Le 15 novembre, à Paris, était projeté Svjedok – « Le Témoin » en serbe1 –, un documentaire financé et présenté par la République serbe de Bosnie pour traiter le sujet des tueries commises contre les Serbes dans les guerres de Yougoslavie. Ces tristes conflits, opposant au cours des années 90, des peuples partageant pourtant la même langue mais profondément séparés par leur religion et leur histoire, reste à ce jour l’image par excellence du conflit fratricide européen. Le sujet reste encore à ce jour hautement polémique : pas moins de six salles de cinéma françaises ont refusé de présenter le documentaire, qui sera également diffusé sur YouTube à parti de 2025.
La Bosnie-Herzégovine est un pays toujours à la croisée des chemins. Le conflit qui a ravagé le pays de 1991 à 1995 n’a jamais été réellement achevé. En effet, la guerre de Bosnie a été véritablement gelée par les accords de Dayton (dont nous avons fêté ce 21 novembre le 29e anniversaire) qui entérinent le statuquo entre la Fédération de Bosnie-Herzégovine (catholique croate et musulmane) et la République serbe de Bosnie (orthodoxe), deux entités ennemies forcées de cohabiter au sein d’une même confédération et d’obéir à une Constitution commune.
Carrefour entre l’Occident et l’Orient, la Bosnie est une région des Balkans où les trois principales religions locales, le catholicisme, l’orthodoxie et l’islam, y sont représentées par trois communautés : les Croates, les Serbes et les Musulmans – ces derniers étant aujourd’hui appelés « Bosniaques2 ». Âprement disputée entre les empires ottomans et autrichiens, intégrée à la jeune Yougoslavie après la chute de ceux-ci, véritable poudrière ethnique, la Bosnie fut le théâtre de tueries de masse au cours de la Seconde Guerre mondiale (principalement du fait des ustaši3 croates) puis des guerres de Yougoslavie, de 1992 à 1995. Lors de ce dernier conflit, les massacres de civils eurent lieu de chaque côté des lignes de front, mais ils furent, realpolitik oblige, principalement imputés aux séparatistes serbes, et dans une moindre mesure aux Croates d’Herzégovine, alors même que les Musulmans, alliés des Américains depuis le premier jour de la guerre échappèrent en grande partie aux poursuites.
Un témoin au-dessus de tout soupçon
Aujourd’hui encore, les plaies laissées par le conflit ne sont pas résorbées. On connaît particulièrement le cas de la ville de Srebrenica, où plusieurs milliers de Musulmans furent tués lors de sa prise par les forces serbes. Un événement que les Bosniaques considèrent aujourd’hui comme un génocide, les Serbes comme des crimes de guerre. Ce débat a été récemment tranché par l’ONU en faveur des premiers, jetant de nouveau de l’huile sur le feu au milieu du fragile État de Bosnie, au futur plus qu’incertain. Un débat qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler les querelles actuelles sur la nature exacte des bombardements de Gaza par Tsahal ou de l’attaque du 7 octobre par le Hamas… Mais Srebrenica n’est pas un événement isolé. Dans la conscience serbe, le siège de la ville se situe dans la suite de très violentes attaques sur les villages orthodoxes qui l’entourent, des exactions que Svjedok vise justement à documenter. En effet, les légistes serbes ont arrêté à ce jour un chiffre de plus de 50 000 tués au sein de la population civile orthodoxe, avec plus de 7 500 cadavres exhumés et autopsiés.
Le personnage principal du documentaire, tourné avec la participation sa famille, est le général-médecin Zoran Stanković, aujourd’hui décédé. Médecin légiste de profession et officier de l’armée yougoslave, c’est à lui qu’incombait la lourde tâche de diriger les équipes d’experts qui exhumaient, autopsiaient et identifiaient les corps des civils tués, parfois en se rendant derrière les lignes croates ou musulmanes pour les récupérer au cours d’échanges. Loin d’être un propagandiste, il fut suffisamment reconnu internationalement pour être appelé comme expert et témoin au tribunal de La Haye, une institution bien peu suspecte d’un parti pris en faveur des forces serbes, dont les dirigeants en Bosnie furent les plus condamnés parmi l’ensemble des protagonistes du conflit.
