OnApplaudit, #TousAlaFenêtre. Depuis qu’il a découvert les hashtags, Homo festivus est devenu une machine à clics. Serial cliqueur, c’est l’homme qui clique plus vite que son ombre. Cliquer donne un sens à sa vie. Des clics et des claques en somme.

Mais cette fois-ci, c’est… comment dire… c’est juste…

– Oui, c’est quoi au juste ? Dis-le nous s’il te plaît, Festivus ?

– C’est juste mieux, c’est juste hé-naur-me, ouah, juste, comment dire, juste plus tout.

Les seuls événements planétaires que Festivus connaissait jusqu’ici, c’étaient de vulgaires Coupes du monde, des Jeux olympiques truqués par le CIO et les hormones de croissance, des concerts plus arthritiques qu’électriques de papys rockers à bout de souffle qui affichent tous au moins 350 000 km au compteur, maintenant il y a des virus, des morts par milliers, des villes fantômes, des couvre-feux partout, la guerre invisible. La Terre retient son souffle. Il suffit d’un postillon, hein ! C’est l’effet postillon : un postillon à Wuhan peut déclencher une pandémie à Paris. Putain, même Nicolas Hulot ne l’avait pas prévu ! Cela vaut bien un tonnerre d’applaudissements tous les soirs.

Comme Festivus festivus ne peut plus faire du patin à roulettes, il roule des patins à la terre entière. Love, love, kiss. Finie la Gay Pride, remisée la Techno Parade, en hibernation Nuit blanche, enterrée la Fête des voisins. Quant à la Fête de la musique, seul sur son canapé, non, non, c’est presque aussi sinistre qu’un concert de Julien Doré. Alors, à 20 heures, Festivus festivus remixe tout ça. Il tient sa fête, la Clapping Pride. Retiens ce nom. Il ne le lâchera pas de sitôt. Pride – sa fierté, celle emphatique du « señorito satisfecho », le petit homoncule bouffi de lui-même décrit par Ortega y Gasset, qui perçait déjà dans les ronronnements de plaisir de Joseph Prudhomme. Avec l’écriture inclusive, Monsieur Prudhomme a perdu son patronyme offensant – il est maintenant indifféremment la dame et le monsieur. Ce qui a survécu, c’est son contentement, celui de tous les pharisiens, les néo, les paléo, les trans, les hyperfestifs, qu’importe.

Le carnaval des masques

On n’a encore rien vu. Pour le moment, Festivus festivus ne sort qu’à sa fenêtre. Il attend le 11 mai pour enfiler son masque. Ce sera pour lui comme le grand retour du carnaval. Des masques pour tous. Tout le monde sera voilé, pas seulement les femmes. Enfin la parité, des masques unisexes, le voile hygiénique pour tous ! Il y en aura de toutes les couleurs, même arc-en-ciel. Le plus beau entre tous sera celui qu’Anne Hidalgo fera installer sur la façade de l’Hôtel de Ville : il sera immense. On ne sait pas encore s’il ressemblera à un préservatif XXL ou à un plug viral. Impossible de trancher à ce stade. Il y aura écrit en lettres géantes arc-en-ciel : « Couvrez-vous ! » Le citoyennisme d’Homo festivus s’en trouvera rasséréné. Quand il enfilera chaque matin son masque, il aura la sensation d’enfiler un préservatif. Plus déterminé que jamais, il luttera contre le Covid et contre le Sida. Il exultera. Arrière, les gestes barrières ! La distanciation spatiale ne renverra pas à cette philosophie moisie du repli sur soi qu’est la distanciation sociale. La trottinette ignore la distanciation. Elle lui permettra d’échapper à l’enfer programmé des transports en commun, mais pas à son amour du genre urbain. Il glissera de nouveau sur la chaussée, la street sera à lui. Il reprendra sa vie d’intermittent de la société du spectacle. Cet été, il ira à la mer, à Paris Plages, où il fera de la trottinette à voile et ses exercices de yoga. Il se dira que, oui, décidément, Bertrand Delanoë a quand même été un sacré visionnaire qui avait tout prévu, jusqu’au confinement estival des Parisiens, même si nul n’est prophète en sa ville. Et il l’applaudira.

