Sindoor appartient à la catégorie des masala movies, une dénomination que les amateurs de cinéma indien connaissent bien et qui fait référence, en cuisine, au mélange des épices. Dans les films de ce type, ce ne sont pas les épices que l’on mêle mais les genres cinématographiques (aventure, romance, comédie, etc.), cette variété permettant de toucher un large public. Si c’est l’Inde qui est à l’origine de cette expression, ce cinéma-là est également très populaire au Bangladesh, au Pakistan et, comme c’est le cas ici, au Népal.
Le colonel Vikram, un vieux propriétaire terrien à la moustache altière, part quelques temps vivre à la campagne, chez son fidèle Hari, le métayer responsable de la gestion de ses domaines. Il s’y rend avec sa fille Usha, ses deux serviteurs et un de ses amis, Subba, un intrigant qui aimerait bien entrer dans les bonnes grâces du colonel en mariant son fils avec la belle Usha. Là-bas, celle-ci retrouve Bikash, le fils de Hari, qui était son compagnon de jeu au temps de l’enfance et qui est devenu un fringant jeune homme doublé d’un brillant étudiant en médecine. Durant plusieurs jours, il fait découvrir la région à la jeune fille tandis que leurs pères s’occupent des affaires courantes, et l’amitié devient amour lorsque Usha réalise que l’étudiant a une double identité, et qu’à côté de ses cours il compose des poèmes pour des revues sous le pseudonyme de Suman, qui n’est autre que l’idole d’Usha. Leur bonheur est sans nuage jusqu’au moment où Preb, le fils de Subba, garçon arrogant et sans charme, fait son apparition et tente de s’opposer à cette idylle naissante sur les conseils de son père. Ce dernier parvient à si bien manœuvrer qu’il persuade le colonel que Hari le trompe et détourne l’impôt agricole à son profit. Furieux, le patriarche rompt avec le métayer et, apprenant que sa fille flirte avec Bikash, un jeune homme extérieur à sa classe sociale et fils de celui qu’il croit être un voleur et un traître, il fait une attaque cardiaque qui manquera de peu de le tuer.
Pour ménager le cœur du colonel, le jeune couple décide de cesser cette relation et Usha épouse Preb. Celui-ci, mauvais mari, jaloux maladif et alcoolique notoire, meurt deux ans après au cours d’un accident de moto en état d’ivresse et Usha, soupçonnée d’attirer le mauvais sort (d’autant que Savitri, la sœur de Preb, a mis fin à ses jours peu de temps avant), est chassée de la maison de sa belle-famille. Retournée auprès de son père, dont la santé est de plus en plus déclinante, elle retrouve Bikash, qui est devenu médecin à l’hôpital militaire de Katmandou et qui a sauvé la vie du colonel lors d’une nouvelle attaque cardiaque. Veuve digne, notre héroïne refuse de céder à l’amour qu’elle éprouve toujours pour le jeune homme, implore Shiva de l’en prévenir et tente même de se suicider dans la montagne. Son père, qui l’a sauvée in extremis alors qu’elle allait se jeter dans le vide et dont les convictions conservatrices ont été ébranlées par tous ces événements, finit, dans l’intérêt du bonheur de sa fille, par pousser le couple à se reformer et à lui donner sa bénédiction. « Si les gens instruits ne se révoltent pas, la société ne changera pas » prononce-t-il d’un ton sentencieux dans les dernières minutes du film.
La romance est mise ici au service d’un discours progressiste donnant la préférence au mariage d’amour sur le mariage de raison et prônant le droit des veuves au remariage, idées qui n’avaient rien d’évidentes dans le Népal des années 1980. Le mot « conservatisme » est d’ailleurs asséné à plusieurs reprises, des trémolos d’indignation dans la voix, par Bikash, qui tient dans le film le rôle de la jeunesse instruite et éclairée ainsi que celui du réformateur social (une scène le montre en effet prendre la défense des paysans acculés par l’impôt face à l’infâme Subba qui se mêle des affaires du colonel à la manière d’un seigneur féodal). Il est intéressant de noter, à cet égard, que Sindoor a tout de même été produit par la Royal Nepal Film Corporation, c’est-à-dire la compagnie gouvernementale. On peut dès lors y voir – même si le film est évidemment loin de se résumer à ça – une entreprise de sensibilisation et de « modernisation » des mœurs sous patronage monarchique.
Le thème amoureux est porté par de nombreux interludes musicaux, dont certains tout à fait charmants, comme celui qui voit Usha, se croyant seule, danser et chanter dans la nature retrouvée des paysages de son enfance et s’émouvoir de sa propre joie printanière et sautillante tandis que Bikash l’admire en silence. Ou celui, idyllique grâce à ses paysages enchanteurs, où la jeune fille semble habillée à la grecque antique, de la robe à la coiffure, tandis que son amant arbore ses éternels pantalon en pattes d’eph (contrastant avec la tenue de loubard de Prem, qui fera son apparition en blouson et en jeans). Les costumes sont toujours très importants dans le cinéma népalais, et font sens au-delà de leur simple apparence. La dernière partie du film montre d’ailleurs Usha errer dans les rues en sari blanc, la robe traditionnelle de deuil, et c’est ce sari qui lui sauvera la vie, s’accrochant à une branche lorsqu’elle tentera de se jeter dans un ravin : tout un symbole.
Mais dans un masala movie, tout n’est pas que romance, tout n’est pas que comédie musicale. L’élément comique est bien présent grâce à deux personnages secondaires, les serviteurs du colonel : la jolie Nakkali et le jeune Chankhey, qui en est amoureux et qui, par ses grimaces et ses gesticulations permanentes, porte à lui seul tout le pôle burlesque du film. On le voit dès la première scène, assoupi dans la cuisine de son maître, mimer en rêvant des embrassements imaginaires et se retrouver en train d’enlacer une outre en terre cuite que Nakkali a placé entre ses bras. De celle-ci il espère des sentiments semblables aux siens, ce qui le pousse, dans une scène hilarante, à s’introduire nuitamment dans sa chambre pour lui passer au bras un talisman qu’il a acheté à un bonimenteur et qui est censé fonctionner comme un philtre d’amour. Le soupirant malheureux aura toutefois droit à sa scène musicale lui aussi puisqu’on le voit, par la magie d’un montage des plus amusants, apparaître et disparaître dans un massif de fleurs tout en déclamant la flamme qu’il porte à la belle servante (laquelle, soit dit en passant, surpasse en grâces et en charmes l’héroïne du film).
Autant Nakkali, fille du peuple, est farceuse et enjouée, autant Usha, fille de bonne famille, demeure dans une certaine réserve, notamment dans son rapport aux hommes. Une des scènes les plus suggestives, et les plus révélatrices de son dilemme intérieur, la montre prenant le thé dans le salon de son père avec Bikash et, tandis que ce dernier tente à mots couverts de lui faire la cour, un plan rapproché nous montre le pied nu de la jeune veuve sortant du sari blanc et se tortillant sur la moquette, exprimant par ce simple petit mouvement nerveux à la fois l’embarras, l’hésitation et l’attraction amoureuse. Image éloquente et d’une grande délicatesse !
Réalisateur : Prakash Thapa
Pays : Népal
Année : 1980