L’autre personnage principal du documentaire, parfois nommé, jamais filmé, c’est Naser Orić, une figure extrêmement polarisante à l’image de ces conflits : héros national pour les Musulmans, boucher pour les Serbes, ce chef de milice mi-mafieux4 mi-djihadiste, était le seigneur de guerre qui régnait sur Srebrenica et ses environs. Les troupes d’Orić stationnées dans un réduit musulman au milieu du territoire serbe, se rendirent coupables de multiples raids meurtriers sur les villages serbes voisins notamment celui de Kravica, totalement rasé et décimé par les combats. Le mode opératoire ne peut qu’interpeller le spectateur français tant il renvoie à la guerre d’Algérie. Des attaques surprises, tôt le matin, les jours des fêtes religieuses orthodoxes comme Noël ou les slava, les célébrations des saints patrons des familles serbes. Des civils de tout âge et de tout sexes ciblés pour provoquer la sidération et pousser à l’exode. Et enfin, des mutilations barbares. La tâche du Docteur Stankovic était macabre, ses méthodes cliniques. Sans se défaire d’un stoïcisme imperturbable, sans jamais émettre de jugements il égrène laconiquement des listes de sévices divers : castration, décapitation, viols… Les images sont parfois difficilement supportables mais attestent d’une réalité de la guerre qui disparaît parfois trop souvent derrière la propagande des uns et des autres… et surtout devant un politiquement correct qui se refuse à regarder en face la réalité de l’islam radical. Un islam radical qui aura d’ailleurs connu son premier grand champ de bataille international avec la guerre de Bosnie, où furent réunis tout autant les djihadistes sunnites d’Al-Qaïda que les milices chiites du Hezbollah et de l’Iran.
Deux poids, deux mesures
Le documentaire alterne les images d’archives, bien connues, des années 90 et des interviews beaucoup plus récentes des équipes du Docteur Stanković et des familles des victimes. Nous retrouvons des jeunes hommes qui portaient les cercueils de leurs parents ou de leurs sœurs qui sont aujourd’hui grisonnants, eux-mêmes pères de famille. En 1992, ils espéraient que l’Occident remarquerait leur calvaire et se mobiliserait en faveur du peuple serbe, membre des Alliés durant les deux Guerres mondiales. En 2024 – après les bombardements, l’intervention de l’OTAN, les poursuites à la Haye –, ne reste que l’incompréhension, l’amertume, le sentiment de ne pas avoir été écouté, d’avoir été désigné d’office comme des coupables perpétuels sans que rien ne soit fait pour replacer chaque protagoniste face à ses responsabilités. En effet, si les hauts dignitaires civils et militaires de la République serbe de Bosnie ont été condamnés par les tribunaux internationaux, de même que certains chefs de guerre croates – notamment pour avoir commis les premiers massacres du conflit dans la ville de Bosanski Brod5, avant le début officiel de la guerre –, Naser Orić lui, n’aura jamais été sérieusement inquiété. Tout au plus les magistrats auront pu admettre qu’effectivement des Serbes avaient bien été massacrés, sans statuer sur les auteurs des crimes. Une demi-mesure qui laisse un goût amer dans ce pays où l’on se demande souvent si les hostilités ont bien cessé ou n’ont été que différées.
Pour le peuple serbe de Bosnie, la souffrance ne date pas d’hier. Que ce soit sous le joug ottoman ou autrichien, où les Musulmans et les Croates faisaient tour à tour figure d’allié du régime d’occupation, ou bien durant la Seconde Guerre mondiale, quand l’État Croate indépendant (satellite allemand) annexait la Bosnie et massacrait 600 000 Serbes sur son territoire. Pour un Serbe bosnien, les massacres de Kravica et de Bosanski Rod n’ont fait que rejouer des scènes historiques bien connues. Dans un contexte de chaos total et de décomposition de l’État, alors qu’on s’entretuait au sein même de l’armée yougoslave dans les casernes, au sein des mêmes unités, entre nationalistes croates ou musulmans et séparatistes serbes, les locaux ont pris les armes pour défendre leur terre contre ce qu’ils percevaient comme une menace existentielle. On peine à imaginer ce qu’a pu concrètement subir ce petit peuple qui affiche au cœur de l’horreur un stoïcisme imperturbable. Une froide détermination les habite quand ils trient et identifient les ossements et carcasses de leurs proches martyrisés, et surtout qu’ils emmènent leurs enfants sur les lieux de mémoire, pour que jamais le souvenir des défunts ne s’estompe.
