Juchée sur le promontoire du Mont Tabor, la ville natale de Giacamo Leopardi (1798-1837) s’offre au touriste comme une femme de mauvaise vie. Sur la colline de l’infini, où le petit prodige aimait déambuler, ses mânes nous parlent : « Là, sur le dos stérile/ Du redoutable mont,/ Le meurtrier Vésuve,/ Que nul autre n’égaie, arbre ou fleur,/ Tu répands alentour tes buissons solitaires ;/ Ô genêt plein d’odeur,/ Satisfait des déserts. Je te vis autrefois,/ Embellir de tes branches les sauvages pays,/ Qui enlacent la ville,/ Reine du monde en d’autres temps/ Et, de l’empire perdu,/ Semblent, avec l’air grave et le silence,/ Être signe et rappel du voyageur. » (Le genêt).
Depuis 2021, l’ouverture au public de la Casa Leopardi a provoqué un télescopage spatio-temporel. L’été, des meutes de touristes italiens colonisent Recanati. Devant la guide férue d’histoire leopardienne, un couple de Village people rivalise d’élégance avec ses congénères en short et tongs. Comble de la vulgarité, le musée prévoit un espace réservé aux selfies pour satisfaire nos tristes frères instagrameurs.
La vulgarité des produits dérivés n’y change rien : la belle nous saisit. Il y a bien ces « confitures poétiques », cette litanie des « plats préférés » de Leopardi et même un sac équitable à son effigie made in India.
Après une halte à la pinacothèque où trône en majesté une Annonciation de Lorenzo Lotto, le fantôme de sa jeune voisine agonisante Silvia se ranime. Et les vers retentissent sous l’azur : « Silvia, te souvient-il encore,/ De ce temps de ta vie mortelle,/ Où la beauté resplendissait,/ Dans tes regards rieurs, furtifs,/ Et que tu t’élevais, heureuse et sage,/ Au bord de ta jeunesse ? » (À Silvia)
L’auteur difforme de ces vers est mort à Naples après s’être offert une dernière glace au citron. Malgré la récupération mercantile, son cocon de Recanati reste un lieu où souffle l’esprit. Lisez l’époustouflante biographie signée Roland Damiani et allez-y !
Dans la tête de Leopardi
Il faut lire de toute urgence Rolando Damiani. Un universitaire dont les deux auteurs de jeunesse étaient Adorno et Guénon vaut son pesant d’hermine. Enseignant en littérature à l’université de Venise, ce doge de la pensée a publié une magistrale biographie de Giacomo Leopardi Silvia, te souvient-il ? (Allia). Dernier livre : Barbarie e civiltà nella concezione di Leopardi (Mimesis, 2023).
ÉLÉMENTS : Giacomo Leopardi (1798-1837) est aujourd’hui considéré comme le plus grand poète italien. Comment un gnome bossu, né au fin fond des Marches (centre-est), mort vierge et inconnu à 39 ans, s’est-il hissé jusqu’à ce rang ?
ROLANDO DAMIANI. Bien qu’habitant Recanati, une petite ville des États pontificaux, les Leopardi avaient des relations très importantes. Ils pouvaient prendre langue avec les principales cours d’Europe et ont même hébergé le futur pape Pie VIII peu avant son élection. Ils possédaient un grand palais ainsi que des terres dans l’arrière-pays mais pendant l’enfance de Giacomo, son père Monaldo fit des investissements ruineux qui plongèrent la famille dans la crise.
Néanmoins, Monaldo occupait une fonction politique assez prestigieuse dans cette ville de quatorze mille habitants comptant une quarantaine de grandes familles et un théâtre important. Voisine du sanctuaire marial de Loreto, Recanati accueillait alors de nombreux ecclésiastiques émigrés, y compris des Français de grande culture fuyant la Révolution. Ce fut d’ailleurs un prêtre qui suggéra à Leopardi d’appeler son journal intellectuel Zibaldone (« Miscellanéées »).
Leopardi a été un autodidacte complet se cultivant avec les livres et manuels scolaires de la bibliothèque qu’avait constituée son père. Giacomo était un enfant des plus normaux. Mais vers l’âge de 13 ans, il contracta une forme de poliomyélite appelée maladie de Pott qui bloqua sa croissance et le rendit bossu.
