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The Green Fog

The Green Fog : patchwork californien

Ce melting-pot d’images n’est pas sans rappeler les films expérimentaux de Guy Debord, mais en beaucoup moins bavard, la voix off étant ici remplacées par un air lancinant de violoncelle.

Après avoir rendu hommage à sa ville de Winnipeg (Canada) dans Winnipeg mon amour, Guy Maddin, assisté pour l’occasion de deux complices, s’attache cette fois à San Francisco à travers un exercice de style kaléidoscopique. Il commence par nous présenter une vue de la ville baignée dans une lumière irréelle sur laquelle se répand une étrange brume verte (qui donne son nom au film et qui réapparaîtra à plusieurs reprises), ensuite de quoi il se livre à un montage foisonnant d’extraits de films de tous genres et de toutes époques ayant pour cadre la cité californienne. Si Vertigo de Hitchcock est à l’honneur, le cinéphile se divertira à identifier les dizaines d’autres œuvres convoquées dans cette anthologie, des grands classiques aux vieilles séries télévisées en passant par des films plus improbables comme Star Trek, dont on ne voit pas bien a priori quel rapport il pourrait entretenir avec San Francisco… Le montage, toujours plein d’à propos, procède par analogies et fait émerger des thèmes qui sont développés comme autant de chapitres, lesquels constituent d’ailleurs la structure du film : des courses poursuites en voiture ou à pieds sur les toits, des vues de la Grace Cathedral ou du Golden Gate, des scènes d’escalier, d’appartement, de restaurant, d’église, de musée, de plage, de cimetière… ainsi qu’un autre thème récurrent, celui de la chute, qui revient à différents moments au cours du long métrage.

Introduit par un prologue durant lequel un homme s’agrippe à une échelle de métal le long d’une façade, le premier chapitre est quasiment dénué de paroles, à l’exception de deux brèves répliques anecdotiques : « eh bien ! » et « quoi ? ». Les réalisateurs ont en effet décidé de nous présenter diverses scènes d’interactions sociales en les remontant de façon à ce que tous les dialogues soient coupés. Un père et sa fille, se faisant face sur une terrasse devant des rosiers, se fixent et tentent désespérément de se parler ; deux convives dans un restaurant se jaugent, s’apprêtent à discuter et y renoncent à chaque fois au dernier moment ; un homme entre chez une fleuriste et se trouve dans l’impossibilité de rien lui dire ; un couple renonce à se confier, chacun des deux demeurant muet devant son combiné téléphonique ; une dispute éclate dans un bureau mais l’expression de la colère se cantonne aux attitudes corporelles, aux mouvements d’impatience, aux menaces gestuelles, sans qu’aucune réplique ne soit échangée de part et d’autre. Des hésitations, des respirations, des visages qui essaient puis se ravisent et replongent dans le mutisme : l’incommunicabilité à l’état pur. Il y a quelque chose de comique dans ces personnages qui se toisent, roulent des yeux, prennent leur souffle avant d’ouvrir la bouche, paraissent sur le point de dire quelque chose puis se ravisent. C’est d’autant plus drôle qu’on suit en parallèle, sous forme de récit extradiégétique, des policiers qui mettent divers individus sur écoute téléphonique – alors qu’il n’y a strictement rien à écouter ! Mais ces montages mettent aussi en lumière la part animale, reptilienne même, des personnages qui, dépouillés de leur statut d’être parlants, en sont réduits à froncer les sourcils, à hausser les épaules et à s’adresser des œillades suspicieuses ou assassines comme des fauves sur le point de se jeter à la gorge les uns des autres.

Cette attention à la gestuelle, aux expressions du corps est omniprésente dans The Green Fog, et ce sont moins les regroupements thématiques qui frappent l’œil que la dynamique des parties. Un mouvement commencé par un acteur se retrouve coupé puis continué par un autre acteur, issu d’un autre film et d’une autre période, et il en va de même pour les automobiles qui se précipitent sur les rues pentues de la cité toute en collines. Le principe même de l’action comme genre cinématographique est d’ailleurs pris à rebrousse-poil dans une suite de séquences désopilantes mettant en scène Chuck Norris, le héros par excellence du film d’action, dans des postures statiques, la caméra s’attardant sur son visage en proie aux tourments et à l’introspection, à mille lieues des scènes d’arts martiaux qui l’ont rendu célèbre.

Des images se font écho, tantôt explicites et tantôt symboliques : une femme déchire la toile d’un tableau d’une longue griffure quelques secondes avant qu’une strie apparaisse sur la pellicule, une strie qui donne l’impression d’être accidentelle mais qui ne l’est évidemment pas ; des couples se disputent avec une véhémence croissante au cours de plans coupés par d’autres plans présentant un lustre vibrant au plafond ou un appartement s’écroulant pan par pan. Ce melting-pot d’images n’est pas sans rappeler les films expérimentaux de Guy Debord, mais en beaucoup moins bavard, la voix off étant ici remplacées par un air lancinant de violoncelle. « Are you asleep ? » questionne alors une des rares voix entendues dans le film. On peut se poser la question tant il est vrai que Guy Maddin, comme il l’avait montré dans son film précédent The Forbidden Room (ainsi en fait que dans tous les autres), demeure avant tout un cinéaste de l’onirique.

Réalisateur : Guy Maddin, Evan Johnson & Galen Johnson
Année : 2017
Pays : États-Unis

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