Le choc des mémoires
Il y a un élément clé de ce conflit qui échappe encore aujourd’hui beaucoup à la grille de lecture traditionnelle occidentale. Tous témoignent, trente ans après : Nous, gens ordinaires, villageois ordinaires, avons vus nos familles être massacrées par des voisins, des communautés avec qui nous vivions depuis des siècles. Ici, en France, on a coutume de mettre tour à tour en accusation (suivant sa sensibilité) les « nationalistes », le « communisme », l’« Occident », l’« OTAN ». Tout ces acteurs ont joué à divers degrés un rôle certain. Mais en Bosnie, les tragédies ont des racines beaucoup plus profondes et immédiates. Des communautés ont vécu près de 500 ans les unes aux côtés des autres, forcées de cohabiter dans des États qui étouffaient les rancœurs mutuelles par la force armée. Sous le knout turc dans un premier temps, puis la schlague autrichienne et enfin par les camps de travail communistes. Même la Yougoslavie royale ne put bien longtemps maintenir sa Constitution démocratique après la Grande Guerre, et se transforma rapidement en dictature policière. Mais une fois ces peuples, à la fois si semblable et si différents, livrés à eux-mêmes, les ressentiments séculaires se dévoilèrent très vite, précipitant le pays vers la boucherie. Aujourd’hui, les accords de Dayton empêchent une nouvelle escalade en entérinant de facto la séparation du pays en deux entités. Mais leur coexistence en un même État continue d’interroger. Au lendemain de la guerre, on a pu présenter la Bosnie comme un modèle de l’Europe à venir, de communautés apaisées qui ont su triompher de leurs différences malgré les conflits passés. Mais c’est trop vite oublier que cet ordre ténu tient en grande partie grâce aux bottes des casques bleus et à l’aviation américaine. Dans un monde où l’Amérique se retire peu à peu d’Europe, l’État bosniaque peut-il survivre ? Ou devrait-il seulement survivre ? La réélection de Trump ne manquera en effet pas de poser à nouveau la question de l’engagement américain dans les Balkans, alors que l’Amérique lorgne de plus en plus sur son flanc Ouest, vers le Pacifique et le rival chinois.
Tout comme aujourd’hui, la bataille mémorielle autour de la guerre d’Algérie – dont on se demande si elle a un jour bien été terminée – continue de faire rage en France, la Bosnie n’a toujours pas non plus réglé ces questions, d’autant plus que les garants de l’ordre international actuel ont désigné d’office le camp des bourreaux et celui des victimes. Dans une région où la longue mémoire et les récits familiaux transmis de génération en génération façonnent intégralement les consciences, comment imaginer un seul instant que le conflit puisse mourir de lui-même et disparaître simplement parce qu’une force étrangère l’a décrété ? Et surtout, comment ne pas voir en ce conflit une image des troubles qui risquent un jour de gagner une France où aujourd’hui plus de 6 millions d’habitants sont musulmans ?
1. En dialecte serbocroate jékavien, parlé majoritairement en Bosnie.
2. On distingue les Bosniens (Bosanci), ceux qui vivent en Bosnie, des Bosniaques (Bošnjaci) ethniques, qui étaient enregistrés comme « Musulmans » à l’état civil sous le communisme.
3. « Insurgé » en croate, le principal mouvement nationaliste de cette nation durant le xxe siècle, alliés de l’Allemagne au cours de la Seconde Guerre mondiale.
4. Les tribunaux bosniaques le condamneront d’ailleurs plusieurs années après la guerre pour des détentions d’armes et d’explosifs liées au crime organisé.
5. Ville frontalière entre la Bosnie et la Croatie par laquelle l’armée de cette dernière est entrée dès 1991.