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Paul Audi dans éléments

Tremblante ou troublante, l’identité ?

Il y a des livres qu’on espère ou qu’on attend comme certains matchs de boxe ou un tournoi de chevalerie médiévale. On sait qu’un règlement de compte fatal et un affrontement entre puissances adverses vont s’y jouer, mais aussi qu’au terme de la lutte l’essence la plus obscure du combat qui se donne à voir vous sera livrée comme par surcroît. Le dernier livre du philosophe Paul Audi, « Troublante identité » (Stock), est de ceux-là.

La dénonciation des passions ou des combats identitaires – que ce soit de la part de la gauche internationaliste ou altermondialiste, du libéralisme cosmopolite et progressiste ou de la droite républicaine et universaliste – font certes partie des parcours du combattant obligés pour un large spectre de l’intelligentsia occidentale, sur les campus des deux rives de l’Atlantique. Car à force de constater que la fin de l’Histoire annoncée par Fukuyama et ses disciples en 1992 ne cessait d’être reportée sine die, il a bien fallu, et il faut toujours, trouver une explication ; dès lors, la persistance ou le réveil des identités nationales, religieuses, ethniques, sociales ou sexuelles est souvent convoquée par nos clercs kantiens ou libéraux sur le banc des accusés pour expliquer l’ajournement de la parousie dominicale qui aurait dû être celle de la grande réconciliation des consciences mondialisées.

En général, ce genre d’exercice rhétorique se termine à la façon d’une sorte de tauromachie parodique sans mise à mort : on dresse à grande peine la muleta devant les monstres taurins de l’identité collective, mais l’épée du matador ne trouve jamais où se planter avec assez de fermeté pour clore le combat.

La plupart du temps, le progressisme se contente de considérer les récits, les représentations ou les passions identitaires comme autant de maladies pathologiques suscitées par la dureté du capitalisme global, la méchanceté archaïque des êtres violents et radicaux, ou bien par on ne sait quelle perversion confusionniste issue d’un marxisme culturel dévoyé et revanchard. Supprimons capitalisme et/ou marxisme, et les pulsions identitaires, reflets évanescents de toutes les frustrations historiques ressenties par les âmes ou les peuples aliénés, disparaîtront comme face au soleil de la Vérité les ombres de la caverne platonicienne.

Condamné à être libre

L’œuvre de Paul Audi est plus intéressante parce qu’elle est à la fois plus ambitieuse, plus intime, plus originale, plus complexe et plus honnête : au lieu de décliner de façon traditionnelle tous les catéchismes républicains, libéraux ou révolutionnaires au nom desquels sera ensuite prononcée la cérémonie d’exorcisme du démon identitaire dont la traque est requise, l’exégète savant de Jean-Jacques Rousseau, Romain Gary ou Thomas Bernhard (ses trois auteurs fétiches, avec Sartre et Lacan dont il sera question plus loin) préfère partir de son expérience personnelle : celle d’un jeune Libanais exilé et déraciné arrivé en France à l’âge de onze ans, au début de la guerre civile, en 1975, fils d’un célèbre et richissime banquier gréco-catholique du pays du Cèdre (Raymond Audi), naturalisé français à l’orée de l’adolescence, et qui s’évertuera, à la fois par amour de son pays d’adoption et haine assumée de son pays d’origine, de rompre les amarres avec toute sorte d’allégeance filiale ou d’appartenance identitaire, quelles qu’elles soient.

Ce qui est intéressant (parfois aussi exaspérant, mais il faut bien jouer le jeu), c’est justement ce parti pris assumé par l’auteur, après tout pas très différent de celui de Montaigne ou de ses auteurs classiques de prédilection, d’essayer de penser et de combattre l’emprise des identités nationales ou religieuses – les autres l’intéressent peu, à vrai dire, car peu présentes dans son Levant arabe originaire – à partir de sa propre biographie, de ses propres malaises intimes, de ses angoisses récurrentes les plus personnelles ou les plus manifestement idiosyncrasiques, et du combat douloureux et improbable qu’il prétend avoir mené pendant un demi-siècle, au risque de l’effondrement psychique, contre l’emprise de ses deux identités séparées presque contradictoires, la libanaise et la française.

Fortement inspiré par l’œuvre philosophique de Jean-Paul Sartre, notamment les célèbres et géniales analyses psychologiques du sado-masochisme et de la haine de soi déployées dans L’Être et le Néant, mais aussi dans Les Mots ou les essais critiques sur Baudelaire, Mallarmé, Flaubert et Genet, Paul Audi place d’emblée la question identitaire au carrefour de deux expériences humaines qu’il juge complémentaires et indissociables : celles de l’amour-propre et de la honte, antichambre morbide de la haine de soi.

