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Yann Moix et l’avenir de l’intelligence

Yann Moix et l’avenir de l’intelligence

Tout à ses migrants et à ses souvenirs nord-coréens, Yann Moix n’a sûrement pas lu « L’Avenir de l’intelligence » de Charles Maurras. Dommage. Il y aurait trouvé deux choses essentielles et qui lui manquent : du style et de la pensée. Il y avait des écrivains à paradoxe, lui est un écrivain à contresens. On en viendrait presque à admirer la modestie de Kim Jong-un à côté de sa prétention. Jean Montalte, auditeur de l’Institut Iliade (promotion Léonidas), dégonfle la baudruche.

Dans un récent article, Anthony Marinier nous invitait à parcourir les provinces de France. Comme je suis attentif aux bons conseils, je ne fis pas traîner son application. Et me voilà parti pour l’Ardèche, patrie de Gustave Thibon.

La surréaliste atmosphère de notre temps m’étranglait si bien que le départ s’annonçait comme seule mesure de survie possible. Je quittai cet enfer urbain semblable à tant d’autres. Les indicibles présences suffocantes refluaient dans les ténèbres à chaque progrès de ma fuite. Puissent-elles ne jamais hanter ma mémoire, me disais-je, ou, le cas échéant, être reléguées aux confins les plus reculés de cette faculté, aux côtés des miasmes exhalées par les langes de l’aube jaunissante. Hélas, elle se rappelleront vite à mon bon souvenir, n’ayant pas l’heur d’un exil permanent, seulement d’une escapade momentanée.

Au pied du Pont d’Arc, en Ardèche, un panneau à l’usage des touristes indique : « L’histoire invisible du Pont d’Arc. L’arche du Pont d’Arc est un monument naturel unique au monde. Elle a probablement fasciné l’humanité depuis des millénaires. À la façon d’un totem, elle évoque une porte entre deux mondes : le visible et l’invisible, le familier et le sauvage, le mystère et la connaissance. » Je parcourus ces lignes des yeux et fut aussitôt happé par cette lecture roborative. Comme si ces quelques mots m’interpellaient, m’étant directement adressés ; je les contins dans ma mémoire, ainsi qu’on serre dans le tourment quelque talisman enchanté. Me frappa l’idée qu’un monument de pierre pouvait convoquer à soi seul des puissances surnaturelles, comme si la France rurale, traversée de forces telluriques, abritait tout un monde, pandémonium ou contrée céleste. Lorsque s’effiloche un monde, un nouveau se tisse dans une trame plus serrée encore. La métaphore des vases communicants ne pourrait décrire avec précision ce dont il est question ici, tant elle est vaporeuse et liquide, trompeuse par l’idée d’équivalence qui coule en elle. La pente naturelle de ma rêverie s’appesantît, faisant converger les songes sinueux qui serpentaient en un large ruisseau, scintillant de lumières disparates.

Les approximations d’un « écrivain »

Quel rapport peut-il bien y avoir entre l’Ardèche, le Pont d’Arc comme porte d’entrée dans l’invisible et Yann Moix, me demanderez-vous ? Aucun, justement et là est le problème. Il appartient à un ailleurs absolu de ce point de vue.

« Le cancer dans l’opinion, c’est l’exactitude. Le propre du complotisme, c’est l’exactitude. Elle est toujours livrée avec une ultra-précision, avec des chiffres extrêmement choisis. Le faux est toujours précis. » C’est par ces mots que Yann Moix, dans l’émission Punchline sur CNews nous a fait part d’un décryptage salutaire de ce phénomène qu’est le complotisme. Je ne discuterai pas la question de fond en ce qui concerne le complotisme lui-même, ce qui a retenu mon attention ici, c’est cette charge révélatrice contre la notion d’exactitude et l’attitude oraculaire d’un écrivain qui tente de dissimuler par ses gesticulations un simple fait, patent, manifeste et qui doit peser lourdement sur sa conscience : il n’a rien à dire. L’exactitude, cette vertu intellectuelle pour laquelle un Robert Musil éprouvait une véritable passion ! La Passion de l’exactitude est d’ailleurs le titre du recueil de textes de Jacques Bouveresse publié à titre posthume, et Jean-Pierre Cometti signa un ouvrage essentiel sur cette notion : L’Homme exact. Essai sur Robert Musil.

Rayer cette vertu de l’entendement, c’est attenter à la probité intellectuelle, l’intelligence comme faculté ne peut qu’en souffrir. Sans elle, le confusionnisme règne tout à plein. C’était l’occasion pour moi de m’interroger sur l’avenir de l’intelligence, non sans loucher sur l’ouvrage de Maurras – « capital et décisif pour notre temps », disait Boutang. Jules Monnerot, quant à lui, ne craignait pas d’affirmer : « L’Avenir de l’intelligence est un de ces livres qu’il conviendrait de refaire tous les cinquante ans, comme Le discours de la Méthode ou L’introduction à la médecine expérimentale. »

Lire aussi : Plaidoyer pour une pensée créatrice

Yann Moix est-il intelligible ?

