Le magazine des idées
Un monde de génération et de mort

Un monde de génération et de mort

Dans cette nouvelle de Jean Montalte, empreinte de sombre poésie, un homme, enfermé dans une cellule, se retrouve prisonnier de son propre esprit. Entre visions cauchemardesques et éclairs de lucidité, il se débat face à un univers qui le déglutit ou l’engloutit. Oserez-vous suivre cet étrange voyage jusqu’à la dernière ligne ?

Je devais probablement appartenir à une civilisation plus ancienne, aux contours indéterminés, vomi dégueulé par un passé opaque à moi-même, en-deçà du Ciel terne et vide qui surplombe nos têtes d’étoiles mortes. On m’avait traîné là, dans une fureur abondante de délires, menaçant ma couenne d’être tannée à coups de poings si je n’obtempérais pas. Suivre le convoi, ne pas forcer la porte de l’ambulance pour se perdre dans l’azur à toutes jambes, aussi frêles soient-elles. Se laisser paître pour intégrer la clôture asilaire. Nous sommes des plantes dont les racines sont au Ciel a dit quelque part le divin Platon. Sans préjuger d’un tel ancrage céleste de cette maigre substance que nous sommes, je dois admettre que mes pensées avaient crevé le plafond depuis quelques lustres, pour rejoindre la stratosphère dans un déluge orgiaque d’hallucinations propice aux diagnostics les plus compromettants. L’infirmière chargée de mon accueil dut bien se rendre compte qu’un atterrissage forcé de ma psyché n’était pas une mince affaire. Je me souviens qu’elle était forte, blonde, le type germanique fortement accusé, avec une nuance dans la voix d’un marqueur social très lumpenprolétariat, à cuisiner des pâtes au ketchup pour ses gosses en rentrant du boulot, se mouchant au-dessus de son assiette, les yeux comme des ventouses aspirant l’écran pour en extraire toute la merde. Je devais probablement appartenir à une civilisation plus ancienne, parce que le ton qu’elle emprunta pour me signifier ma condition de cinglé destiné à gagner ma cellule pour un temps indéterminé m’offusqua au plus haut point. Ce que je ne pus manquer d’exprimer en tentant une évasion improvisée, défonçant une porte au hasard, espérant trouver derrière celle-ci l’issue favorable à ce sort incommode. Peut-être même une ouverture sur l’absolu d’un temps infini. Au lieu de cela, ma course désespérée m’épuisa tant et si bien que je fus pris d’un vertige au pied d’un pompier qui fumait sa cigarette benoîtement contre un muret. S’agitèrent alors de multiples blouses blanches beuglantes, jusqu’à s’emparer de moi, de mon corps délabré. Ils me saisirent par les jambes et les bras, de telle sorte que, dénué d’appui, je ne puisse opposer la moindre résistance. Je goûtais l’ultime joie d’une lévitation impromptue avant d’être plaqué au sol dans une cellule située dans le quartier d’isolement. À même le sol, un dard s’enfonça, ductile et froid, dans mon postérieur congestionné par l’angoisse. Le liquide se propagea et me catapulta dans un sommeil si profond que je n’en ai jamais plus connu de tel après cela. Les couleurs divaguèrent jusqu’à l’évanouissement complet et le gris envahit tout – droit de conquête oblige. Cette intimité soudaine avec de parfaits inconnus me laissa une sensation de dégoût durable. Dans quel monde possible cet événement pouvait trouver sa justification théologique ? Je l’ignorais.

Jour 1

Les murs livides accueillent mon éveil dans un silence absolu. Je suis collé à l’extrémité de la cellule, à la paroi froide sur laquelle je discerne une inscription probablement apposée là par le précédent occupant : « Nous sommes dans un monde de génération et de mort et il faut nous en débarrasser. » Une croix fait office de signature. Il n’y a ni date ni nom. J’entends vaguement le feulement du vent contre la vitre, bruit sourd et obombré affleurant sur mes tympans oppressés. Péniblement, je force mes jambes à me porter pour observer cet endroit, coller mon visage contre la fenêtre, espérant trouver une faille qui puisse me rendre ma liberté. Mais rien. Une femme, sous le ciel gris, accoudée à la rambarde, au pied du bâtiment qui me fait face, semble prostrée dans une attente vaine. Tandis que je la fixe, elle ne remarque pas ma présence et mon corps devient douloureux, se crispant à mesure des minutes qui passent. Entre elle et moi, tout un monde s’est interposé. Le dedans et le dehors ne modulent plus la moindre variation. Il n’y a plus que les murs livides et ce silence absolu, froid et embaumé d’une odeur chimique envahissante. Sans doute ma vie s’était-elle désagrégée et rendue à l’état embryonnaire, atomisée, ne m’appartenait plus. J’étais pourtant, de l’avis des plus qualifiés, un jeune homme brillant plein d’avenir dont le potentiel trouverait immanquablement à se frayer une voie menant au succès. J’étais dévoré désormais, et la vie, après m’avoir mastiqué longuement, allait me digérer, en somme me désintégrer tout à fait. Je crois que si j’ai souffert au point de n’être plus rien, c’est parce que je n’ai pas su trouver la forme de mon esprit et l’ai laissé libre aux assauts des mauvaises herbes, radicelles, filament gélatineux, péchés, brèches ouvertes sur l’inertie tuante de l’indécision chronique.

