« L’Or du Rhin ! L’Or du Rhin ! L’Or pur !
Que ton éclat fut vif et clair pour nous !
Or pur, c’est pour toi que nous lamentons !
Rendez-nous l’Or ! Rendez-nous l’Or pur ! »
Voilà dix ans que le Ring de Wagner n’avait pas été programmé pour être entièrement joué à l’Opéra de Paris. Après avoir assisté à la première de L’Or du Rhin, adapté par Calixto Bieito, on ne peut que regretter qu’il ne s’en soit pas abstenu plus longtemps. Une fois de plus, quand l’Opéra de Paris décide de s’attaquer à un chef-d’œuvre de la musique, il faut comprendre que le projet est de l’attaquer, de le saccager.
Malgré un budget considérable, cette tentative de mettre en scène le prologue du Ring coule lentement dans les profondeurs du Rhin. À défaut d’être fidèle à l’esprit du Maître, cette mise en scène, qui n’a même pas la force d’ébaucher quelque chose de subversif, provoque des bâillements plutôt que des vociférations. Tout ayant déjà été inlassablement désacralisé, quelles nouvelles profanations ces dieux auraient-ils bien pu connaître ? Il n’y a plus rien d’épique dans cette époque. Calixto Bieito ne sait d’ailleurs lui-même pas où se diriger, il erre dans la brume de forêts germaniques qui lui sont étrangères, sombre dans un mièvre esthétisme qui ne parvient pas à cacher le vide de son propos. Sa proposition n’a par ailleurs aucune cohérence, les symbolismes sont absents d’une œuvre dont les niveaux de lecture sont pourtant inépuisables ; nous voyons seulement les effets d’esbroufe. Voulant convoquer des mondes bien trop différents, le metteur en scène balbutie un discours dont l’on ne parvient jamais à rien comprendre clairement.
Coutumier des scandales, il avait pourtant annoncé nous proposer une profonde réflexion sur le sujet brûlant qu’est le transhumanisme et aller au-delà d’une critique du capitalisme, qu’il jugeait bien trop convenue. Il aura simplement réussi l’exploit, qui relève du surhumain, il faut bien le concéder, de nous faire quitter un opéra de Wagner blasés, vidés de toute énergie, sans colère, avec un simple haussement de sourcil. Il n’est même pas parvenu à trahir l’œuvre de Wagner, l’a juste essoufflée.
Les reflets irisés des projections sur une toile de plastique, qui ouvrent l’opéra, auraient pu avoir un certain charme s’ils n’avaient pas été suivis quasi immédiatement par des Ondines en combinaison de plongée et si, malheur ! un cuivre n’avait pas décidé de commettre un couac dès le prélude. Après une première scène qui, rétrospectivement, nous semble être la moins critiquable, l’enchaînement des évènements se gâte. Arrivés au Walhalla lors de la deuxième scène, on a l’impression que les acteurs ont chacun farfouillé dans le bric-à-brac de l’opéra pour choisir leur costume. La scène relève carrément du carnaval : un Wotan dans un costume trop grand (dans lequel il lui faut plus d’une heure pour être à l’aise, le temps de chauffer sa voix), prétexte d’une critique du capitalisme à laquelle le metteur en scène nous avait pourtant annoncé se refuser ; l’un des géants est grimé en cow-boy, le second est plus hyper-coréen qu’hyperboréen ; une Fricka fardée en putain des podiums désabusée avec sa robe à motifs léopard et son maquillage défraichi ; Loge arrivant bedonnant en Doc Martens et lunettes de soleil ; et pour couronner le tout, un Donner ressemblant à Samuel L. Jackson dans l’un des trop nombreux Avengers.
Superproduction ou mascarade ?
Calixto Bieto pensait-il être devenu producteur de cinéma ? Nous avons effectivement l’impression d’être face à une superproduction américaine, sans superhéros et avec encore moins d’héroïsme. Devant ce capharnaüm, nous ne serions même pas choqués de voir de tonitruantes explosions destinées à impressionner le public ou de voir des aliens débarquer pour interférer dans les affaires des dieux. Calixto Bieto, qui a décidé de nous subtiliser notre or, ferait bien de comprendre que le public ne paie pas des places d’opéra au prix fort pour exiger le plus d’effets possibles, mais bel et bien pour apprécier des instants de grâce autrement bien trop rares, pour venir goûter un peu du mystère au milieu des intrigues des dieux et pour réveiller en lui ce souffle enfoui qu’on le force à réprimer. Il faut dire que ce soir-là, il n’est ni aidé par cet orchestre timoré ni par une distribution qui, en plus de mettre du temps à monter en puissance, est franchement inégale.
Dans les profondeurs du Nibelheim, lors de la troisième scène, Calixto Bieito se perd un peu plus en proposant à la place d’une forge un data center, rempli de fils et de serveurs informatiques futuristo-apocalyptiques éclairés de néons aux couleurs criardes. Sur la scène, on crie, on tape, on s’agite, on court dans tous les sens ; dans les gradins, on entend plus le cliquetis des pièces d’or et des fouets frappant le sol que le martèlement des enclumes. Quand on n’a rien à dire, on essaie de se faire remarquer.
