Il n’y a pas d’application Fdesouche sur Apple Store. Dommage ! Je la consulterais plus souvent que mon compte bancaire, sauf les fins de mois difficiles. À la longue, Fdesouche s’est transformé chez moi en drogue dure, un vrai TDI, trouble de dépendance à Internet, le TOC des internautes. Je ne suis pas le seul si j’en juge par les 80 à 100 000 visiteurs quotidiens uniques du site (le double en cas d’attentats). En quinze ans, le blog modeste créé par Pierre Sautarel en 2005 s’est imposé comme la tête de gondole de la réinfosphère. Notre agence de presse à nous. À côté, l’AFP, c’est l’agence Tass, l’agence de l’ex-Union soviétique, grossiste en fake news. L’ogre médiatique face au Petit Poucet. L’AFP, c’est un budget annuel de 300 millions d’euros ; Fdesouche, près de 10 000 fois moins.
Cette position dominante vaut à son fondateur et principal animateur la curiosité des magistrats et des scribouillards. Celle d’Ariane Chemin, grande rapporteuse au journal Le Monde, est intarissable. Dans le cadre d’une série sur les « passeurs » entre les droites, parue en 2017, elle lui a consacré un long papier bien dégueu qui porte sa signature : « Pierre Sautarel, l’identitaire monomaniaque derrière “Fdesouche”. » Temps de lecture : 8 minutes… de haine, mieux que le 1984 de George Orwell où Big Brother se contente de deux minutes. Ce qui est frappant quand on la relit, ce n’est pas tant la mauvaise foi insipide – après tout elle fait partie du « job » – que l’erreur d’analyse psychologique. Même chose avec Dominique Albertini et David Doucet dans leur Fachosphère. Comment l’extrême droite remporte la bataille du Net (Flammarion, 2016), quand bien même ils sont plus nuancés. Tous passent à côté du personnage. Ils brossent le portrait d’un geek qui s’est fait voler un walkman dans un train de banlieue. Ce qui constituerait en somme la scène primitive de son engagement, comme dirait un psychanalyste. La bonne blague !
Un émetteur-récepteur radio en haut débit
On passe à côté du personnage si l’on voit seulement en lui un surdoué en informatique. La création de Fdesouche n’est pas contingente, elle obéit à une nécessité, elle corrige une distorsion dans l’info institutionnelle. On ne crée d’ailleurs par une machine de guerre aussi puissante, pas plus qu’on ne la maintient en haut de l’affiche quinze ans durant (le plus dur, c’est durer), sans avoir quelque chose que les autres n’ont pas. Ce quelque chose chez Sautarel, ce sont les antennes : elles sont chez lui hyperdéveloppées et hypersensibles. Il capte tout plus vite que les autres. C’est un émetteur-récepteur radio de nouvelle génération, à l’âge du Wifi. Il renifle à l’avance les thèmes porteurs, il sait où les dénicher, il angle mieux ses sujets que les journalistes professionnels, il les triangule pour piéger les médias centraux. C’est la méthode du judoka : s’appuyer sur l’adversaire pour le renverser. Ne pas l’attaquer de front, mais jouer avec ses nerfs – ce que les Américains appellent la « guérilla sémiotique ». Pas seulement couper-coller, mais couper-coller-couler.
[…]
Le navire amiral de la réinfosphère
[…]
Comme les Suisses, il est assis sur un trésor : son site [aujourd’hui en péril], le « navire amiral de la réacosphère », selon Les Inrocks. Le brise-glace de tous nos mensonges. Si la réalité c’est ce qui ne s’en va pas quand on cesse d’y croire, comme disait P. K. Dick, alors Fdesouche, c’est ce qui ne s’en va pas. Le réel sans filtre, sans verres correcteurs, sans miroir déformant. Comme un sismographe, le site mesure les fractures françaises. C’est la main courante de la société, son bruit de fond. Orange mécanique avant Orange mécanique.
