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eléction europe 2014

Pourquoi la gauche a perdu le peuple et pleure son hégémonie culturelle défunte

Trois jours après les résultats des élections européennes qui ont fait du Front national le premier parti politique de France. Alain de Benoist analyse la révolution silencieuse en cours.

ÉLÉMENTS. « Séisme », « tempête », « tremblement de terre », « ouragan », « tsunami », « éruption volcanique », etc. Les hommes politiques et les médias ont rivalisé d’hyperboles catastrophistes pour annoncer le score du Front national aux élections européennes.

ALAIN DE BENOIST : En matière de vocabulaire, notre époque pratique la montée aux extrêmes pour cause d’usure des mots. Vous vous souvenez sans doute qu’après la mort de Michael Jackson, Stéphane Heyssel ou Nelson Mandela (rayer la mention inutile), on nous expliquait déjà que « rien ne serait plus comme avant ». Le scrutin des élections européennes n’est évidemment pas un « choc à l’échelle du monde », mais il est à coup sûr un choc à l’échelle du microcosme politicien. C’est même une date historique : le Front national surclasse pour la première fois tous ses concurrents, tandis qu’à l’échelle de l’Europe on enregistre une poussée prévisible, mais néanmoins sans précédent, de populisme et d’euroscepticisme. Beaucoup s’en affolent ou s’en indignent. À l’indignation ou à l’affolement, ils devraient préférer l’analyse.

ÉLÉMENTS. Entre abstention et rejet, les Français ont dit non à l’Union européenne. Comment expliquez-vous l’inefficacité tous bords politiques des discours pro-européens (« L’Europe, c’est la paix », « La France puissance moyenne », etc. ), voire leurs effets répulsifs auprès des électeurs ? 

ALAIN DE BENOIST : Parce que ces discours ne sont tout simplement plus crédibles. Quand ce qu’on dit aux gens contredit en permanence ce qu’ils peuvent constater par eux-mêmes, les discours ne passent plus. Ils sont usés, ils ne manifestent plus qu’un déni de réalité. On le voit tout aussi bien avec l’épuisement des rengaines et des mantras sur la « vigilance » et le « cordon sanitaire », les « heures les plus sombres » et le « retour aux années trente », tous refrains paresseux relevant d’un antifascisme fictif dont le seul effet a été d’installer durablement le FN au centre de la scène politique. Bel exemple d’hétérotélie !

ÉLÉMENTS. Malgré les souffrances des peuples et les scores des partis populistes, le système européen ne changera pas de trajectoire. Dès l’annonce des résultats, Jean-Claude Juncker a reconnu qu’il n’y avait pas d’autres solutions qu’une coalition entre le centre droit (PPE) et le centre gauche (S&D). L’Europe est-elle condamnée à choisir entre un social-démocrate allemand et un chrétien-social luxembourgeois ?  

ALAIN DE BENOIST : Le système ne changera pas de trajectoire parce qu’il ne peut pas en changer. C’est précisément en cela qu’il constitue un système. Les débats que l’on a pu entendre au soir du scrutin témoignent qu’il en va de même de la Nouvelle Classe politico-médiatique. Au-delà de leur comique involontaire, ils montrent l’incapacité des élites à prendre en compte les demandes du peuple, tout simplement parce que cette notion de peuple ne correspond pour eux à rien. Ils voient bien qu’il y a des gens mécontents. Ils se demandent à qui la faute, ils se renvoient les responsabilités. Mais il n’y en a aucun pour s’interroger sur le bien-fondé de ces demandes, parce qu’ils ne peuvent pas imaginer qu’elles renvoient à autre chose qu’à de la bêtise franchouillarde ou de la malignité perverse. Mieux encore, tout ce qu’ils proposent c’est d’aller encore plus loin dans ce qui ne cesse depuis des années de provoquer leur rejet. Il faut réconcilier le centre droit et le centre gauche, dit Juncker. Il faut se rapprocher du centre pour faire nombre, disent les caciques de l’UMP. Il faut constituer un gouvernement d’union nationale – c’est-à-dire un gouvernement « UMPS » – hoquette le grand délirant Bernard-Henry Lévy. En d’autres termes : montrons plus encore que nous pensons fondamentalement la même chose, montrons plus encore que rien ne nous sépare et qu’aucun d’entre nous ne représente une alternative par rapport aux autres ! Et l’on s’étonne que le FN apparaisse, à tort ou à raison, comme l’ultime espoir de changement ?