Calixto Bieito avait pourtant prévu de charmantes attentions pour son auditoire. Cassant le quatrième mur, celui-ci a, semble-t-il, décidé de nous faire don de l’anneau dont il est question dans la pièce. Il s’est cependant bien gardé de nous en révéler le maléfice : son anneau est un anneau pénien. On le voit, fruste, s’approcher pour nous séduire, essayer de nous faire baver la clarinette mais sa gaucherie nous gêne. Elle nous tord d’inconfort dans notre siège, nous fait espérer que ça en finisse mais jamais rien ne vient. Par ses malfaçons, il nous interdit de jouir.
La capture d’Alberich, qui peu de temps auparavant mimait des scènes de sexe avec une incomparable grâce, par la ruse de Loge parachève cette supercoquentieuse mise en scène. Voulant faire montre de la puissance de l’anneau, Alberich se transforme en dragon à l’aide de câbles électriques avant de coiffer un bonnet de bain en forme de grenouille. À partir de ce moment-là, on commence à regretter qu’aucun entracte n’ait été prévu afin de nous permettre de nous échapper de ces forges démoniaques. Ma voisine décidera d’ailleurs de s’esquiver peu de temps après, lassée de souffler à chaque détail grotesque.
Un dernier acte à l’image du spectacle : fade et stérile
Son choix fut d’une grande sagesse. Le dernier acte est d’un ennui profond, malgré un Wotan qui commence à se réveiller. Il faut dire que tout concourt à détourner notre attention, et que nous nous en lassons déjà, entre cet anneau qui s’est transformé en collier, ce bouclier qui ressemble à un masque nègre et la lance de Wotan qui est une perche de maître-nageur, à défaut d’en être une de maître chanteur. L’on pourrait me reprocher de m’attarder à quelques menus détails scénographiques et à quelques choix de costumes. Cela saute aux yeux, il est vrai, mais le problème sourd bien plus profondément. Nous qui pensions plonger dans le tourbillon d’un autre temps, nous voilà dans le présent le plus périssable. Il ne fait aucun doute que cette représentation sera déjà oubliée l’année prochaine, quand sera joué La Walkyrie ; ce qui est trop de son temps est déjà poussiéreux. Si Calixto Bieito semble tant vouloir s’éloigner de l’œuvre de Wagner, pourquoi, armé de son génie créatif, ne crée-t-il donc pas lui-même son propre opéra ? Alors que surgit cette interrogation, survient au même moment le deuxième couac d’un cuivre. Il a pour mérite de nous ramener au Walhalla, avec en guise de château un assemblage de tôles en métal qui occupe tout l’espace et contraste avec la scène apathique. Péniblement, le spectacle se clôt sur une projection de Siegfried, encore nourrisson, et sur un Loge cherchant, en même temps que le public, la lumière.
Le public parisien se contente d’applaudissements malingres, raccords avec sa chétive constitution. Une fois n’est pas coutume, il semble ravi qu’on le force à se nourrir de merde, oubliant probablement la faible teneur en calories qu’un tel met représente. Personne ne semble vouloir huer cet affront : s’indigner publiquement reviendrait à manquer à la bienséance bourgeoise. On ne peut que regretter cette troisième représentation de Tanhaüser, que cite Lucien Rebatet dans son Histoire de la musique, qui finit en empoignade, justifiée par l’absence d’un ballet au deuxième acte. Le metteur en scène eût pourtant mérité que l’on fût injuste avec lui.
Calixto Bieito devrait lire Giorgio Locchi
À défaut de pouvoir isoler pendant quelque temps Calixto Bieito au cachot avec de l’eau croupie et du pain sec, nous ne pouvons avoir que l’amabilité de lui conseiller de poser son Adorno et de lire plutôt l’excellent essai, bien qu’exigeant intellectuellement, de Giorgio Locchi intitulé Wagner, Nietzsche et le mythe surhumaniste. Il y comprendrait probablement, lui qui a pourtant dompté de nombreuses fois Richard Wagner, que l’œuvre de celui-ci n’est pas tant une musique de l’actualité (compris dans son acception vulgaire) qu’une « musique de l’avenir », qu’une philosophie du devenir et qu’elle n’est pas tant une critique partielle d’une société esclave qu’une œuvre résolument affirmatrice. L’œuvre de Wagner est un grand oui. Il serait de bon ton de ne plus en produire des mises en scènes convenues, « originales » (comprendre : éculées), mais de se mettre à l’œuvre pour un nouveau commencement. Wagner n’avait-il pas lui-même défini très précisément tout l’art de mettre en scène sa longue épopée ? Alors, peut-être, y verra-t-on la géniale radicalité de son propos, et, avec Nietzsche à son côté, sa capacité démolir notre monde vétuste et à faire naître dans le même mouvement un nouveau mythe : celui révolutionnaire qu’est le mythe surhumaniste.
« … es klang so alt un war doch so neu » (« Cela sonnait si ancien et était pourtant si nouveau »)
Pour la suite du Ring qui devrait être jouée prochainement à l’Opéra de Paris, on ne peut qu’espérer que les dieux, blessés par cet affront, trouveront un subterfuge pour la faire annuler, ou qu’un Siegfried apparaisse, anéantissant les traîtres et annonçant la nouvelle ère. Dans l’éventualité où ils décideraient de n’être point cléments, pour punir ces veules spectateurs que nous sommes, je resterai chez moi, à écouter la Tétralogie.
© Photo : Herwig Prammer / ODP. – Das Rheingold par Calixto Bieito. Les filles du Rhin (Woglinde, Wellgunde et Flosshilde) se moquent d’Alberich.