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Stefan George

Stefan George, à la découverte de l’Allemagne secrète

Stefan George (1868-1933) appartient à la galaxie des grands noms de la poésie allemande. Après une longue éclipse, son œuvre connaît une renaissance. Irréductiblement aristocratique, elle reste entourée d’une aura de mystère. Benjamin Demeslay en soulève le voile dans un très bel essai, « Stefan George et son cercle, De la poésie à la Révolution conservatrice », aux éditions de la Nouvelle Librairie (collection Longue Mémoire de l’Institut Iliade). Il est temps de découvrir ce prophète d’une autre Allemagne.

ÉLÉMENTS : Pourquoi un esprit aussi universel que Stefan George entouré de son vivant d’un cercle prestigieux peine-t-il à trouver une postérité ? À quoi cela tient-il ? À la nature même de sa poésie, à son aristocratisme, à son hermétisme apparent ? Côté français, Mallarmé ne semble pas rencontrer les mêmes difficultés. Pourquoi ?

BENJAMIN DEMESLAY. Stefan George (1868-1933) bénéficia de son vivant d’un prestige et d’une influence qu’il est désormais difficile de se représenter. Le prix Goethe en témoigna dès 1927. Le poète précéda ainsi le médecin humanitaire Albert Schweitzer (1928 ; prix Nobel de la paix 1952), Sigmund Freud (1930), ou encore le physicien Max Planck (1945 ; prix Nobel de physique 1918). On est tenté d’affirmer que Stefan George, dont la poésie passe pour difficile voire cryptique, fut presque une personnalité mainstream. Il domina dans l’affectation de sa singularité. Des auteurs aussi divers que le penseur de l’art Walter Benjamin – qu’intéressa un temps l’hypothèse sioniste – ou Martin Heidegger reconnurent son importance. Tous courants culturels et politiques confondus, nous pourrions succomber au vertige de la liste.

George multiplia par ailleurs précocement les voyages en Europe. Il rencontra l’élite du temps, en particulier à Paris, d’André Gide à Auguste Rodin ; fut tôt connu du monde de l’art où Stéphane Mallarmé parut un temps l’adouber. Encore George était-il homme à se couronner lui-même. Sa connaissance des langues européennes fut profonde : sa traduction de Baudelaire côtoie celle de Shakespeare, et bien des textes du poète expriment à jamais son tropisme continental. Latin, solaire, plus exactement : né à Büdesheim en Rhénanie, Stefan George fut enterré le 4 décembre 1933 dans le cimetière de Minusio – en Suisse, dans le canton italophone du Tessin. Symbole évident au regard du contexte politique.

Les tentatives de récupération politique de l’auteur du Nouveau Règne (1928) n’expliquent pas le relatif silence qui ceint le visiteur lorsqu’il s’attarde aujourd’hui dans le cimetière de Minusio, ou visite le Stefan-George-Museum après avoir emprunté la Stefan-George-Strasse, dans la ville de Bingen où sa famille s’installa alors qu’il n’était qu’un enfant. L’un de ses disciples, Claus von Stauffenberg, est d’ailleurs devenu l’une des figures – l’une des cautions morales – de la Bundeswehr dès le milieu des années 1950. L’historien Ernst Kantorowicz, l’un de ses intimes et fidèles, jouit quant à lui d’une réputation à l’échelle occidentale. La mémoire n’est donc pas en question.

C’est le projet même de Stefan George – la mission qu’il fixa à la poésie, le pouvoir qu’il lui prêta et lui conféra – qui explique, me semble-t-il, la relative discrétion dont on l’entoure aujourd’hui. Encore les années 2000 voient-elles, signe des temps peut-être, les traductions se multiplier grâce à Ludwig Lehnen [Œuvres complètes, 2009 ; Feuilles pour l’art (1892-1919), 2012]. Sa poésie n’eut jamais vocation à justifier les érudits ; occuper les salons ; assurer à un quelque individu isolé un ressourcement. George qualifia son recueil Algabal, en 1892, de « livre révolutionnaire ». Il s’attacha ainsi à concilier deux propositions apparemment contradictoires ; deux axiomes fondateurs empruntés à l’Évangile selon saint Jean et au Faust de Goethe : « Au commencement était le Verbe. » / « Au commencement était l’Action. » Il ne s’agissait plus de fonder un contre-monde poétique à la manière de Stéphane Mallarmé ; mais d’instaurer un ordre. Stefan George lui-même n’a jamais attendu de simples lecteurs ; ni même de simples admirateurs.

ÉLÉMENTS : À l’aune de Stefan George, qu’est-ce que la notion de Révolution conservatrice a encore à nous dire aujourd’hui ? 

BENJAMIN DEMESLAY. Stefan George occupe une place simultanément atypique et exemplaire au sein de la Révolution conservatrice, telle qu’Armin Mohler put la cartographier. Il promut au sein de son cercle une « réforme de la vie » individuelle et communautaire, opposant aux désordres contemporains l’empire de la poésie. Sans doute revenait-il aux siens d’attacher « le vrai symbole sur l’étendard du peuple », suivant les mots du Poète en temps de troubles. Là réside peut-être sa singularité : George proposa à des disciples choisis de porter sa « Parole », donc de l’interpréter – de l’incarner en un sens quasi-religieux – au milieu des tumultes du temps (concrètement, de la « guerre civile européenne »). Les fidèles donnèrent corps à ce qui aurait pu rester vaine proclamation, suprême vanité ou snobisme.