ÉLÉMENTS : Vous qualifiez de « Lumières catholiques » le milieu idéologique des Leopardi. Que signifie cet oxymore ?
ROLANDO DAMIANI. En Italie, le mouvement des Lumières, tout comme la Renaissance, n’a majoritairement pas remis en cause le confessionnalisme catholique. D’Ange Politien et Marsile Ficin à Pic de la Mirandole, les grandes figures renaissantes italiennes respectaient la tradition. À leur image, Monaldo Leopardi défendait à la fois l’illuminisme catholique et l’innovation scientifique. Il fut l’un des premiers italiens à vacciner ses enfants contre la variole, grâce à des fioles venues de Gênes. Globalement, Leopardi grandit dans un climat familial d’esprit libéral. Ses frères et sœurs étaient extraordinairement intelligents, comme sa sœur Paolina qui traduit Xavier de Maistre et Stendhal.
ÉLÉMENTS : Extraordinairement cultivé, polyglotte féru de grec et de latin, Leopardi n’en pourfend pas moins la raison et de civilisation. Pourquoi identifie-t-il ces notions à l’idée de déclin ?
ROLANDO DAMIANI. Leopardi critique férocement la pensée rationnelle. Loin d’y entrevoir le sommet du savoir humain, il y perçoit une force essentiellement destructrice. Apprendre et développer ses facultés rationnelles nous font prendre conscience de l’idiotie des croyances humaines. De ce fait, la raison pulvérise les croyances que l’âme humaine a acquises au cours de l’histoire longue. Or, tout en nous libérant des croyances, la raison devient une contrainte dont nous devons nous libérer. Le désamour de la raison est un thème très léopardien. Comme plus tard Paul Valéry, il sait que les civilisations sont mortelles. Le retour à la barbarie est un danger constant car l’homme reste prédation et naît avec le désir mimétique d’appropriation. De ce point de vue, j’aime beaucoup le titre de cet essai de Liviu Suruggiu : Une apocalypse plus lente. Cela devrait être un principe directeur de nombreuses civilisations, dont la nôtre !
ÉLÉMENTS : Leopardi défend les « civilisations moyennes ». Est-ce un éloge de la médiocrité ?
ROLANDO DAMIANI. Pas du tout. Contre les excès de la raison, il exalte le pouvoir de l’illusion et du sentiment. Aussi, défend-il les sociétés ayant conservé des liens avec la Nature, comme les républiques antiques dont Athènes fut l’idéal.
Dans le système léopardien, la Nature n’est pas ontologiquement bonne mais une force destructrice qui a un pouvoir de nuisance. Si la Nature est prédation et faim, elle donne aussi naissance à des illusions fondamentales pour la vie, le sentiment et l’enchantement. Chez Leopardi, la poésie naît en rapport étroit avec les illusions et la nature. Dans le Zibaldone, il soutient que la poésie représente le sommet du savoir humain.
ÉLÉMENTS : … tout en saluant les vertus régénératrices de la Révolution française. Comment l’expliquer ?
ROLANDO DAMIANI. Leopardi a une interprétation paradoxale de la Révolution : en faisant couler le sang, la Terreur a ranimé le corps social sorti exsangue de l’Ancien Régime. Ainsi, elle rapproche l’homme de la force prédatrice et destructrice de la nature. Les vivants se nourrissent de corps morts, pas seulement de végétaux…
ÉLÉMENTS : On se gardera donc de toute lecture végétalienne de Leopardi ! Plus sérieusement, peut-on faire de Leopardi le chantre de la nation italienne avec son poème « À l’Italie » ?
ROLANDO DAMIANI. Toute une tradition de poètes comme Dante ont célébré l’Italie. En l’occurrence, Leopardi invoque l’Italie culturelle un peu comme Pétrarque le fit au XIVe siècle dans sa chanson Mon Italie. Il est difficile de savoir si Leopardi imaginait un État italien couvrant l’ensemble de la Péninsule. Je serais tenté de penser qu’il concevait une Italie plutôt dans les frontières de la République cisalpine napoléonienne réduite à quelques régions du Nord et du centre.