Pour dissimuler le vide de son discours, Yann Moix emploie toujours la même recette : proférer des paradoxes voire des propos tout bonnement inintelligibles pour simuler l’altitude d’esprit, la pensée complexe, l’intelligence. Aussi pontifiant que creux, quand sa voix s’étiole dans les aigus, dans ces étranglements inchoatifs heureusement vite avortés, je soupçonne une réaction de son corps qui lui susurre : « Arrête, personne ne te prend au sérieux. » Un petit cabinet des curiosités à lui tout seul, émule de Heidegger et de Kafka, mâtiné de lévinasseries occultes, syndrome de Peter Pan en plus, génie en moins, producteur d’autofiction insipide, immigrationniste zélé, son âme se dilate aux dimensions de l’atmosphère quand il s’écoute baragouiner. Son dernier ouvrage en date, Visa, est un dialogue entre l’écrivain et l’officier administratif de la délégation générale de Corée du Nord qui prélude à son séjour dans le pays de Kim Jong-un. C’eût été l’occasion de confectionner un récit passionnant, un tableau de cette dictature archéo-communiste… Dommage.

Je dois faire un aveu, je n’ai jamais rien compris à ses propos. Francis Cousin lui-même est plus clair quand il évoque : « La schizophrénie mégapolitaine de l’usine globale universelle ; expression historique de la domination réelle totale de la réification accomplie comme inculte passivité chosiste généralisée et obligatoire. » J’ai eu l’occasion de consacrer un texte à ce dernier, en guise d’hommage, à la 56e Internationale présocratique debordienne, sobrement intitulé : « Pastiche cousinien en régime situationniste de radicalité globale. »

Je serais bien en peine de reproduire cet exercice avec l’ami Moix, sauf à intégrer un patois afghan aux circonvolutions faussement inspirées du noble Charles Péguy, ciseleur prodigieux de phrases en spirale, génie de la répétition. Il faudrait des ressources qui me manquent, une cartographie des profondeurs, une boussole aux pouvoirs surnaturels pour voguer dans ce labyrinthe mental, et un goût pour les propos lénifiants. L’équipement me fait défaut, je dois le confesser, « de la vraie lumière », comme disait Louis-Ferdinand Céline. Ce même Céline qui louait les Pères de l’Église, parce qu’ils « ne se miroitaient pas d’illusions », contrairement à certains, dont c’est le fonds de commerce ou plus grave, la pathologie. Et peut-être que là est la clé, ce cher Moix est un miroiteur – excusez le néologisme – d’illusions. Sur lui-même sans doute – mais après tout cela ne nous regarde en rien –, sur son talent littéraire supposé – qui nous regarde un peu plus –, sur les chemins de l’esprit sans contredit mais surtout sur les exigences qu’une patrie est en droit de faire peser sur un écrivain, en temps de crise majeure.

Voir aussi : Yann Moix, le Puceau d’Orléans

Que restera-t-il de Moix ?

Le prestige de l’écrivain a fait long feu. Il ne brille plus qu’à la manière des étoiles mortes, lointaine réverbération d’une lumière engloutie dans les froideurs du néant. Maurras, dans l’ouvrage cité plus haut et qui me sert de fil rouge ici, n’avait aucunement en tête l’intelligence en tant que faculté – aspect qui sera examiné par Marcel de Corte dans L’Intelligence en péril de mort. Maurras circonscrit son domaine d’étude : « Nous traitons de la destinée commune aux hommes de lettres, du sort de leur corporation et du lustre que lui valut le travail des deux derniers siècles. » Avant d’ajouter : « Nous fîmes tous fortune il y a deux cents ans. »

Les écrivains du XVIIIe siècle tout à leurs démangeaisons imaginatives, impatients de voir éclore une société entièrement rénovée, régénérée, bénéficièrent des largesses d’une civilisation sûre d’elle-même, croyant pouvoir discuter de ses fondements sans craindre d’en subir quelque conséquence que ce soit. Nimbés d’une aura qui fait défaut à leurs émules contemporains, ils pouvaient tracer des plans de société et être écoutés, peser sur l’Histoire, comme aucune autre corporation. Saint-Just est inconcevable sans Le Contrat social de Rousseau… Et la Révolution française, qui changea la face du monde, fut une cabale de lettrés. Maurras dresse le bilan : « La royauté de Voltaire, celle du monde de l’Encyclopédie, ajoutées à cette popularité de Jean-Jacques, établirent très fortement, pour une trentaine ou une quarantaine d’années, la dictature générale de l’écrit. […] Lorsque l’autorité royale disparut, elle ne céda point, comme on le dit, à la souveraineté du peuple : le successeur des Bourbons, c’est l’homme de lettres. »

Peut-être que tout écrivain aspire à la dictature, la sienne propre, ou inspirée par ses phrases. Comme les philosophes systématiques, selon Musil, ces « violents qui, faute d’armée à leur disposition, se soumettent le monde en l’enfermant dans un système », les écrivains contemporains, Annie Ernaux, Yann Moix et tant d’autres, n’ont de cesse d’apporter leur pierre à l’édifice progressiste, que ce soit pour nous faire ingurgiter encore plus de migrants, ou encore plus d’inanités égalitaires. Au fond, pour être admis dans le sérail des écrivains aujourd’hui, nul besoin de se tracasser à propos d’une œuvre à édifier, d’une conception du monde, d’une perception fine du réel qui se délite alentour, être estampillé « écrivain engagé » – c’est-à-dire de gauche – suffit amplement. Reste le rude effort qui consiste à débiter sur des années de carrière des torrents de mots dont il restera très peu, s’ils échappent à la mise au pilon…

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