« Le monde est un immense Narcisse en train de se penser », a écrit le poète provençal et ami de Cézanne Joachim Gasquet. Thomas Wolfe fut cet immense Narcisse et il bâtit tout un monde : deux vastes cycles romanesques autobiographiques – le cycle d’Eugene Gant puis le cycle de George Webber – répartis en quatre épais volumes. L’oeuvre de Thomas Wolfe fut intégralement autobiographique, si bien qu’elle semble démentir à elle seule la sentence de Rilke selon laquelle « l’art ne peut provenir que d’un centre rigoureusement anonyme. » Wolfe clame haut et fort : « Toute création sérieuse doit être au fond autobiographique. »
L’écrivain américain, auteur d’une recherche américaine du temps perdu, serait-il ce noyé volontaire dont nous parle Mallarmé : « Triste fleur qui croît seule et n’a pas d’autre émoi/ Que son ombre dans l’eau vue avec atonie » ? Le rapprochement avec Proust n’est pas gratuit, il y a un même projet résurrectionnel qui préside à ces deux œuvres. Seulement Wolfe, calciné par une fureur incontrôlable, l’exprime avec sa barbarie native. Il ne visite pas les demeures de sa mémoire, il les cambriole, y détraque le passé, le présent, le temps mort, pour poursuivre de sa haine cette « terre de cendre grise », vilipender son foyer qui brûle davantage qu’il ne réchauffe, en dépit de la tendresse qu’il éprouve pour les figures pittoresques qui l’habitaient, en premier lieu celle son père W.O. Gant de ses saoûleries mémorables ainsi que de ses déclamations des élégies de Gray.
Dans un article intitulé « Genius is not enough » (« le génie ne suffit pas ») et publié dans The Saturday Review of literature le 25 avril 1936, Bernard DeVoto déniera à Thomas Wolfe le droit de s’attribuer le titre de romancier, tant ce dernier n’a, selon lui, pas plus de personnalité littéraire que de capacité à créer des personnages, Wolfe ne faisant que déverser des torrents de mots sur un unique sujet : lui-même.
Égocentrisme radical
La littérature de Thomas Wolfe est une littérature de crise… d’adolescence ajouteront les mauvaises langues. Et le reproche d’immaturité se situait en bonne place parmi les reproches qui lui furent adressés. Mais c’est plus particulièrement son égocentrisme radical qui fut la cible des critiques, dont l’aspermatisme congénital est sans doute la cause de tant d’acrimonie. Et pour cause, l’auteur du Temps et le Fleuve ne s’est-il pas borné à peindre ce qu’il nomma lui-même « ce »moi » merveilleux, unique » ? « Le sot projet qu’il a de se peindre ! », fulminait Pascal à propos de Montaigne. Qu’aurait-il dit face à ce monstre de narcissisme ?
Narcisse ne fait pas que se mirer dans l’eau, il devient l’eau, il devient ce « chant de la rivière merveilleuse logorrhée de la nature-enfant » dont nous parle Gaston Bachelard. Cette logorhée devient puissance dévastatrice, rompt toutes les digues. « C’était, avouera Thomas Wolfe, des torrents… un flot torrentiel ingouvernable. » Ce qui explique cette métaphore du fleuve chez Thomas Wolfe, au-delà des analogies convenus avec le temps qui passe. En effet, Gaston Bachelard écrit, dans son essai consacré à l’imagination matérielle L’eau et les rêves : « L’eau est aussi un type de destin, non plus seulement le vain destin des images fuyantes, le vain destin d’un rêve qui ne s’achève pas, mais un destin essentiel qui métamorphose sans cesse la substance de l’être. Dès lors, le lecteur comprendra plus sympathiquement, plus douloureusement un des caractères de l’héraclitéisme. Il verra que le mobilisme héraclitéen est une philosophie concrète, une philosophie totale. On ne se baigne pas deux fois dans un même fleuve, parce que, déjà, dans sa profondeur, l’être humain a le destin de l’eau qui coule. L’eau est vraiment l’élément transitoire. Il est la métamorphose ontologique essentielle entre le feu et la terre. L’être voué à l’eau est un être en vertige. Il meurt chaque minute, sans cesse quelque chose de sa substance s’écoule. La mort quotidienne n’est pas la mort exubérante du feu qui perce le ciel de ses flèches ; la mort quotidienne est la mort de l’eau. L’eau coule toujours, l’eau tombe toujours, elle finit toujours en sa mort horizontale. […] La mort de l’eau est plus songeuse que la mort de la terre : la peine de l’eau est infinie. »
Un désir de totalité
