La « station d’essais de la fin du monde » (« Versuchstation des Weltuntergangs ») est une expression forgée par Karl Kraus dans l’article prémonitoire que lui a inspiré la mort de l’archiduc François-Ferdinand à Sarajevo, le 28 juin 1914, pour désigner l’Autriche. Il semble parfois, que, si le XXe siècle est bien un « Voyage au bout de la nuit », c’est en gare de Vienne que les européens ont vraisemblablement embarqué. Pourquoi l’Autriche? Ray Monk, dans sa biographie consacrée à Wittgenstein nous donne quelques indications : « La fascination qu’exerce sur nous la Vienne « fin de siècle » provient de ce que ses tensions préfigurent celles qui ont dominé l’histoire de l’Europe au cours du XXe siècle. Elles ont donné naissance à une bonne part des mouvements intellectuels et culturels qui ont façonné notre histoire. Vienne était, pour reprendre une formule souvent citée de Karl Kraus, « le laboratoire de recherche de la destruction mondiale » – le lieu de naissance du sionisme et du nazisme, le berceau de la psychanalyse, l’endroit où Klimt, Schiele et Kokoschka ont lancé le mouvement artistique Jugendstil, où Schoenberg a inventé la musique atonale et où Adolf Loos a créé le style architectural nu et fonctionnel caractéristique de notre âge moderne. Pas un domaine de la pensée et de l’activité humaine où le neuf n’émergeait de l’ancien, où le XIXe siècle n’accouchait du XXe. »
Il serait frauduleux de faire croire que la philosophie de Wittgenstein tourne autour de questions qui ont trait à l’Histoire, à l’état du monde et autres considérations de cette sorte, qui constituent le fond des œuvres d’un Musil ou d’un Spengler, pour ne prendre que ces deux exemples typiques et, pour ainsi dire, voisins. Si nous connaissons certains des jugements qu’il a portés à ce propos c’est, comme le rappelle Jacques Bouveresse, « à travers des remarques dispersées dans les manuscrits, des notes personnelles, des carnets (plus ou moins) intimes, les témoignages de ceux qui l’ont connu et les travaux de ses biographes. » Au contraire, il semble que sa philosophie même lui interdise des excursions dans ces champs de la pensée.
Il est opportun de rappeler, en effet, que les questions d’ordre éthique appartiennent à la sphère du Mystique, et donc de l’indicible, selon le partage proposé entre le dicible et l’indicible dans le Tractatus logico-philosophicus. La part qui doit être faite au silence est une question essentielle de la philosophie Wittgensteinienne. Cette préoccupation majeure et finalement cette disposition d’esprit singulière s’insèrent dans un mouvement culturel plus large et qui explique, en sus, les préférences esthétiques de Wittgenstein, qui notera dans les Remarques mêlés : « Mon idéal est une certaine froideur. Un temple, qui sert d’enceinte aux passions, sans y intervenir. » Déclaration qui fait écho aux thèses professées par Alfred Loos, architecte autrichien, en faveur du plus strict dépouillement en matière architecturale, auteur d’un livre au titre significatif à cet égard : Ornement et crime. Wittgenstein aurait hautement apprécié, cela ne fait aucun doute, le minimalisme musical du compositeur estonien Arvo Pärt.
Il n’en demeure pas moins, et c’est ce qui dissipera le malentendu sur son supposé positivisme et l’annexion que le Cercle de Vienne croyait pouvoir opérer sur sa philosophie, que ces questions sont primordiales aux yeux de Wittgenstein. Si la proposition 6.421 du Tractatus énonce : « Il est clair que l’éthique ne se laisse pas énoncer », la proposition 6.52 affirme, comme en contrepoint à cette dernière : « Nous sentons que, à supposer même que toutes les questions scientifiques possibles soient résolues, les problèmes de notre vie demeurent encore intacts. À vrai dire, il ne reste plus alors aucune question; et cela même est la réponse. »
Splendeurs et misères de l’anti-positivisme
Un mot, en manière d’incise, sur la question du rapport au positivisme et pas seulement du point de vue de Wittgenstein. C’est un terme qu’il suffit parfois d’évoquer pour susciter le dénigrement d’une pensée, sans plus d’examen. Un auteur, une position est positiviste ou réputée telle, alors elle ne vaut rien. Ce terme agit comme un répulsif d’une redoutable efficacité. Il y a, sans doute, de très bonnes raisons d’être anti-positiviste mais il y a une manière de se situer en-deça des exigences qu’un tel courant de pensée a représenté, qui équivaut à un rejet de la rigueur intellectuelle, ou tout bonnement de la science, réputée sans valeur, ou bien pire, aliénante en soi, qu’il s’agisse de la science dans sa dimension purement théorique ou confondue avec les ravages réels ou supposés de la technique, parfois désignée sous sa forme agglutinée, pour plus de sensations fortes : la « techno-science ».
