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Tiere : la grande peur dans la montagne

Sur la base d'une histoire conçue par un scénariste suisse s'étant suicidé peu avant le début du tournage, "Tiere" est un film énigmatique et assez cauchemardesque dont la construction narrative rappelle les dessins d'Escher.

La genèse de cette coproduction helvético-polono-autrichienne sort de l’ordinaire. Le récit en avait originellement été proposé par le scénariste suisse Jörg Kalt qui recherchait des financements pour en faire un film. S’étant suicidé un mois avant le début du tournage, il a laissé plusieurs années ce scénario orphelin avant que Greg Zglinski, Polonais établi en Suisse qui avait soutenu ce financement, décide de le reprendre à son compte, de le réécrire partiellement et de l’adapter. Ce film fantôme, qui semble traduire les tourments auxquels était en proie Kält au moment de l’écriture et dont le thème de la hantise n’est pas absent, prend rapidement une tournure polanskienne (on pense notamment au Locataire), avec son traitement des thèmes de la paranoïa, de la folie et de la perte des repères ordinaires.

Nicolas Holub, cuisinier, et son épouse Anna, écrivain pour la jeunesse, vivent à Vienne et leur couple bat de l’aile. Ils décident d’aller passer six mois en Suisse, dans un chalet des Préalpes vaudoises, afin qu’Anna puisse se consacrer au calme à son prochain roman tandis que Nicolas sillonnera la région pour recueillir des recettes locales. Ils confient leur appartement à Mischa, une collègue du mari, qui y vivra et s’occupera des plantes tout en se livrant à l’étude des drôleries, ces enluminures qui décorent les marges des manuscrits médiévaux. Mais il se trouve que Nicolas a une maîtresse, Andrea, qui vit seule à l’étage juste au-dessus de leur appartement et qu’elle a des tendances suicidaires, il se trouve également qu’elle a elle-même un ex-petit ami, le fleuriste Hirter, qui est plutôt du genre possessif et jaloux, et il se trouve surtout que le séjour en Suisse ne va pas du tout se passer comme prévu.

A leur arrivée en voiture décapotable, ils renversent un mouton sur la route et se retrouvent à l’hôpital, Anna ayant été blessée. A son réveil sa perception de la réalité semble altérée : elle confond le jour et la nuit ; elle peine à évaluer le temps qui passe (ils sont arrivés il y a deux mois et elle a l’impression que cela ne fait que trois jours) ; elle entend du bruit dans une pièce condamnée du chalet ; elle soupçonne son mari de lui mentir, de ne pas rechercher des recettes à travers le pays mais de se contenter de descendre à Vevey, au bord du lac Léman, où il entretient une relation avec une marchande de glaces ; elle rencontre à plusieurs reprises un chat qui a l’étonnante faculté de parler (il lui demande des cigarettes !)… Et pendant ce temps à Vienne, un drame se prépare, avec l’arrivée dans la vie de Mischa de Tarek, un médecin qui, charmé par cette patiente un peu perdue qu’il a soigné suite à une mauvaise chute (elle a glissé sur une planche à roulettes dans le corridor de l’immeuble des Holub), ne sait pas encore dans quel guêpier il s’est fourré en la rejoignant dans l’appartement…

Tiere, dont le titre vient d’un jeu que pratique le couple en voiture pour passer le temps (ils s’amusent à trouver des noms d’animaux commençant par une lettre imposée), a un goût d’inachevé, peut-être à cause des vingt-huit scènes qui ont été coupées au montage et sans doute parce que c’est l’effet escompté. De son vivant, le scénariste expliquait qu’il avait tenté une traduction narrative de Relativité, le célèbre dessin de l’artiste néerlandais Escher représentant une série d’escaliers faisant fi des notions de haut et de bas, d’envers et d’endroit et défiant les lois de la physique élémentaire. C’est dans cette relativité-là que se trouve Anna et c’est ce qui explique les distorsions du temps tel qu’elle le perçoit, qui lui faire croire que la nuit est tombée à dix heures du matin. C’est sa perception qu’endosse la plupart du temps le spectateur, donnant dès lors au film une coloration fantastique : on voit des oiseaux briser les vitres et venir s’écraser contre les murs, on assiste à un kidnapping sur une aire d’autoroute qui s’avère n’être qu’un rêve, on entend parler les chats (en français qui plus est !).

L’action, se déroulant en parallèle dans deux logements (le chalet suisse et l’appartement viennois), joue sur les effets d’écho, de symétrie : les deux lieux possèdent une chambre dans laquelle les hôtes n’ont pas le droit d’entrer et d’où proviennent des bruits étranges (à chaque fois qu’elle pose la main sur la poignée, Mischa doit interrompre son geste car elle entend sonner à la porte de l’appartement !) et les deux femmes (Anna et Mischa), qui toutes deux portent à un moment donné une robe bleue, ont eu un accident et passent une partie du film avec un bandeau sur le front, ce qui leur donne une apparence de plus en plus proche ; par ailleurs le fleuriste éconduit se met, dans son désespoir, à confondre Mischa et Andrea alors que cette dernière vient de se suicider… Il y a sans doute plus de gratuité visuelle que de sens dans toutes ces énigmes et on ne peut s’empêcher de penser que Zginski a cédé à la tentation d’accumuler les effets d’anomalie, d’étrangeté, pour créer une atmosphère. C’est sans doute vrai mais n’était-ce pas aussi justement comme ça que travaillait Escher ?

Source : Perlicules canalblog

Tiere
Réalisateur : Greg Zglinski
Pays : Suisse-Pologne-Autriche
Année : 2017

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