À l’époque, l’idée herdérienne de nation ne s’était pas du tout imposée en Italie. Des États variés se partageaient le territoire. Par exemple, le royaume de Naples, devenu royaume des Deux-Siciles après le congrès de Vienne (1815), avait un PIB très supérieur à celui des autres entités politiques italiennes. L’effondrement du Sud de l’Italie est une conséquence de l’unification ! Paradoxalement, l’Italie est devenue un pays plus périphérique à mesure que la nation italienne se formait. S’est produit un incroyable affaissement des mœurs entre la première et la seconde moitié du XIXe siècle.
ÉLÉMENTS : L’Italie est-elle entrée tardivement dans la modernité ?
ROLANDO DAMIANI. À la différence de pays tels que la France ou l’Angleterre, le fossé entre classe aristocratique et classe populaire n’avait pas permis l’émergence d’une bourgeoisie nationale italienne. Au XIXe siècle, la société italienne offrait un spectacle qu’on observe aujourd’hui encore à Naples : une « populace » très pauvre voisine avec un monde seigneurial richissime, propriétaire de palais et de collections merveilleuses. Pendant des siècles, cette aristocratie de haut rang a fait de l’Italie une civilisation internationale où Madame de Staël conversait en tête à tête avec le poète Vincenzo Monti.
ÉLÉMENTS : Mais les locuteurs de l’italien se comprenaient-ils entre eux ?
ROLANDO DAMIANI. Théoriquement. Dès la fin du XVe siècle, un humaniste vénitien pouvait parfaitement dialoguer avec un humaniste napolitain ou sicilien. Dans les faits, lors de l’unification italienne (1861), moins de 5 % de la population parlait italien ! La langue italienne dite normative, c’est-à-dire le toscan classique, est née dans le sillage de Pietro Bembo, auteur de Prose della volgar lingua, qui s’appuie sur le toscan du XIVe siècle.
ÉLÉMENTS : Que pense Leopardi de cette centralisation linguistique ?
ROLANDO DAMIANI. Conscient de la richesse poétique des dialectes italiens, Leopardi a attaqué l’action uniformisatrice de l’Accademia della Crusca, la lointaine cousine de l’Académie française. Il faut dire que le parler napolitain est d’une richesse lexicale et verbale stupéfiante. Cela a donné des auteurs extraordinaires au XVIIe siècle comme l’auteur de fables Giambattista Basile.
ÉLÉMENTS : Une autre singularité de Leopardi est sa défense du paganisme face à un christianisme parfois oublieux de ses racines. Quelle était sa conception de la religion ?
ROLANDO DAMIANI. Après une jeunesse catholique, Leopardi est devenu, sinon un libre penseur, du moins un penseur totalement libre. Dans la chanson Au printemps ou Des fables antiques mais aussi dans ses Chants, Leopardi a une idée syncrétique du catholicisme, un peu dans l’esprit de la Renaissance. En ce sens, il renoue avec les origines syncrétiques du christianisme. Entre autres exemples, le Nouveau Testament a été écrit en grec, avec seulement neuf mots hébreux. À la Renaissance, les papes avaient bien en tête le legs de la religion des Antiques qui était naturellement polythéiste. De là viennent de nombreux éléments païens dans les églises, parfois dissimulés sous le culte des saints. Dans le paganisme antique, Leopardi retrouve la vertu des « civilisations moyennes » que furent Athènes et Rome. La raison y cohabitait avec l’illusion des idées, des cultes, des mystères. Si bien que les humains sentaient la présence du divin. Leopardi en appréciait la valeur, anticipant l’adage du poète anglais W.H. Auden (1907-1973) : « Tout poète est un polythéiste ».
ÉLÉMENTS : Reconnu bien après sa mort, ni classique ni romantique, Leopardi a-t-il été trop inclassable pour rencontrer le succès de de son vivant ?
ROLANDO DAMIANI. Absolument. En 1937, pour la commémoration du centenaire de sa mort, l’écrivain Massimo Bontempelli l’a rappelé dans son discours de Recanati : « Leopardi est l’homme seul. »
Propos recueillis par Daoud Boughezala
Rolando Damiani, Silvia, te souvient-il ?, Allia, 432 p., 20 €.