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Terrorisme d’ultra-gauche : révolutionnaires ou bras cassés? (1) 

Florian Dahuron, dit « Libre Flot », militant anarchiste et combattant revenu du Kurdistan, et six de ses camarades, se sont-ils procurés des armes et des explosifs dans le cadre d'une « association de malfaiteurs terroriste »  ? C'est ce que devront déterminer les magistrats en charge du premier procès pour terrorisme de la gauche radicale depuis 1995, sur lequel Laurent Vergniaud a enquêté.

Mardi 3 Octobre se déroulait à Paris l’audience d’ouverture de la première affaire de terrorisme d’ultra-gauche instruite par le Parquet national antiterroriste depuis 1995. Ce procès en correctionnelle, étalé sur un mois, pour association de malfaiteurs terroristes, cible un groupe d’anarcho-punks campagnards menés par un vétéran des YPG (Unités de protection du peuple) kurdes. Accusés d’avoir tenté de constituer une unité paramilitaire, de fabriquer des explosifs et de préparer des attentats contre des policiers, ils risquent dix ans de prison. L’affaire, passée relativement inaperçue des grands médias, n’a pas été affublée de l’un de ces sobriquets qui font les délices des chroniqueurs judiciaires quand il s’agit de « l’extrême-droite ». Pour l’extrême gauche, elle est simplement celle « des inculpés du 8 décembre 2020 » ou encore celle de « Libre Flot », du nom de guerre du principal inculpé. Pour la DGSI, plus prosaïque, c’est l’affaire des « punks à chiens » (sic).

De la ZAD de Sivens au Rojava

Libre Flot, c’est Florian Dahuron, un militant anarchiste chevronné et en rupture avec la société, qui a roulé sa bosse dans le milieu des squats avant de mener une vie itinérante à bord d’un fourgon aménagé. Habitué des ZAD, il a notamment fréquenté celle de Sivens (où Rémy Fraisse a été tué en 2014), mais ce qui intéresse particulièrement les enquêteurs, c’est son départ en Syrie en 2017 et son volontariat d’un an en au sein des YPG, les milices kurdes qui tiennent le Nord-Est du pays, rebaptisé « Rojava ».

Le Rojava est depuis quelques années la nouvelle terre promise de l’extrême gauche anarcho-communiste française. Alors que le mouvement kurde historique en Turquie, le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), est classé comme organisation terroriste dans bon nombre de pays et souffre d’un encombrant passé stalinien, sa branche syrienne, le PYD (Parti de l’union démocratique, dont les YPG sont la branche armées) bénéficie d’une bonne presse en Occident. Ostensiblement laïc, féministe et socialiste, le PYD prétend avoir su s’affranchir des clivages communautaires de la guerre civile syrienne pour organiser au Rojava un nouveau modèle de société multiethnique. Enfin, les YPG ayant participé à la prise de Raqqa, capitale de l’Etat islamique, le mouvement kurde représente pour la gauche européenne une importante caution morale face aux accusations de compromission islamiste. Les réseaux kurdes ont essaimé à travers toutes les tendances de l’extrême gauche française, et on les retrouve aussi bien dans les mouvances anarchistes que dans des organisations antifas comme la Jeune Garde, dont le fondateur Safak Sagdic revendique avoir été combattant au Rojava.

À gauche, les appels à soutenir Libre Flot ont surtout été le fait des réseaux pro-kurdes via le Collectif des Combattants et combattantes francophones au Rojava, mais également de sites anarchistes et autonomes tels que Contre Attaque (anciennement Nantes Révoltées), Radio Parleur ou encore Lundi Matin, ainsi que le mouvement redskin AIM (Alternative International Movement). Les groupes antifas, que ce soit la Jeune Garde (très proche des Kurdes) ou l’Action Antifasciste (via sa plateforme anti-répression Libérons-les), n’ont cependant pas communiqué sur le sujet. Le rassemblement à l’audience d’ouverture aura donc attiré une soixantaine de soutiens, aux profils très reconnaissables : la plupart arboraient les vêtements et les coiffures propres à la mouvance punk (crête pour les hommes, mulet pour les femmes) et nombreux étaient les journalistes indépendants ou membres de comités de soutiens.

Les accusés eux-mêmes sont clairement identifiables à la mouvance punk, deux d’entre eux arborant même la crête. Les avocats ne leur ont visiblement pas dit de montrer patte blanche vestimentairement, leur stratégie de défense consistant à pointer du doigt la « criminalisation de modes de vie alternatifs ». Florian Dahuron, quarantenaire trapu, est réservé, il risque gros. Il a déjà passé près de deux ans en détention provisoire, dont il est sorti après une grève de la faim qui a laissé des traces visibles sur son physique. Ces camarades, mouillés par association à des degrés divers, semblent plus confiants. Originaires de toute la France, ils ne se connaissent même pas tous entre eux, leur relation avec Libre Flot étant ce qui les réunit au tribunal. Pour poser l’ambiance, leurs soutiens diffusent un tract de pression aux journalistes, les invitant fortement à ne divulguer aucun détail personnel sur les accusés. Lorsque la juge résume les états civils des uns et des autres, le public se livre à des toux exagérées pour que le coin presse n’en entende aucun mot. Face à ces démonstrations mi-folkloriques mi-hostiles, la magistrate aura réagi avec amusement et peu de fermeté, entretenant une atmosphère de connivence générale.