Clap, clap, clap

Cette déferlante d’applaudissements avait pourtant bien commencé, en Italie, où se perpétue encore, entre un scandale de Silvio Berlusconi et une blague de Beppe Grillo, l’antique sociabilité populaire, où la communication s’établit d’une fenêtre à l’autre, d’un étage à l’autre, d’une corde à linge à l’autre, où tout circule jusqu’aux odeurs de cuisine, jusqu’aux airs d’opéra, où les mamma donnent des nouvelles du bambino comme s’il était déjà chef d’orchestre à l’opéra de Naples ou capitaine de la Squadra azzurra, tout en pestant contre l’indolence de leurs maris. Les palabres, les cris, les applaudissements, tout cela appartient en propre à la commensalité sudiste qui transforme le voisinage en théâtre de l’intimité. Et même à l’occasion en espace politique, au lieu d’être cet espace impolitique du consentement et du contentement, comme jadis au théâtre les balcons d’où fusaient les quolibets et les sifflets.

Mais voilà, il faut désormais compter avec les réseaux sociaux, virus dans le virus, pandémie dans la pandémie, qui enjambent les fuseaux horaires et démultiplient la contagiosité des applaudissements. Savez-vous que la courbe d’intensité des applaudissements correspond à celle des virus ? Il y a quelques années des chercheurs suédois s’étaient amusés à les comparer, elles se confondent trait pour trait. Il y aurait une physiologie balzacienne de l’applaudissement à écrire. De quoi serait-elle l’expression ? D’une autocélébration collective ? D’un pic de narcissisme mesuré à l’applaudimètre ? Les applaudissements ont gagné leurs galons scientifiques, ils font partie de l’arsenal du management positif et de la panoplie de la psychologie elle aussi positive, quand bien même ils n’ont pas de vertu performative. On ne sache pas à ce jour qu’ils fabriquent des lits d’hôpital, des masques ou des tests.

For me, formidable

La génération selfie n’applaudit pas seulement pour féliciter, ce serait trop beau, mais pour s’encourager, se féliciter, s’autocongratuler. Ce qui la résume, c’est la bande-son de ce film publicitaire pour je ne sais quelle banque : « Vous êtes formidables, nous sommes formidables, tu es formidable », le tout rythmé par la chanson d’Aznavour « For me, formidable ». Comme si la vie requerrait désormais un tel niveau d’héroïsme qu’on ne saurait plus la concevoir autrement qu’à travers des superlatifs, des encouragements, des  applaudissements. Ils fonctionnent en boucle dans leur itération indéfinie. Les infirmières applaudissent les aides-soignantes qui applaudissent les brancardiers qui applaudissent les ambulanciers qui applaudissent les malades qui applaudissent les soignants. Et on recommence.

C’est le « Valete et plaudite », le « Portez-vous bien et applaudissez » des spectacles de la Rome impériale. Pas un courriel sans qu’une assistante d’on ne sait trop quoi vous le ressorte, au latin près, en guise de formule de politesse. Serions-nous entrés dans la civilisation de l’applaudissement, l’applaudissement comme espéranto du confinement ? Étonnante prescience des génies : en 1786, Goethe écrivait à Charlotte von Stein, qu’il courtisait passionnément : « Notre monde qui devient un énorme hôpital, chacun de nous devenu l’infirmier de l’autre. » Goethe, c’était quand même autre chose que Jean d’Ormesson, hein !

