Les yeux cernés, le visage secoué de tics causés par la fatigue, Francis, assis à son bureau surchargé de paperasses diverses, avala son quatrième café noir de la matinée. Il fallait bien cela pour rester éveillé après une nouvelle nuit quasi blanche passée à ruminer la catastrophe et à tenter d’imaginer une hypothétique issue à celle-ci… Mais il n’y en avait pas, il fallait, hélas, se rendre à l’évidence. « Le Patagon », son restaurant « aristocratico-convivial », ne rouvrirait pas. Le Covid-19 l’avait mis à mal, les mesures « sanitaires » imposées pour une reprise d’activités avaient fini de l’assassiner. Sans trésorerie, écrasé sous le poids des créances de fournisseurs, disposant d’une surface insuffisante pour maintenir la « distanciation sociale » désormais obligatoire, le dépôt de bilan était la seule perspective même si Francis continuait à rejeter cette idée qui lui soulevait le cœur et lui portait l’estomac au bord des lèvres…
Les multinationales, ces ONG antiracistes
Ce n’était pas possible, pas pensable, on ne pouvait pas faire faillite après avoir travaillé pendant 15 ans 14 heures par jour ! C’était inimaginable, invraisemblable, physiquement insupportable… Il avait tout donné, tout sacrifié à son restaurant, ses économies, ses vacances, ses genoux et son dos désormais constamment douloureux…
Tout ça pour en arriver là, sans le sou, ruiné, obligé de licencier trois personnes se retrouvant encore davantage dans la merde que lui… Il avait pourtant tout essayé, tout tenté pour trouver les fonds nécessaires pour relancer son activité. Il avait sollicité toutes les administrations, appelé toutes les banques… Mais malgré les mines compassées et les encouragements à « tenir bon », il n’avait essuyé que des refus ou, au mieux, de vagues promesses sans consistance. Pourtant le Président l’avait affirmé, il y aurait des aides, des soutiens, personne ne serait oublié… À part lui apparemment. Il ne rentrait sans doute pas dans les bonnes cases, n’avait pas dû savoir remplir les bons papiers…
La fatigue et l’abattement se muaient peu à peu en sourde colère. Colère contre un gouvernement aussi péremptoire qu’incapable, déconnecté des réalités des « petits » patrons, colère contre une administration qui ne savait dépêcher que des collecteurs d’impôts et des inspecteurs des fraudes ou de l’hygiène, colère contre lui-même qui devait bien avoir raté quelque chose pour se retrouver ainsi au fond du gouffre, laminé, KO debout… Sentiments d’injustice et de culpabilité s’entremêlaient dans le cerveau surchauffé de Francis, et une violente migraine commençait à lui marteler cruellement les tempes.
Tapotant sur son ordinateur pour tenter de se changer les idées, il ne fit que décupler son irritation en voyant défiler les nobles et généreuses annonces de donations ou de créations de fonds d’investissement au bénéfice des « entreprises noires ». Tous les grands groupes du CAC 40, toutes les multinationales, toutes les « fondations » y allaient de leurs millions d’euros ou de dollars pour favoriser l’« économie communautaire » des minorités. L’argent coulait en geyser pour compenser le « racisme systémique », et on inversait la discrimination en prétendant vouloir la faire disparaître. Pas un milliardaire, pas un conseil d’administration, pas un mécène ne manquait à l’appel pour « faire ruisseler l’argent du bon côté » (sic), « soutenir et renforcer l’économie de la communauté noire » (« promote economic prosperity for black-owned businesses » re-sic, en version originale dans le texte), « créer des opportunités à long terme pour le communauté noire »(re-re-sic), ou encore « lutter contre l’impact social et économique disproportionné de la COVID-19 sur les communautés et les entreprises noires » (re-re-re-sic).
Le sang du privilège blanc
Une nouvelle ségrégation se mettait donc en place sous les applaudissements enamourés des médias et des « élites » de tout poil. « Les entreprises noires »… Francis répéta cette expression étrange et mystérieuse. Il avait vraiment fallu entendre le triomphe de l’antiracisme militant pour entendre des trucs pareils… Et qu’est-ce que c’était, au fond, une « entreprise noire » ? Une entreprise dirigée par un ou des Noirs ? Appartenant à un ou des Noirs ? Employant une majorité de Noirs ? Et une entreprise dont le gérant était noir mais le propriétaire blanc (ou inversement) était-elle considérée comme « noire » ? Et si elle comptait autant d’employés et de cadres noirs que blancs, pouvait-elle quand même bénéficier des subsides bien-pensantes ? Et un patron noir marié à une femme blanche était-il autorisé à solliciter les mannes communautaires ?
Autant de questions fondamentales qui finirent par provoquer chez Francis un incontrôlable et bruyant fou rire. Mais c’était un rire affreux, hoquetant, hargneux, désespéré, presque un hurlement, un cri de bête blessée. Au bout de quelques instants, le silence envahit de nouveau la pièce. Seul le ronronnement du ventilateur de l’ordinateur se faisait désormais entendre.
Après avoir passé plusieurs minutes la tête plongée au creux de ses mains tremblotantes, Francis respira longuement et profondément avant de sortir du tiroir central du bureau un petit revolver .22 Long Rifle. La détonation résonna dans tout l’appartement. De sa tempe perforée s’écoulait son privilège blanc.