Une faction d’avocats militants

Les avocats sont une dizaine, menés par Raphaël Kempf, qui a défendu Yassine Attar, petit frère du cerveau des attentats du 13 novembre. Parmi eux, en plus de Kempf, Servane Meyniard, Camille Vannier et Coline Bouillon font partie de la Legal Team, une liste d’avocats diffusées par l’extrême gauche en manifestation pour défendre les militants accusés de violence. Maître Lucie Simon, quant à elle, est également le conseil d’Iquioussen, l’imam radical et antisémite expulsé du territoire français. Ce sont des militants de gauche engagés qui ne font pas mystère de leur conviction et le ton de la première journée est directement donné comme celui d’un bras de fer avec le ministère public sur la légitimité-même de la procédure.

À plusieurs reprises, les avocats de la défense contesteront la légalité des écoutes menées contre Florian Dahuron et son groupe. Pour Maître Kempf, c’est très simple. On a voulu criminaliser l’engagement même de Dahuron au Rojava, il n’avait pas à être mis sous écoute pour son volontariat. L’avocat demande que soient entendus les agents de la DGSI ayant réalisés les écoutes (ce qui sera refusé) et à ce qu’Olivier Grosjean, auteur de La Révolution kurde, soit invité comme témoin. Le but est clair : faire du procès une tribune pour un débat géopolitique, minimiser les faits reprochés et condamner une persécution politique. Enfin, Maître Kempf se permettra de citer l’affaire Fillon comme précédent sur la surveillance de suspects présumés coupables.

Le ministère public n’en démordra pas : Florian Dahuron est accusé d’avoir, après son retour, tenté de constituer un groupe armé à partir de son réseau d’amis militants. De s’être procuré des armes à feu, d’avoir diffusé des textes anarchistes appelant à la violence, d’avoir tenté de faire fabriquer de la TATP (explosif utilisé par les djihadistes) par un artificier, de former militairement son groupe, et de préparer des frappes contre la police et les armées. Les accusations sont lourdes, les preuves plus ambiguës. Les sept accusés étaient effectivement armés, mais de fusils à pompes, de pétoires .22 Long rifle, pas d’armes de guerre. Leurs entraînements avaient lieu dans le cadre d’une association de airsoft où ils s’amusaient à recréer les batailles du Rojava et à écouter les histoires de Libre Flot, le vieux baroudeur. Les explosifs ? Un pétard préparé par Simon Gamondes, artificier de profession. Il y a un doute sur la quantité exacte. Mais le fait qu’ils aient été fabriqués avec des engrais volés n’aide pas.

Bras cassés ou vrai danger ?

Un nombre important de brochures appelant à l’insurrection, à la révolte armée et au sabotage ont été trouvées lors des perquisitions. Mais cela va du manuel d’anarchistes grecs terroristes « La Conspiration des Cellules de Feu », à des textes beaucoup plus anciens d’Auguste Blanqui. Certains des accusés étaient fascinés par les terroristes d’Action directe et par le folklore entourant la lutte clandestine. Cependant, les résultats des écoutes et des filatures sont beaucoup plus confondants. Quelques temps après le retour du Rojava de Dahuron, son fourgon a été piégé et sonorisé par la DGSI. Les propos réguliers de Libre Flot l’incriminent. Il se vante de tenter de former une brigade révolutionnaire capable de faire le coup de main en cas de guerre civile. Il parle sans complexe de la possibilité de tuer un policier. Il évoque son désir de se procurer des armes de guerre, par exemple un fusil de sniper. S’ajoute également le fait qu’il aurait aidé un autre prévenu, Manuel Hindelfinck, à rejoindre l’Irak pour rentrer en contact avec la guérilla kurde locale… Pour la défense, cela reste clair et net. Ce sont des exagérations tenues sous l’influence de l’alcool par un homme vantard, et il n’y a de toute manière jamais eu de réel projet d’attentat, avec une cible définie.

Sans céder à l’angélisme de magistrats de gauche, on ne peut trop se défaire de l’impression qu’on a plus affaire ici à une joyeuse bande de bras cassés rêveurs et idéalistes qu’à de dangereux terroristes qui menacent la République. Mais la guérilla kurde est une réalité. Ces anarchistes de campagne étaient armés et qui sait ce qu’une escalade d’esbroufes et une idéologie radicale mal digérée auraient pu provoquer comme drames humains ? Après tout, le renseignement territorial a déjà laissé se produire des tueries absurdes commises par des survivalistes dans la ruralité, comme l’affaire Frédérik Limol ou la fusillade des Cévennes. Dans un contexte à la fois de surenchère sécuritaire et de décomposition sociale, il est dur de savoir précisément où se situe le danger pour la société et jusqu’où l’on doit aller pour le réprimer.

Le procès se déroulera jusqu’au 27 octobre, date à laquelle, on l’espère, toute la lumière aura pu être faite sur ce dossier.

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