Gaston Bachelard écrit, à ce propos, dans Le rationalisme appliqué : « La culture scientifique est hélas livrée au jugement de ceux qui n’ont jamais fait le moindre effort pour l’acquérir. Comment accéder d’ailleurs au quatrième état si déjà on ne réalise pas bien l’importance du troisième, le sens même de l’état positiviste ? En fait, il n’y a pas de culture scientifique sans une réalisation des obligations du positivisme. Il faut passer par le positivisme pour le dépasser » [C’est nous qui soulignons]. Et ailleurs, le même Bachelard, prenant acte que la période contemporaine – qui est encore la nôtre – est post-positiviste : « Nous croyons que, du fait des révolutions scientifiques contemporaines, on puisse parler, dans le style de la philosophie comtienne, d’une quatrième période, les trois premières correspondant à l’Antiquité, au Moyen Âge, aux Temps modernes. » La troisième correspondant à la période positiviste, l’époque contemporaine ou quatrième période est post-positiviste, marquée par « la rupture entre connaissance commune et connaissance scientifique. »
Robert Musil ira plus loin dans sa critique d’un certain anti-positivisme, en écrivant dans L’homme sans qualités : « Avant que les intellectuels ne découvrissent la volupté des faits, seuls les guerriers, les chasseurs et les commerçants, c’est-à-dire précisément les natures rusées et violentes l’avaient connue. Dans la lutte pour la vie, il n’y a pas de place pour le sentimentalisme de la pensée, il n’y a que le désir de supprimer l’adversaire de la façon la plus rapide et la plus effective ; tout le monde est positiviste. »
Quoi qu’il en soit de cette question et de la solution qu’il convient de lui apporter, si Wittgenstein ne souscrit pas, à la manière du Cercle de Vienne, à une « conception scientifique du monde », il fait siennes les exigences de rigueur et d’exactitude qu’imposent la discipline scientifique, qu’il applique à la philosophie de la logique et à la philosophie du langage. Qu’il me soit permis de suggérer qu’il ne se situe pas en-deça du positivisme mais au-delà, à moins qu’il ne soit tout simplement en dehors. Parenthèse fermée.
L’indicible déclin d’une culture
Concernant le rapport qu’entretenait Wittgenstein avec les questions abordées plus haut, d’ordre éthique ou historique, notamment celles qui ont trait à la question du déclin de l’Occident, nous pourrions appliquer à son attitude la phrase de Kierkegaard, dont Karl Kraus avait fait sa devise : « Un homme seul ne peut ni aider une époque ni la sauver, il peut seulement exprimer qu’elle est en train de disparaître. » Seulement, il semble que l’expression même de cette disparition soit compromise. Wittgenstein écrit, à ce propos, dans les Remarques mêlées : « Il y a des problèmes auxquels je ne viens jamais, qui ne sont pas dans ma ligne, ne font point partie du monde qui est le mien. Problèmes du monde de pensée occidental que Beethoven (et peut-être partiellement Goethe) ont approchés, avec lesquels ils ont lutté, mais qu’aucun philosophe n’a jamais affrontés (peut-être Nietzsche est-il passé tout près). Et peut-être sont-ce là des problèmes perdus pour la philosophie occidentale, ce qui veut dire qu’il n’y aura personne pour ressentir – et donc pour décrire – la marche de cette culture en tant qu’épos. Ou plus exactement, elle n’est justement plus un épos, ou bien elle ne l’est plus que pour qui la considère de l’extérieur, et c’est peut-être ce que Beethoven a fait dans une sorte de vision anticipatrice (comme Spengler le suggère quelque part). On pourrait dire que la civilisation doit avoir ses poètes épiques par avance et qu’on ne peut la décrire que dans une vision anticipatrice, tandis qu’il est impossible de la raconter comme si on en était contemporain. On pourrait donc dire : si tu veux voir décrit l’épos de toute une culture, alors il faut que tu le cherches parmi les œuvres des plus grandes figures de cette culture, par conséquent que tu remontes à un temps dans lequel la fin de cette culture n’a pu être vue que par avance, car plus tard il n’y a plus personne pour la décrire. Et par conséquent il n’est pas étonnant que cette fin ne soit décrite que dans la langue obscure du pressentiment et ne soit compréhensible qu’au petit nombre. » En outre, il faut bien admettre que des obsèques, que ce soit celles d’un homme ou celles d’une culture, imposent silence et recueillement à ceux qui y assistent.
Wittgenstein était, en effet convaincu que la période dans laquelle il a dû vivre était une période de déclin, et qu’une telle période était peu propice à de grandes entreprises philosophiques, même si, par ailleurs, son épistémologie n’est pas subordonnée à des questions d’époque ou à des circonstances proprement historiques. Stephen Hawking, le grand physicien, déplore sur le ton de l’ironie, les limitations que Wittgenstein s’est fixées et a fixées à l’entreprise philosophique elle-même. Il écrit dans Une brève histoire du temps. « Au XVIIIe siècle, les philosophes considéraient que l’ensemble du savoir humain, y compris la science, était de leur ressort et discutaient de questions telles que : l’univers a-t-il un commencement ? Cependant, aux XIXe et Xxe siècles, la science est devenue trop technique et mathématique pour les philosophes, ainsi que pour quiconque sauf pour quelques spécialistes. Les philosophes réduisirent tant l’étendue de leurs intérêts que Wittgenstein, le plus grand philosophe de notre siècle, a pu dire que « le seul goût qui reste au philosophe, c’est l’analyse de la langue ». Quelle déchéance depuis la grande tradition philosophique, d’Aristote à Kant ! » Ce à quoi semble répondre cet autre texte écrit par Jacques Bouveresse dans Wittgenstein, la modernité, le progrès et le déclin : « Tout porte à croire, au contraire, qu’il [Wittgenstein] aurait préféré vivre à une époque où la philosophie était encore en mesure de produire quelque chose de plus grandiose et de plus exaltant et il ne considérait visiblement pas que la philosophie puisse être l’expression la plus appropriée et la plus convaincante de la valeur d’une époque comme la nôtre. Mais, qu’il ait été influencé ou non sur ce point par Spengler, il était convaincu qu’en matière d’art ou de philosophie, une époque de déclin ne doit pas chercher à produire autre chose que ce qui correspond encore à ses possibilités, même si celles-ci n’ont rien de particulièrement enthousiasmant. »