Il s’est passé des heures avant qu’un infirmier n’entrât dans la cellule. Il m’apportait à manger et des médicaments dont il contrôla l’intégrale ingestion. Peu de mots furent échangés, si bien que je ne me souviens d’aucun d’eux. Son apparition provoqua en moi une tension physique extrême. Je voyais son visage barbouillé d’un bleu suintant et puant, comme une encre qu’il se serait déversée en guise de maquillage. Mais pourquoi ? A-t-on idée de se grimer de la sorte quand on exerce dans le domaine médical ? En étant au contact d’un public déjà suffisamment perturbé ?

Les bouches d’ombre bavaient dans les scintillements de flammes dantesques, avalaient des maisons, des barres d’immeubles, des montagnes pour les recouvrir d’un liquide noirâtre. Des hurlements stridents épaississaient l’air rouge-vif, comme pour briser l’élan ascendant des oiseaux écrasés morts nés sous ce vacarme d’arrière-monde. Les méandres de l’enfer dégobillaient des lambeaux de chair poisseuse, vomissures éparpillées couvertes de moisissures. Yeux vides, haleine asphyxiée d’outre-tombe, barrière franchie, apocalypse, maison qui brûle, empire des morts. Tout s’était donc vraiment passé. Les ondes obliques et funéraires de mes tourments avaient forcé l’au-delà à passer aux aveux. L’univers s’était fissuré, atome après atome… Je me réveillai et constatai que l’apocalypse était finalement ajournée. Tout cela pouvait donc continuer ad libitum et ad nauseam. Quand bien même nous en serions « là où le soleil se tait », selon la belle formule de Dante séjournant aux enfers, les siphonnés du cerveau aux banderoles multicolores tonitruent leur liesse de paradis retrouvé, déjouant l’évidence et le bon sens avec une allégresse de possédés.

Je me réveillai dans un état lamentable. On eût dit que mes entrailles s’étaient livrées à une guerre intestine, déchirant mon être intime dans un déchaînement de fureur sans origine, sans cause, sans motif. La douleur aiguë, au-delà de ce que j’étais en mesure de concevoir, me harcela tant et si bien que, lorsqu’elle s’évanouit enfin et abruptement, il me semblait recouvrer non la santé, mais la vie. L’outre-tombe, en ces déploiements, hèle l’âme et le corps pour s’en repaître. Le hasard désigne la proie, à moins que ce fût quelque lascive humeur aux miasmes sournoisement exhalés.

Jour 2

L’infirmier entra, s’assit sur une chaise, ouvrit un livre et me le lut :

« Rilke montait les marches qui le menaient sur la haute tour du palais. Une foule s’était massée sur la place pour entendre le discours du prince héritier. Les attentes étaient immenses. Le peuple, désespéré, aux abois, était à l’agonie, manquant de ressources et se sachant menacé dans son existence même par des vagues d’invasion ininterrompues, venues du sud. Il aimait passer sa main sur la pierre dure et froide du couloir oblique. C’était comme puiser dans des forces qui le reliaient à ses ancêtres bâtisseurs. Il respirait dans son ascension les embruns d’éternité émanant du vaste Ciel. La destinée du continent se jouait à cet instant précis. Il advint sur le balcon, l’air grave.

« Il s’apprêtait à débuter son discours, quand la foule se mit à le huer. C’était un tsunami qui lui jetait l’opprobre, alors qu’il s’attendait à des acclamations de toutes parts. Il commença alors : “Chers peuples blancs du Nord”. Il n’eut le temps de poursuivre. On entendit dans le silence momentané de l’assistance, une flèche siffler et finalement se planter dans l’oeil du Prince, puis lui transpercer le crâne de part en part. Il mourut quelques heures plus tard dans un vacarme ahurissant. La colline au loin était coiffée de lourds nuages sombres, une ombre épaisse se dressait dans le ciel, planant au-dessus des hommes. Les cris des femmes perçaient le cœur des hommes. Une symphonie de douleur entonnait son chant dans les entrailles de la terre. »

L’infirmier ferma brusquement le livre et me jeta un regard assassin. Puis, d’un regard empourpré de haine, asséna cette sentence : « Nous sommes dans un monde de génération et de mort et il faut nous en débarrasser. Nous commencerons par vous, pauvre cinglé. »

La promesse fut exécutée…

Jour 3

Je suis mort.

Laisser un commentaire

Sur le même sujet

Actuellement en kiosque – N°211 décembre – janvier

Revue Éléments

Découvrez nos formules d’abonnement

• 2 ans • 12 N° • 79€
• 1 an • 6 N° • 42€
• Durée libre • 6,90€ /2 mois
• Soutien • 12 N° •150€

Prochains événements

Pas de nouveaux événements
Newsletter Éléments