Le RER à 6 heures du soir

Les soixante-huitards traçaient sur les murs leur programme, qui consistait pour l’essentiel à faire tomber les murs. « Bannissons les applaudissements, le spectacle est partout », proclamait un de leurs slogans. Lourde erreur d’appréciation. Il y a une loi théâtrale que les auteurs d’avant-garde du XXe siècle, d’Antonin Artaud au Living Theatre, ont voulu abolir, c’est la scène, la médiation de la scène, au prétexte que la scène serait partout, dans la salle, dans la rue. Mais si la scène est partout, elle n’est nulle part ; et si la scène n’est nulle part, c’est que l’obscène, son antonyme, est partout. C’était le risque.

On ne sait pas trop où ce style « happy-clappy » a vu le jour, ni comment il s’est diffusé. Aux États-Unis sans nul doute. Peut-être dans les assemblées applaudissantes des évangéliques et autres pentecôtistes. Il y aurait alors comme une sorte de retournement facétieux de l’histoire. Ces rassemblements d’allumés du septième jour n’ont-ils pas été les foyers de diffusion du Covid-19 en France et en Corée du Sud ? La proximité s’y transforme tout de suite en promiscuité. Regardez des vidéos de culte qui circulent sur Internet, elles devraient toutes être cultes. Sociologiquement, ce n’est pas le métro à 6 heures du soir, comme disait Malraux, c’est le RER et les trains de banlieue. Quel que soit l’âge, on saute pour Jésus, on se trémousse pour Jésus, on s’étreint pour Jésus. C’est la rencontre de Walt Disney, du Sermon sur la montagne et des thérapies de groupe. La descente de l’Esprit Saint dans les corps convulsés donne lieu à des effusions de joie indescriptibles, à des scènes de pleurs diluviennes, à des tremblements parkinsoniens, même pas forcés, quand bien même tout ça donne l’impression de sortir d’une émission de Patrick Sabatier. Les pom-pom girls servent de modèles néosulpiciens pour des madones stylisées sur des vitraux en plexiglass dans le plus pur style de Las Vegas, assez éloigné de l’original on en conviendra. Au milieu, un pasteur en bermuda. On ne sait pas trop ce qu’il fait dans la vie courante : représentant en pâtes alimentaires ou gérant de fast-food ? Gérant de fast-food apparemment puisqu’au moment de célébrer l’eucharistie, il tend des pop-corn aux fidèles et dit : Ceci est mon corps. Puis du Coca-Cola : Ceci est mon sang. On comprend alors que la bataille culturelle n’est pas gagnée, sacré nom.

Pourquoi des rites ?

Une société sans rites collectifs les recrée spontanément, sauvagement, clownesquement, toujours sous un mode parodique ou infantile. Les marches blanches pour la pédophilie, les empilements de fleurs pour le décès des « people », les bougies pour les attentats, les câlins, les étreintes. Appelons ce processus la schtroumpfisation du monde qui donne lieu à une orgie planétaire de pelucherie et de nunucherie. On dessine des cœurs à gros traits de feutre fluo, on met des petits ronds sur les « i » de Lady Diana et de Michael Jackson, on scotche des photos du défunt, on multiplie les lieux de mémoire éphémères parce qu’on sait la mémoire de ce monde éphémère, soumise elle aussi à la dure loi de l’obsolescence programmée.

L’effacement des rites funéraires marquerait-il le début de la fin ? Tout n’a-t-il pas commencé par là, quand nos lointains ancêtres ont parachevé le processus d’hominisation en créant les premiers rites de la mort ? C’est la découverte de leurs sépultures qui a fait dire aux anthropologues, aux prêtres et aux poètes : Ecce homo, voici l’homme.

Quelle est la fonction des rites ? Prendre en charge les émotions collectives pour les inscrire dans un cadre qui fonctionne à l’instar de la catharsis théâtrale selon Aristote. Ces dispositifs, pour recourir à un langage caractéristique de la déconstruction, ont été institutionnellement et intentionnellement démantelés, étant perçus comme par trop archaïques, trop codifiés, trop asphyxiants, pas assez « authentiques ». Or sans eux, l’homme est nu face à l’énigme du destin. Que reste-t-il alors ? Norbert Elias expliquait le processus de civilisation par le travail des mœurs sur elles-mêmes, elles s’autoproduisent, s’épurant sans cesse, s’affinant, se complexifiant. Peut-être nous faudra-t-il envisager le processus de dé-civilisation en cours comme le travail des mœurs contre elles-mêmes.