Je voudrais montrer que la critique, si elle n’est pas sans fondement, passe à côté de l’originalité du projet littéraire wolfien, à côté de la vigueur créatrice du géant des lettres sudistes. Il y a plus qu’un souci débordant de soi, exclusif et maniaque. Wolfe, en romantique assumé – ce qui est rare ! – suivait l’adage de Novalis, qui a ses mérites, convenons-en : « Toute descente en soi est en même temps assomption vers la réalité extérieure. » Une monade sans porte ni fenêtre ? Pas si sûr. Le plaidoyer de Faulkner en sa faveur a le mérite de donner un éclaircissement sur la qualité intrinsèque de cette œuvre et sa dimension universelle, sinon cosmique : « Tom Wolfe essayait de tout dire, de tout saisir, le monde, plus son moi, ou le monde filtré par son moi, ou les efforts de son moi pour embrasser dans un seul livre le monde où il était né, où il avait marché un court instant et où maintenant il repose. Ceci explique ce que les gens appellent obscurité : style compliqué, informe, phrases interminables. »
Comment un tel désir de totalité peut-il être compatible avec un narcissisme étriqué, fermé à toute altérité, fermé au monde, rivé à un moi de qualité sordide, haïssable ? C’est la raison pour laquelle, précisément, il a abandonné le théâtre pour le roman, le besoin d’élargir l’horizon se doublant d’une nécessité stylistique. « Il me fallait trouver, écrit-il, un moyen de satisfaire mon désir de plénitude, d’intensité, de totalité. » Alors son entreprise littéraire prend un sens nouveau : « le besoin de domestiquer un continent », « de maîtriser un torrent de vie », et plus métaphysique, faustien en diable, de « faire échec au néant du temps et de la mort », enfin de partir « à la recherche du grand langage oublié, du chemin perdu qui mène au ciel, d’une pierre, d’une feuille, d’une porte. » Une œuvre intime et vaste à la fois, mythique et autobiographique, personnelle et nationale verra alors le jour.
Loin de se confiner dans un univers égotique étroit, il relie dès son premier roman, Look Homeward Angel, son entreprise littéraire à la conscience de l’immémorial, au temps long qui relie l’humanité entière : « Chacun de nous est le total d’une addition qu’il n’a pas effectuée : rendez-nous à notre innocence et à notre nuit première, et vous verrez naître en Crète, il y a quatre mille ans, l’amour qui est mort hier, au Texas. […] Chaque moment est le fruit de quarante mille années. Les jours, rongés par les minutes, comme des mouches, vrombissent vers la mort, et chaque moment est une fenêtre ouverte sur tous les temps. » Monique Decaux, dans sa monumentale étude intitulée La création romanesque chez Thomas Wolfe relève que « tout ce qui existe, une simple rue, rejoint un passé immémorial. Des gendarmes « évoquent pour Eugene toute l’histoire de cette terre et de ses habitants », « la chronique de la tragédie humaine ». »
« Quand, à la fin de Look Homeward Angel, poursuit Monique Decaux, Eugene contemplait la place d’Altamont, le présent, le passé qu’il avait connu et conservé dans sa mémoire, tout s’effaçait : »Il voyait des cités fabuleuses perdues, enfouies dans le sable… Thèbes aux sept portes et tous les temples… Au fond de l’urne funéraire de la terre, il contemplait les cultures disparues, la gloire étrange des Incas dont l’origine se perd dans la nuit des temps, des fragments d’épopées perdues sur un éclat de poterie de Cnossos, les tombeaux enfouis des rois de Memphis, la poussière impériale ». Dans son imagination, son université devenait un poste avancé du grand empire romain. Tout jeune, il voulait déjà sentir »le grand vent d’Athènes » ; étudiant, l’académisme des professeurs lui cache »l’odeur, les flots obscurs de l’Orient ». Dans ses rêves, il retourve »le monde d’Homère », »la pureté de la lumière qui tombait sur les murs de Troie », »la figure damnée d’Oreste », »le siècle de Périclès et de Platon ». Il veut »voir Mozart au piano ». » C’est très net, il aurait pu écrire, comme le critique littéraire Georges Poulet : « Je retrouve en moi l’histoire de l’humanité et en l’histoire de l’humanité toute mon histoire à moi ».
C’est aussi l’Amérique qu’il chante, Thomas Wolfe se fait aède, « chante l’expérience de sa race ». Il retrouve son passé mythique, archaïque, renoue avec ses origines, ses racines parmi « les entrelacs étranges, infinis, les mutations impénétrables de son ancienne âme germanique. » Mais son narcissisme a besoin d’espace, d’égotique il se fit national, de national il se fera cosmique. Car, comme l’écrit Gaston Bachelard : « Le cosmos est donc bien en quelque manière touché de narcissisme. Le monde veut se voir. » Avons-nous bien vu ce que Thomas Wolfe a tâché de nous montrer, c’est-à-dire la totalité du monde qui exhibe sa beauté sans réussir à attirer notre attention, tel un paon qui fait la roue en vain ?