Le syndrome du naturalisé

Ces expériences psychologiques peuvent toucher à peu près tout le monde, mais selon lui de façon particulièrement douloureuse et féroce les êtres écartelés entre deux mondes culturels et historiques distincts, dont l’un relève d’un passé familial honni et à jamais crépusculaire (le Liban, dit-il, ancienne Phénicie, est devenue au XXe siècle la « Finicie », la nation artificielle, sanguinaire et clanique qui n’en finit pas d’agoniser et de sacrifier ses fils), et l’autre (la France républicaine, hugolienne ou gaulliste) d’une mythologie littéraire, personnelle et fantasmatique élaborée elle aussi depuis les premiers récits de l’enfance levantine.

C’est ce qu’il appelle le syndrome du naturalisé, ce malaise de l’âme qui frappe tout citoyen allogène redoutant de n’être jamais suffisamment bien assimilé aux yeux de ses nouveaux compatriotes, craignant dès lors d’être ramené malgré lui sous l’effet du regard des autres dans l’enfermement identitaire ancestral qu’il voulait fuir à toute force (arabe, libanais, catholique uniate, grand bourgeois).

Dans un passage assez évocateur, Audi se compare à Charlton Heston à la fin de La Planète des singes, lorsqu’il comprend devant les ruines de la statue de la Liberté abandonnée sur les rives de ce qui fut le fleuve Hudson que c’est bien sa propre race, et non celle des singes cruels, qui est responsable du désastre présent sous ses yeux depuis la fin de son voyage spatial. Toute sa vie, l’auteur prétend avoir ressenti le sentiment de désespoir et de honte mêlés du héros de Pierre Boulle à chaque fois que le passé de sa famille ou de son pays natal parvenait à son insu à détruire l’amour-propre et l’estime de soi qu’il croyait avoir affermis par la vertu de son « baptême » français, universitaire et laïc.

Grand lecteur de Jacques Lacan (on comprend pourquoi : rien de ce qui relève de la forclusion ne lui est étranger), Paul Audi tente un coup de force, comme un janissaire déserteur qui partirait seul à l’assaut de la forteresse du sultan.

Les identités nationales, religieuses, historiques ou sociales selon lui ne peuvent se cristalliser que sous les auspices des deux premiers pôles de la topique lacanienne : le grand A et l’objet petit a, le Symbolique et l’Imaginaire, l’Autre de l’Idéal du Moi construit par l’inconscient à partir du Nom du Père ou des montages symboliques qui en découlent et l’image autre, liée à la promesse de jouissance, qui dessine dans le miroir de l’âme la projection narcissique et fatale du Moi idéal.

Être ou bien devenir

Comme Ulysse en Méditerranée va de Charybde en Scylla, le zélote de l’identitaire est condamné à être ballotté entre ces deux enfers concurrents que sont le labyrinthe des récits symboliques (nationaux, féodaux ou généalogiques) et le point-reflet fantasmatique fabriqué mentalement par un sujet enfantin coupé du réel, ivre d’un amour-propre délirant et potentiellement dévastateur, qui prépare autant de catastrophes futures en déterminant de manière irrévocable à la fois ce qu’il est et ce qu’il n’est pas. Lorsque les deux référents de l’altérité, le symbolique et l’imaginaire, se percutent, alors le pire devient possible, et la lutte à mort, criminogène et autodestructrice, commence.

C’est ce que vérifient selon Audi les histoires parallèles de la nation libanaise et des nations européennes des deux derniers siècles. L’homme de l’identité est un meurtrier potentiel, compulsif ou amnésique, qui ne peut payer sa dette envers la vie qu’en la saccageant et en s’amputant lui-même.

C’est là que l’argumentation monte d’un cran et déploie le nœud occulte, presque métaphysique, qui réside dans l’arsenal dialectique de tous les adversaires de l’identité : selon eux, comme pour Paul Audi le Franco-Libanais melchite et apostat, les hommes n’ont jamais le choix qu’entre deux partis à prendre : être ou bien devenir.

Être, c’est vouloir rester le même que ce que furent nos maîtres ou nos ancêtres ; devenir c’est forcément devenir un autre que ce que l’on est ou que ce que les autres (et surtout les nôtres) attendent que nous soyons.

