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Season of the Witch

Season of the Witch : de la « femme mystifiée » à la sorcière

Les Chroniques cinéma de David L’Épée

En 1963 paraissait aux États-Unis le best-seller de Betty Friedan, La Femme mystifiée. Dans cet ouvrage qui eut une grande influence sur le mouvement féministe de ces années-là est mise en accusation ce que l’auteur appelle une « mystique féminine », sorte d’aliénation moderne subie par les femmes et motivée par l’impératif d’accomplissement, d’épanouissement qui leur est fait dans le strict cadre social fixé par le mode de vie de la petite et moyenne bourgeoisie américaine.
Celle-ci se caractériserait selon l’essayiste par la réduction de la femme à son rôle d’épouse et de mère, et son confinement dans l’espace domestique, entrainant pour elle un certain isolement social, du fait notamment de l’établissement des familles de la bourgeoisie dans les banlieues aisées de la périphérie des villes. « Je pensais que quelque chose n’allait pas en moi parce que je ne jouissais pas quand je cirais le plancher de la cuisine » confie-t-elle au début de son livre. Cette situation serait chez les femmes source d’un malaise diffus et indéfinissable, d’une sorte d’incomplétude, d’insatisfaction, créant un hiatus avec l’impératif de réalisation portée par la « mystique féminine » et pouvant avoir des conséquences très tangibles et quasiment morbides, telles que l’apparition de symptômes précoces de ménopause (irrégularités du cycle ovarien, difficultés menstruelles, etc.).

« Il n’est que temps de comprendre que l’état de ménagère à lui seul crée chez les femmes un sentiment de vide, de non-existence, de néant, écrit-elle. Il existe dans le rôle de la ménagère des aspects tels qu’ils mettent une femme “évoluée” dans l’incapacité de conserver son identité, de préserver ces structures du moi sans lesquelles un être humain, homme ou femme, n’a pas de véritable vie. » Betty Friedan va jusqu’à qualifier cet état de déshumanisation et alerte sur le fait que dans sa génération, la moyenne de l’âge du mariage a baissé de manière inédite, rapprochant en cela les États-Unis des pays en voie de développement. Elle se permet des comparaisons historiques d’une pertinence plus que douteuse : « Je suis convaincue qu’il y a dans la condition même de ménagère quelque chose de vraiment dangereux pour les femmes intelligentes d’aujourd’hui en Amérique. Il n’est pas exagéré d’affirmer que la femme qui s’adapte au rôle de ménagère, qui grandit dans la seule ambition de n’être “qu’une ménagère”, court le même genre de danger que ceux qui par millions entrèrent dans les camps de concentration pour y trouver la mort – et que ceux qui, par millions, refusèrent de croire à l’existence de ces mêmes camps. […] Nous pourrions nous croire à mille lieues de la vie facile des grandes banlieues. Mais est-ce que la maison n’est pas au fond un camp de concentration confortable ? »

Il semblerait presque que Joan Mitchell, l’héroïne de Season of the Witch, ait été créée en référence à La Femme mystifiée, ou peut-être à Nora, le personnage de la pièce d’Ibsen Une Maison de poupée dont Betty Friedan nous dit qu’il est devenu l’archétype de la petite-bourgeoise américaine de son temps. Archétype renforcé et développé selon elle par un certain stade du capitalisme qui favoriserait sciemment le modèle de la femme au foyer pour relancer la consommation, du fait que ces femmes-là consommeraient davantage d’articles ménagers que les travailleuses. « Le vide créé par son manque de personnalité, sa disponibilité, pouvait être comblé par un pouvoir d’achat convertible en dollars » écrit-elle. C’est évidemment le point où elle se trompe le plus, faisant mine de ne pas comprendre que le capitalisme a au contraire tout fait depuis la fin de la Seconde guerre mondiale pour sortir la femme du foyer, la mettre au travail, dans le double objectif d’exercer une pression à la baisse sur les salaires par une concurrence accrue sur le marché du travail (normalisant au passage le modèle « deux salaires pour un foyer » là où un seul suffisait auparavant) et d’atomiser la famille en faisant de ses parties constitutives des agents individuels de production et de consommation. C’est là la différence fondamentale entre l’analyse marxiste et une certaine analyse féministe qui, par biais idéologique, occulte les processus économiques qui devraient sauter aux yeux de tout observateur honnête. Mais passons – et revenons au film.

