Bien que le petit monde de la tintinologie soit très riche en rencontres érudites et conviviales comme en publications, et que de nombreux universitaires, de leur côté, avouent bien volontiers leur goût pour les aventures de Tintin et Milou, il est curieusement assez rare que le milieu académique se penche sur le reporter à la houppette.
Le colloque organisé les 20 et 21 janvier par la Société de Géographie sur le thème des « géographies de Tintin » était donc une belle occasion, pour les géographes d’appliquer à un univers de bande dessinée leur grille d’analyse des phénomènes spatialisés, et pour les tintinophiles (qualifiés plaisamment lors de cette rencontre de « représentants du haut clergé » – ou « haut cl’Hergé » ? – par les géographes feignant de craindre leur regard exigeant voire fulminant) d’enrichir de réflexions nouvelles leur lecture de l’œuvre d’Hergé.
On put ainsi, de façon plus ou moins classique, s’amuser à repérer les éléments permettant – ou ne permettant pas – l’identification précise des pays imaginaires représentés par Hergé : le San Theodoros de L’Oreille cassée et de la guerre du « Gran Chapo » pourrait être la Bolivie, mais sa capitale Las Dopicos étant un port, on doit écarter ce pays, enclavé depuis la perte d’Antofagasta et de l’Atacama à la fin du XIXe siècle. De surcroît, la pyramide paztèque de Trenxcoatl (Tintin et les Picaros) évoque davantage le Yucatán et les régions mésoaméricaines que l’Amérique du Sud à proprement parler. Le San Theodoros est donc bien un condensé de signes latino-américains, irréductible à un pays particulier.
De même, si la Syldavie, cible d’un « Anschluss raté », a pu être rapprochée par certains de la Roumanie (cartes à l’appui), si Hergé lui-même semblait avoir en tête l’Albanie, et si beaucoup d’indices tendraient plutôt à en faire un pays slave, entre Bohême et Monténégro, il est permis d’y voir tout simplement… un second royaume de Belgique !
De façon plus originale, le biogéographe Paul Arnould chercha à appliquer à Tintin les grilles de lecture forgées par Philippe Descola : naturalisme, totémisme, etc., avant que l’anthropologue Erika Thomas n’analyse les stéréotypes ethnographiques à l’œuvre dans la jungle des Arumbayas.
[ On ira dans la lune, mais on gardera les pieds sur terre. On bourlinguera, mais on conservera intact le souvenir de Moulinsart. ] Pol Vandromme
La démarche du colloque ne manquait évidemment pas de sérieux, et bien des communications (une vingtaine au total) témoignaient d’un travail consciencieux, mais on sait qu’Hergé lui-même souriait du risque de suranalyse de son œuvre. On ne regrettera donc pas que ces deux journées d’étude (séparées par un mémorable banquet pour lequel Jean-Robert Pitte, président de la Société de Géographie et gastronome bien connu, avait élaboré un menu ad hoc, commenté par Albert Algoud, à base de « stoumpô » arumbaya façon Kaloma (moins pimenté toutefois!) et de szlaszeck syldave à la klowoise, arrosés d’un vin suisse rappelant celui que convoitait Haddock chez Topolino (« Houhou ! Du 47… ») et d’un Egri Bikavér sans doute proche du vin dérobé par Tintin aux garde-frontières bordures !) aient été marquées par la bonne humeur, l’esprit et les clins d’œil : Alain Miossec, évoquant Tintin et la mer, a ainsi surtout insisté sur le rapport particulier des marins à l’alcool, tandis qu’un participant fit remarquer que, dans le cadre de la géographie des transports, l’arrivée de Tintin en Syldavie (le héros tombant de l’avion reliant Prague à Klow pour atterrir dans une charrette de foin) illustrait une forme plutôt violente d’intermodalité…
Étudiant les « espaces musicaux de Tintin », Frédéric Lamantia observa que le seul album dont la musique était absente est Vol 714, suggérant que cette exception pourrait être liée à la présence d’extraterrestres que l’on peut supposer insensibles à cet art. Les connaisseurs du cinéma de Spielberg (dont l’adaptation de Tintin est loin d’avoir fait l’unanimité parmi les tintinophiles) auront alors remarqué, par un curieux effet de miroir, que le film de ce dernier où la musique occupe la plus grande place est Rencontres du troisième type, où elle joue précisément un rôle dans la communication entre humains et extraterrestres. Un exemple, parmi d’autres, des réflexions renouvelées que peuvent susciter ces approches interdisciplinaires…
Sans citer toutes les communications, on signalera enfin celle qui clôtura la seconde journée, la présentation par Bertrand Portevin d’une étonnante « géographie céleste » tirée de la quête du trésor de Rackham le Rouge, qui fit entrevoir de façon troublante la présence de l’astrologie et du symbolisme maçonnique au cœur de l’œuvre d’Hergé, avant qu’Olivier Roche, des « Amis de Hergé », une des chevilles ouvrières de ce colloque avec Jacques Langlois, ne fasse la synthèse de ces deux journées de travaux, dont les Actes devraient être édités dans les mois à venir.
Ajoutons un constat personnel, peut-être naïf mais vérifié une fois de plus : celui que toute rencontre placée sous le patronage de Tintin suscite, presque inévitablement, cette « solidarité des chics types » qu’évoquait Charles Daguerre dans un hors-série du Figaro en 2004. Et, pour conclure, relisons Pol Vandromme qui, dans la réédition de son ouvrage pionnier de 1959 sur Le monde de Tintin, écrivait ces mots riches de sens :
« L’imaginaire du monde englouti, et celui du monde qui affleure, marchent ensemble dans les albums, confondus, coude à coude. Un lecteur de la province entêtée et narquoise, fou de l’allégorie de son passé roublard, s’associe à un lecteur de Jules Verne, plus fou encore de son avenir mirobolant, pour contempler les deux faces de l’univers – la planète morte avec ses vieilles lunes, la planète contemporaine avec les astres de sa science énigmatique. On ira dans la lune, mais on gardera les pieds sur terre. On bourlinguera, mais on conservera intact le souvenir de Moulinsart. »
On pourra lire dans le n°164 d’Éléments un article de Fabien Niezgoda sur Tintin : retour au pays des Soviets, retraçant l’histoire de la première aventure du reporter belge, de la création du personnage dans le Petit XXe en janvier 1929 jusqu’à la sortie d’une version colorisée 88 ans plus tard. Dans le même numéro, les tintinophiles (et les autres) en apprendront également davantage sur le conflit qui inspira la toile de fond géopolitique de L’Oreille cassée, grâce à un entretien entre Laurent Schang et l’historien Thierry Noël, auteur d’une récente étude sur La guerre du Chaco parue chez Economica.