Les aventuriers se rencontrent habituellement sur les pentes vertigineuses d’une montagne, perchés sur un haut sommet, sur des bateaux de fortune à braver la mer déchaînée ou au cœur de la jungle à tenter de dompter la nature hostile de l’Amazonie. Philibert Humm est un aventurier d’une autre trempe, davantage chenapan que téméraire. On le retrouve d’abord à l’agence LCL de Levallois-Perret, où son banquier le tance pour son compte bancaire chétif, puis au comptoir d’un bar du Xe arrondissement dans lequel il végète depuis ses dernières aventures. C’est d’ailleurs dans ce bistrot que Gérard le ramoneur l’incite à devenir hobo. Intrigué par l’esprit des aventuriers américains Jim Tully ou Ted Conover, il décide de prendre la route et de partir à l’aventure en train.
Peu importe la destination, ce qui compte c’est le voyage.
Le voyage est prétexte à la camaraderie. Dans Roman fleuve, il était flanqué de deux compères navigateurs du dimanche ; pour son vagabondage ferroviaire, il est accompagné de Simon – son gros et rustre copain breton au langage de charretier -, avec lequel il partage l’insouciance et le rêve, l’amour des levées de coude, des rencontres humaines et du saucisson pistaché. Simon dispose en outre des qualités indispensables à la pratique du hoboïsme : « le sens de l’aventure, le courage physique, un haut degré d’inconscience et une altération du sens moral ».
Tout commence à la gare de triage de Villeneuve-Saint-Georges dans l’Essonne ; munis de leur baluchons et des éléments indispensables à leur périple (pipe tyrolienne et casquette en peau de mouton retournée notamment), Philibert et Simon s’introduisent sans autorisation dans un wagon vide d’un convoi de marchandise qui part pour l’Auvergne. Le hobo n’est pas un voyageur comme les autres, il ne paie pas son billet, n’a ni destination ni heure d’arrivée prévues. Il grimpe au hasard dans des wagons, voyage au petit bonheur et atterrit où le rail le conduit.
Philibert et Simon, rebaptisés Buck et Callaghan – ça fait davantage vagabonds du rail -, assoiffés de liberté, rejettent l’esprit de sérieux de notre modernité et ce monde farci d’injonctions à respecter. «Veuillez vous éloigner de la bordure du quai », « en train, tous responsables », « prenez-garde à l’intervalle entre le marchepied et le quai »… ici, les incessants messages de sécurité de la SNCF n’ont pas cours : pas de précautions, on prend le train en marche, voyage dans des conditions de confort minimales, dans des wagons parfois sans toit – les fameux wagons plats à ridelles basses, permettant de voyager cheveux au vent et de contempler le paysage.
On pourrait douter qu’une gare de triage soit le lieu d’aventures rocambolesques mais les deux pieds nickelés doivent surmonter les nombreux obstacles inattendus et situations cocasses qui se dressent devant eux. Les novices du hoboïsme trouvent difficilement les astuces pour voyager sans se faire repérer, esquivant les barbelés, les patrouilles des agents de la SNCF ou celles de la police.
A la découverte d’une certaine France
A l’écart de la société et de l’actualité – leur périple se déroule pendant des émeutes urbaines de l’été 2023 -, ces deux chemineaux du XXIe siècle voient défiler une certaine France sous leurs yeux. Ils multiplient les rencontres et les expériences du pays réel : patronne de bistrot, petite dame à sa fenêtre, pilier de bars,maire de patelin – et même Taylor Swift. Roman de gare fait voir du pays, ses vallées et coteaux, ses vignes et cours d’eau, ses gares et ses ponts. De Villeneuve-Saint-Georges à Saint-Hilaire-d’Ozilhan, en passant par Nevers, Orcines, la gare de triage de Sibelin ou les berges du Gard, on voyage à travers la campagne et le réseau ferroviaire français pour y découvrir le « cul de la France » : « le paysage le long des voies ferrées est l’envers du décor, une longue variation d’arrière-cours et de jardins en friches, de râteaux sur le toit et de vélos sur le balcon, d’appentis écroulés, mangés par le lierre, de potagers en herbe et de ballons crevés. Toutes choses qu’on n’est pas censés voir. La face cachée de la lune. Le cul du pays.»
Le récit de cette aventure facétieuse est entrecoupé de citations opportunes, de digressions de l’auteur-narrateur et de réflexions absurdes et décalées sur notre modernité. Le ton désinvolte, le second degré et l’autodérision, particulièrement bien utilisés, ajoutent une couche humoristique qui imprègne tout le roman. Le tout est servi par une langue riche, maniée à la perfection, avec utilisation de l’imparfait du subjonctif et même du plus-que-parfait du subjonctif de l’auxiliaire avoir à la forme négative. Lecteur, prenez le train Humm en marche !
Philibert Humm, Roman de gare, éditions des Équateurs, 234 pages, 22€