Celui-ci s’ouvre sur une scène onirique, cauchemardesque plutôt, dans laquelle Joan et son mari Jack se promènent dans la campagne. Se promener n’est à vrai dire peut-être pas le terme exact. Jack marche devant d’un pas décidé, sans regarder autour de lui, plongé dans la lecture de son journal. Écartant distraitement les branches sur son passage, ces dernières vont battre et griffer sa femme qui marche quelques pas derrière lui, autant de gifles dont le bruit rythme la bande-son syncopée et angoissante qui accompagne cette séquence. On les voit ensuite, dans la même configuration, prendre leur petit-déjeuner (elle tient une tasse de thé, il gobe un œuf), marchant toujours ensemble dans la forêt sans s’adresser la parole. Joan aperçoit un bébé seul qui pleure dans les jonquilles du sous-bois, puis s’aperçoit elle-même en robe blanche allant et venant sur une balançoire au bord du chemin. Elle se réveille puis se rendort. Un autre rêve nous la montre réduite à l’état d’animal par son mari, qui la tient en laisse et l’amène dans un chenil. Cette ouverture est sans doute, avec ses grands angles, ses points de vue légèrement déformés, la partie la plus visuellement intéressante du film, dont les autres séquences de rêve n’atteignent pas cette suggestion d’étrangeté et dont le cours « réel » est, sur le plan de la forme, assez quelconque. La symbolique des éléments est quoi qu’il en soit tout à fait claire (patriarcat, crise du couple bourgeois, égoïsme masculin, sacrifice féminin) et ne nous étonnera guère sous l’œil de la caméra d’un cinéaste connu pour ses options politiques progressistes – que l’on pense notamment à son œuvre majeure, la saga inaugurée quatre ans plus tôt avec The Night of the Living Dead (1968).

Joan est ce qu’on peut appeler une femme insatisfaite, rentrant tout à fait dans la définition de la « femme mystifiée » ou dans le modèle plus contemporain et tout aussi américain de la desperate housewife. Mariée à un homme rustre obsédé par son travail et n’hésitant pas de temps à autre à la corriger physiquement, mère d’une adolescente qui s’apprête à quitter le nid familial, n’ayant pour seules amies que quelques femmes au foyer semblables à elle mais parmi lesquelles elle semble toujours demeurer sur sa réserve, elle mène un quotidien plutôt morne. Elle rencontre régulièrement un psychanalyste fumeur de pipe à qui elle raconte ses rêves mais ce professionnel ne lui est d’aucune aide. Voilà encore qui ne dépare pas avec Betty Friedan, laquelle reprochait à Freud de ne pas vouloir changer la société mais seulement de vouloir aider les gens à s’y conformer, et qui écrivait que « la pensée freudienne est devenue aujourd’hui le rempart idéologique de la contre-révolution sexuelle aux États-Unis ». Une séquence ridicule montrant le mari d’une de ses amies, aviné, s’amusant au cours d’une fête à composer un cadavre exquis achève de démystifier la psychanalyse et une certaine idéalisation littéraire de l’inconscient. La grise existence de Joan prend pourtant un tournant le jour où elle entend parler de Marion, une femme de la région dont la rumeur dit qu’elle s’adonnerait à la sorcellerie. Curieuse, Joan va se procurer un ouvrage de sorcellerie puis rentrer dans un deuxième temps en contact avec Marion, qui va l’adouber et l’introduire dans la société de wicca dont elle est membre.