La sollicitude nous tue

Comment comprendre tout ce pathos autour de la vulnérabilité et ce nouvel impératif de sollicitude, qui est au cœur de l’idéologie du « care » ? Il ne s’agit pas de nier la vulnérabilité et la sollicitude, mais de rappeler qu’elles n’ont jamais rien fondé de solide, de durable, de pérenne. « Il est possible de traverser une rivière sur une poutre mais pas sur un copeau », fait dire Dostoïevski à Stavroguine dans Les Démons. Sans cela, on s’y ensable, même ce démon princier et rimbaldien de Nicolaï Stavroguine. Oui, l’homme est vulnérable, mais il est loin de n’être que cela. La vulnérabilité en soi et pour soi n’appartient qu’à la petite enfance et à la grande vieillesse – pas à l’homme mûr, dans la force de l’âge. Dès lors quel besoin de l’élargir à l’ensemble du corps social, sauf à prendre le risque de lui briser les reins. La vulnérabilité ne peut fournir le cadre d’une philosophie générale de la vie. Il faut la laisser à Emmanuel Levinas, à Cynthia Fleury, à cet humanisme mou et caramélisé qu’on a panthéonisé. Leur philosophie, c’est du pathos à tartiner. Pas la nôtre. À moins bien sûr d’engager notre civilisation dans la voie sans issue d’une philosophie du burn-out et d’un burn-out philosophique, en tant que syndrome d’épuisement intellectuel et spirituel.

Si on veut livrer à l’examen critique, clinique même, cette empathie universelle, ces remerciements humides, ces applaudissements incessants, ces pleurs, cette responsabilité pour autrui, il faut se tourner vers l’éthique de la sollicitude, le « care » donc. On aurait pu voir d’un bon œil l’apparition de cette éthique portée sur les fonts baptismaux par le féminisme américain parce qu’en instaurant des domaines réservés à chaque sexe, elle postule qu’il y a une essence masculine et une essence féminine. L’éthique de la sollicitude répondrait à un souci féminin légitime : introduire dans la philosophie morale une vision féminine très largement absente. Il s’en dégage que l’approche morale des femmes serait différente de celle des hommes, plus émotionnelle que rationnelle, plus empathique, plus sensible à la souffrance et aux enjeux de la vulnérabilité – en un mot, plus humaine. Elle procéderait d’une approche empirique plutôt que conceptuelle, concrète, pas abstraite, guidée par une éthique du soin. Pourquoi pas ! Mais cette philosophie ne saurait être qu’une condition nécessaire, loin, très loin d’être suffisante, à la production du social. Si jamais on devait la généraliser, elle ferait de nous les acteurs passifs de notre vie, potentiellement des victimes. Une telle vision des choses ne peut à elle seule organiser les comportements sociaux, seulement les pacifier – c’est déjà beaucoup –, pas les animer, les stimuler, les renforcer.

Attention Babtou fragile !

On est arrivé à un tel degré de confusion des sexes, de troubles dans l’identité, de mélange des genres, qu’on en est venu à oublier le cœur générique, peut-être même génétique, de l’altérité humaine : l’homme et la femme. Vue depuis Mars guerrier, Vénus ressemble à une exoplanète peuplée de créatures douces, délicates et vaguement extra-terrestres – les femmes – que les Martiens chérissent certes, mais à qui ils n’ont aucune envie de ressembler. On ne peut pas demander à ces derniers de faire des choses qui leur répugnent instinctivement. Un homme normalement et moralement constitué ne peut éprouver qu’une immense gêne face au torrent de sollicitude que la société victimaire, chrétienne, postchétienne, déverse sur lui. Elle ne lui est pas familière. La sollicitude d’un homme est toujours embarrassée, elle n’a pas chez lui l’élan spontané qu’elle peut avoir chez les femmes, elle est bridée, maladroite, branchée sur courant alternatif, entravée par des codes culturels si on veut, alors que l’élan est plus naturel chez les femmes. Nous, on effleure plus qu’on étreint, on désire plus qu’on aime et on aime plus qu’on aide. C’est ainsi.