ÉLÉMENTS. Au vu des résultats des élections européennes, quels messages les Français ont-ils voulu faire passer ? Pensez-vous comme Florian Filippot, le vice-président du Front National que les Français ont exprimé un « vote d’adhésion à la souveraineté nationale » ?

ALAIN DE BENOIST : Florian Filippot voit midi à sa fenêtre. Bien sûr que les Français sont attachés à la souveraineté de leur pays – c’est-à-dire à un souvenir –, mais leur protestation est beaucoup plus large, elle va beaucoup plus loin. C’est une défiance tous azimuts qui s’est exprimée dans leur vote. Ils se défient des politiciens, des journalistes, des médias, des institutions. Ils se défient du « monde d’en-haut », qui s’est définitivement déconnecté du monde d’en-bas dans lequel ils vivent. Ils se défient de tout, ils ne croient plus personne. C’est cela qui permet de prendre la pleine mesure du moment historique. Ceux qui sont en bas ne veulent plus, ceux qui sont en haut ne peuvent plus. C’est en de telles périodes que s’annoncent les grandes ruptures.

ÉLÉMENTS. Au cours de la soirée électorale, la présidente du Front national Marine Le Pen annonçait une « recomposition de la vie politique », pendant qu’au même moment François Bayrou déplorait, lui, une « décomposition de la vie politique française». Au détriment de qui ? 

ALAIN DE BENOIST : Le système électoral français favorise, on le sait, un bipartisme qui a lui aussi atteint ses limites, puisqu’il ne reflète plus les rapports de force réels ni l’état de l’opinion. Le succès du FN aux européennes confirme ce qu’avaient laissé prévoir les municipales, à savoir que ce bipartisme est en place d’être remplacé par un tripartisme (FN-UMP-PS). Du moins en attendant les présidentielles de 2017, qui verront peut-être l’émergence d’un nouveau bipartisme si, comme il faut le souhaiter, le parti de l’infâme Sarkozy se discrédite définitivement.

ÉLÉMENTS. Avec moins de 14 % des suffrages exprimés (13,98 %), la faiblesse du score du parti socialiste est sans équivalent depuis un demi-siècle, d’autant qu’elle n’est pas compensée par un sursaut d’une autre liste de gauche. Désemparé, Jean-Luc Mélenchon a appelé les travailleurs à se ressaisir : « Va, la France. Va, ma belle patrie. Allez les travailleurs, ressaisissez-vous ». La gauche va-t-elle disparaître ?

ALAIN DE BENOIST : J’ai entendu l’intervention de Jean-Luc Mélenchon. Je l’ai trouvée respectable, et même émouvante. Mélenchon est le dernier grand orateur français. Il est excessif, il est emporté, mais tout ce qu’il dit n’est pas faux. Il lui reste à se demander pourquoi le Front de gauche, qui devrait être le premier à recueillir les voix de la désespérance sociale, ne parvient pas à marquer plus de points. Pourquoi est-ce l’autre Front qui mobilise les classes populaires (43 % du vote ouvrier), jusqu’à conquérir les uns après les autres tous les anciens bastions de l’électorat socialiste et communiste ? Pourquoi les classes populaires qui s’indignent de la dérive libérale du PS n’entendent-elles pas l’appel de Mélenchon ? Et comment le parti socialiste peut-il continuer à gouverner alors qu’il ne représente plus que 6 % de l’électorat ? La vérité est que la gauche a perdu le peuple. Et qu’après avoir perdu le peuple, elle est en passe de perdre aussi son hégémonie culturelle. C’est le fond même de la révolution silencieuse à laquelle nous sommes en train d’assister. Tout le reste découle de cela.

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