Comme la science distingue ce qui relève du continu et ce qui relève du discret (la singularité des formes déviantes qui vont modifier le cours d’un substrat naturel), le philosophe de l’altérité et du devenir va poser que toute forme de singularité créatrice doit se conquérir, parfois au risque de la perte de la raison ou de la vie, contre toute particularité substantielle et le désir de perpétuer ce qui fut.

Seule façon de ne pas mourir à soi-même : accueillir en soi un autre que ce que l’on est.

La mort au terme de la fuite ?

C’est en voulant ne plus se ressembler, et donc aussi ne plus ressembler au père, que l’on parviendra à éliminer les ombres menaçantes de grand A et petit a, de la haine de soi ou de l’enfer sartrien des autres hostiles ou persécuteurs, afin de pouvoir enfin pénétrer au cœur d’un réel qui sans cela se refusera toujours à nos prises.

Au niveau politique, c’est en devenant migrant que le sédentaire échappera à la malédiction de ses aïeux, et c’est en devenant sédentaire que le migrant se délivrera de ses errances tout en sauvant les indigènes autochtones qui l’accueillent de leurs propres démons identitaires.

La meilleure illustration de cette alchimie, pour Paul Audi, est le personnage incarné par Alain Delon dans Monsieur Klein, le chef d’œuvre cinématographique de Joseph Losey (co-écrit avec Costa-Gavras, autre exilé de langue française pourfendeur des passions identitaires et nationales).

Chacun connaît le parcours aussi déroutant qu’émouvant de cet accapareur de biens juifs pendant l’Occupation qui, confondu avec un mystérieux homonyme de confession juive qu’il ne parviendra jamais à retrouver, préfèrera connaître la déportation à Auschwitz plutôt que de laisser échapper à jamais cet Autre obsédant capable, au terme d’une vie indifférente ou futile, de le libérer de lui-même. 

Il est seulement regrettable, pourrait-on objecter, qu’au lieu de renaître à la vie, Monsieur Klein (celui joué par Delon, pas son double sans visage) trouve la mort au terme de sa quête. C’est cher payé, même pour la fuite d’une identité coupable.

Moïse n’est pas le Pharaon

En réalité, le principal mérite du texte de Paul Audi constitue aussi sa limite, ou la plus radicale objection de ses thèses : comme il l’avoue lui-même, dans le combat éprouvant qu’il a mené toute sa vie contre la valse éreintante de ses deux identités contradictoires, il a failli ruiner à plusieurs reprises les conditions mêmes de l’acceptation de soi et donc de la poursuite d’une vie subjective et familiale. Vouloir devenir autre que ce que l’on est, c’est courir le risque de devenir fou, ou de rendre la totalité du monde étranger à ce que l’on est devenu (ce qui est un peu la même chose).

Accueillir l’étranger en soi, c’est parier que l’oubli radical du passé (Audi est allé jusqu’à oublier la langue arabe elle-même, et le moindre souvenir précis de son enfance libanaise) constituera une fondation suffisante pour bâtir un avenir pérenne. C’est disloquer le cœur même de sa vie native en échange d’une promesse de bonheur ou de dignité éthique qui demeure un pari encore plus risqué que ceux de Pascal ou de Nietzsche.

À la fin du livre, l’auteur déçoit un peu en tentant une route de traverse, inspirée des écrits d’Emmanuel Levinas, en direction de l’identité juive, la seule identité à ses yeux qui échoue à en devenir une parce qu’elle s’inscrit sur fond d’une Loi transcendante aux vicissitudes de l’Histoire, en direction d’un idéal messianique réputé engagé l’avenir de tous les hommes, quels qu’ils soient et d’où qu’ils viennent.

Ce faux-fuyant, censé dire le réel concret de la condition humaine, ne nous convainc pas vraiment. Et, de toute façon, même en admettant que l’identité juive soit d’une essence différente de celle de toutes les autres identités nationales ou religieuses (ce qui reste à prouver), tout le monde, par définition, ne peut pas devenir juif, même de façon détournée ou allégorique.

Moïse n’a pas accueilli Pharaon en soi avant de partir vers la Terre promise ; il l’a fui en le laissant être englouti avec son armée dans la Mer rouge. Si j’attends de l’étranger le supplément d’âme que les enracinements historiques et charnels ne procurent pas ou menacent, alors l’oubli même de mon nom et de mon visage me condamnera à attendre des vents du désert un salut qu’au bout du compte j’ai toutes les chances de ne jamais être en mesure d’obtenir.

Paul Audi, Troublante identité, Stock, 360 p., 22 €.

© Photo : Paul Audi – Centre de philosophie, d’épistémologie et de politique.

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