Un homme ne peut pas se satisfaire de ce caramel mou, ou alors c’est un mongolien comme ce journaliste belge célébré par les médias centraux au lendemain des attentats de Bruxelles, en 2016, pour avoir écrit qu’il refusait de se « battre avec autre chose que des mots, des craies et des câlins ». Pauvre con, tu as bien mérité ton surnom de tarte à la crème et de Babtou fragile !

Nous n’avons aucune envie d’être perçus comme des victimes. Rien de plus humiliant pour nous. Ce sont les formules d’Aristote sur la virilité, sobre pas tapageuse, dans l’Éthique à Nicomaque qui nous définissent le mieux, pas cette éthique dévoyée, envahissante, écœurante à la longue, de la sollicitude réservée, selon les mots mêmes du Stagirite, aux « femmelettes » et aux « hommes qui leur ressemblent ». Plus puissantes encore, ces lignes extraites de Balzac : « Le sentiment que l’homme supporte le plus difficilement est la pitié, surtout quand il la mérite. La haine est un tonique, elle fait vivre, elle inspire la vengeance ; mais la pitié tue, elle affaiblit encore notre faiblesse. C’est le mal devenu patelin, c’est le mépris dans la tendresse ou la tendresse dans l’offense. »

Une hypersensibilité à la douleur

Dans un chapitre essentiel des Huit péchés capitaux de notre civilisation (1973), le grand zoologiste et prix Nobel Konrad Lorenz pointait un danger mortel, parmi tous les périls qui nous menacent : la pharmacologie moderne. Pourquoi elle en particulier ; et pourquoi singulièrement aujourd’hui ? Parce qu’elle nous prive à un degré jusque-là inconnu de l’expérience de la douleur, phénomène sans précédent dans la longue durée de l’évolution. Celle-ci s’est accomplie à travers un double mouvement de plaisir et déplaisir. Par exemple, c’est la promesse d’une récompense (s’emparer d’une proie) qui poussait nos ancêtres chasseurs-cueilleurs à se livrer à de longues et harassantes traques, à se dépasser, à accepter des situations contraignantes qui éprouvaient leur capacité d’endurance et leur aptitude à souffrir. Jamais ils n’auraient consenti à ces sacrifices s’ils n’avaient débouché sur une récompense ou du moins sur sa promesse. Pour Lorentz, cette économie du plaisir et du déplaisir est la formule gagnante de l’évolution. Or, c’est cet équilibre que la société de consommation a brisé en asséchant les sources de déplaisir. Elle a développé en nous une hypersensibilité à la douleur, une aversion au risque, une intolérance à l’effort prolongé. Qu’est-ce qui endurcira les hommes s’ils ne sont plus disposés à rien sacrifier qui vienne troubler leur confort et la jouissance immédiate des biens à leur disposition ? L’humiliation ? Qui sait ?

© Photo : Le monde à l’envers ou les méfaits de la luxure
toile de Jan Steen, 1663
Kunthistorisches Museum, Vienne.

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Biopolitique du coronavirus (9). La farce du langage des signes

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Biopolitique du coronavirus (1). La leçon de Michel Foucault
Biopolitique du coronavirus (2). Le patient zéro et l’infini
Biopolitique du coronavirus (3). Sale temps pour les « No border »
Biopolitique du coronavirus (4). L’immunodéficience des élites
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