Nous n’avons toutefois pas affaire à un film fantastique, le domaine de l’étrange se confinant ici aux séquences de rêve au cours desquelles Joan imagine que sa maison est prise d’assaut par un intrus masqué qui la harcèle. La sorcellerie est présentée comme une pratique mais le spectateur n’a jamais aucune preuve de son efficacité, les liens de causalité entre les invocations magiques et ce qui s’ensuit ne sont posées qu’à titre d’hypothèses. A la sorcière (l’élément féminin) s’oppose le scepticisme rationnel et railleur (l’élément masculin), incarné par Gregory Williamson dit Greg, jeune professeur ou étudiant (on ne sait pas très bien), qui entretient une relation avec Nikki, la fille de Joan, et avec qui elle fait connaissance un soir où il est invité à la maison. Le jeune homme se moque de ce qu’il considère comme des superstitions et n’y voit que le pouvoir de la suggestion, ce qu’il démontre en faisant fumer à Shirley, une amie de Joan, une cigarette qu’il prétend être un joint, expérimentant ainsi avec succès l’effet placebo. Shirley, qui semble traverser une période dépressive et qui, comme le lui dit cruellement Greg, a « de la buée dans le crâne », s’étourdit en fumant comme s’il s’agissait d’autre chose que de simple tabac. Joan est horrifiée par cet intellectuel arrogant qui fait la leçon à ses amies, séduit sa fille et tente même de lui faire des avances à elle. Une scène lourde de sens la montre étendue dans son lit, tout habillée, et écoutant dans la chambre d’à côté les bruit de Greg et sa fille faisant l’amour. Essayant d’abord de ne pas entendre, de se boucher les oreilles, elle ne peut néanmoins s’empêcher de se caresser tandis qu’au dehors éclate un orage. La caméra passe alternativement de son corps à des plans rapprochés sur le livre de sorcellerie qui traine sur le plancher et sur la tête d’un taureau en terre cuite qui décore la chambre. La fièvre retombée Joan se redresse : tout un côté de sa chevelure, celui sur lequel elle était couchée, est hérissé, donnant à sa physionomie quelque chose qui la rapproche déjà de la sorcière ; elle se baisse et se saisit du livre. Le tour est pris, elle va céder à l’appel du wicca – et à ses propres désirs.

Season of the Witch, qui devait s’appeler à l’origine Hungry Wives, est en effet aussi ce qu’on pourrait appeler « un film de cougar ». La colère que Joan éprouve face à l’insolence de Greg n’est pas dénuée d’attirance et la répulsion se mue vite en séduction. Recourant à la sorcellerie alors que son mari est absent durant quelques jours, elle parvient (pense-t-elle) à attirer le jeune homme dans ses filets et à faire de lui son amant. Toujours sarcastique, celui-ci la surnomme Miss Robinson, en référence au personnage du film The Graduate (Mike Nichols, 1967), qui est elle aussi une femme qui entretient une relation sexuelle avec un jeune homme. Ce n’est d’ailleurs pas le seul clin d’œil cinématographique, Shirley invitant dans une autre scène Joan à faire attention si, lors de sa réception chez Marion, le gâteau avait un goût de craie comme dans Rosemary’s Baby (Roman Polanski, 1968). Le film finit d’une façon tragique ayant moins à voir avec la magie noire qu’avec la folie, et le spectateur comprend rapidement que ces sorcières ne sont pas bien dangereuses, se présentant surtout comme le symptôme d’une révolte féminine qui, elle, ne date pas des années 1960-1970 mais remonte à bien plus loin. Comme l’explique Mona Chollet dans un récent article (Tremblez, les sorcières sont de retour ! dans Le Monde diplomatique d’octobre 2018), « la sorcellerie invente une forme de spiritualité progressiste et revendique un lien à la nature sans pour autant accepter les “naturalités” de type réactionnaire », ce qui l’engage à se libérer d’« un féminin forcément maternel, doux et nourricier ». Les sorcières de Romero n’auront pas la même postérité que ses célèbres morts-vivants mais, comme eux, elles apparaissent moins comme des monstres fantastiques que comme des métaphores des crises de leur époque.

Réalisateur : George A. Romero
Pays : États-Unis
Année : 1972


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