Alors que tant de cercles et de revues purent s’attacher à produire des mots d’ordre politiques, l’option de George fut celle d’un « fondamentalisme esthétique ». Il confondit la perfection de la forme littéraire et de l’existence – sa poésie et la vie concrète. « Aujourd’hui ne parlons que de choses stellaires ! » nous disent les Marées. L’appel fut entendu, suivi. Aristocrates, industriels, universitaires, traducteurs, poètes et officiers prirent à la lettre les sentences d’un homme perçu comme leur « prophète » national. La frontière qui distingue habituellement pragmatisme et idéalisme vola dès lors en éclats. Bien des exemples demeurent.

L’existence des frères Stauffenberg – Alexander (1905-1964), Berthold (1905-1944) et Claus (1907-1944) – illustre une telle dynamique. Soucieux de se tenir dans l’orbe de la poésie, l’engagement professionnel de ces fils de l’aristocratie fut dicté par George, devenu « Guide » de leur patrie intérieure. Chef de l’état-major de l’armée de réserve, Claus von Stauffenberg fut aux côtés de Berthold la cheville ouvrière de l’attentat du 20 juillet 1944 contre Hitler. Ils agirent au nom de leur commune introduction dans le Cercle de George, 20 ans auparavant. Leur frère Alexander – marié à l’une des figures de l’aviation militaire, Melitta –, devenu universitaire après la guerre, témoigna jusqu’à sa mort de sa fidélité à l’égard du Maître par une série de publications.

Au milieu des combats – et il ne s’agit pas de métaphores – leurs compétences les rendirent aptes à l’action ; la poésie de Stefan George rendit l’action nécessaire. De l’expérience historique du cénacle de George, phénomène stupéfiant, nous parvient un principe : où se trouve le maximum de réalisation concrète et le maximum d’idéalisme surgit la Révolution conservatrice. Elle fut sans doute, pour Stefan George du moins, un autre nom de la poésie.

ÉLÉMENTS : Cette poésie peut-elle interroger les nouvelles générations ? En France mais aussi en Allemagne où il reste à redécouvrir.

BENJAMIN DEMESLAY. Stefan George peut bien davantage. Un constat simple : pour un fils de la classe moyenne de la génération 1987 (un sociologue parlerait de la « classe moyenne inférieure »), la découverte de la poésie de George est, littéralement, une révélation. Il n’y a pas d’opposition entre cette œuvre, faite de lumière et d’intransigeance, et la conscience d’un héritage familial. Mais tout a un prix. Le poète même fut l’enfant mal compris d’un père aubergiste et négociant, et d’une mère catholique attachée au service familial – intérieure sans doute, mais peu portée à la lecture. Sa connaissance des langues anciennes et son goût précoce de la littérature l’éloignèrent radicalement des ambitions que l’on pouvait nourrir et accepter pour lui. C’est cependant vers la langue française et vers la France que George se tourna naturellement au début de sa vie littéraire. Il est vrai que sa famille y puisait ses racines. Entre rupture et enracinement lignager, George connut l’initiation – ce qui est en soi exemplaire.

Chaque génération doit se doter de contours propres. Chaque individu doit discerner limites et grandeurs héritées – avant tentative de dépassement. Peu d’œuvres offrent cependant la possibilité d’un choc esthétique, d’une confrontation, puis d’un couronnement de l’éducation reçue. Alors que beaucoup doivent restaurer leur instruction à 20 ans, retrouver le fil de notre tradition, en saisir le sens, l’œuvre de George se présente comme un monolithe. Nul besoin de toujours la comprendre : elle opère. Parce qu’elle est sans doute l’une des plus belles expressions du génie européen à l’époque tardive, elle nous rappelle d’elle-même ce que nous devons devenir. Habituellement de strate en strate, de génération en génération.

ÉLÉMENTS : Pour finir, quelques vers choisis de Stefan George ?

BENJAMIN DEMESLAY. Stefan George fut pour beaucoup un guide en temps de révolution. Il peut être pour nous un éveilleur en temps de trivialité. Son recueil marqué du signe de L’Étoile de l’Alliance (publié à la charnière du premier conflit mondial), superbement traduit par Ludwig Lehnen en 2005, doit être lu à l’aune de l’existence de ses disciples. Ils ne vécurent pas de propagande, de textes frelatés. Dans la continuité des grands romantiques – de Jean Paul (1763-1825), de Friedrich Hölderlin (1770-1843) –, Stefan George ne politisa jamais l’art. Ses textes se voulurent surhumains – supérieurs à la vie. Faut-il ici l’accepter ? Quoi qu’il en soit, c’est le choc esthétique qui fonde et justifie l’action.

« DE QUELLES MERVEILLES SOURIT LA TERRE MATINIÈRE

Comme si ce fût son premier jour ? Le vent porte
Des chants étonnés de l’éveil de mondes nouveaux
L’aspect des anciennes collines semble changé
Et les fleurs s’agitent comme au jardin de l’enfance.
Le fleuve arrose les rives et son argent
Tremblant absorba toute la poussière des ans
La création frissonne comme en état de grâce.
Il n’y a pas Un qui passe dont le chef ne soit
Auréolé d’une royauté inconsciente.
Une immense lumière est épandue sur le pays.
Salut à tous ceux qui vont dans ses rayons ! »

Propos recueillis par Eyquem Pons et l’Institut Iliade

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