Fait-diversier, Fdesouche ? Sautarel ne s’en défend pas. « On ne publie les faits divers que lorsqu’ils illustrent les aléas des sociétés plurielles », plaide-t-il. Il faudrait du reste s’entendre sur ces faits divers. D’abord parce qu’il y a dans les publications quotidiennes du site de quoi nourrir une sociologie de notre temps. Ensuite parce que ce ne sont pas des faits divers, épars, sans signification, que Fdesouche recueille ; ce sont des faits particuliers, des faits ciblés, des faits cohérents, qui, agrégés, font sens. Dans leur monotonie et leur répétition, ils deviennent un fait social total : ils disent la violence inhérente aux sociétés multiculturelles. Pas de quoi conduire son responsable devant les tribunaux. Il n’a d’ailleurs quasiment jamais été condamné, une seule fois pour diffamation. Tout le reste – les convocations, les perquisitions, les comptes bancaires décortiqués, les téléphones épluchés, jusqu’à une enquête d’Interpol – a débouché sur des non-lieux, mais qui ont un prix.
Comment dénicher l’info ?
Si le réel est verrouillé à triple tour, Fdesouche le déverrouille grâce à des mots-clés. Sautarel en a quelque deux mille à sa disposition. « Je vous donne un exemple. Si vous prenez “émeute” comme mot-clé, vous pouvez récupérer un article sur dix ; mais avec “mortier”, vous récupérez jusqu’à 80 % des articles sur les émeutes urbaines. Le même problème se pose avec le mot “migrant”. Il faut suivre l’évolution du champ lexical journalistique, conçu pour faire disparaître la chose. »
[…]
La force de Fdesouche, c’est aussi les correspondants locaux qui épluchent la PQR. En quinze ans, Sautarel a constitué une « dream team ». Une quinzaine de personnes qui publient au quotidien. Le fonctionnement est assez libertaire. Seul Sautarel a un droit de veto, qu’il n’exerce pour ainsi dire pas, chacun ayant intériorisé sa phobie pour le folklore de l’extrême droite. « C’est moi qui recrute presque tout le monde, sur les réseaux sociaux. Le truc, c’est de voir si les gens savent repérer dans une info l’élément important à mettre en valeur, s’ils ont l’œil pour l’info. Je les suis pendant des mois pour voir s’ils sont compatibles. »
Son modèle économique, c’est qu’il n’y a pas de modèle. Il a inventé une manière de faire du journalisme cheap et de l’investigation low cost – ce que recherchent toutes les rédactions, je dis bien toutes. Combien de scoops son site a-t-il publié en quinze ans ? Des dizaines ! « Le scoop sur Internet se fait à la minute. » Un exemple récent ? C’est Fdesouche qui a exhumé le fil de la page Facebook du terroriste islamiste de Rambouillet. Sautarel m’explique comment ils ont procédé. Il faut aller très vite. Dès que le prénom du djihadiste, Jamel G., a circulé, ils ont cherché à savoir combien il y avait de Jamel G. à Rambouillet. Deux ! Après, il a suffi de comparer sur Google Maps les images de la perquisition et l’adresse des deux domiciles. Dernière étape : scanner la page Facebook avant qu’elle ne soit clôturée. Simple comme bonjour !
Quand l’identité s’invite sur les plateaux TV
Qu’est-ce qui a changé en quinze ans ? « La vraie nouveauté, c’est Zemmour et CNews. C’est eux qui donnent le tempo. Même BFM doit suivre. Le personnage central de cette recomposition, c’est Bolloré. Avant, il fallait que l’info cachée soit virale sur les réseaux pour que la presse en fasse état. L’exemple type, c’est la vidéo de l’agression dans un bus de la RATP, en 2009. Elle buzze tellement que les médias doivent la reprendre. Aujourd’hui, plus besoin. Une bonne information pour nous, c’est une information qui est reprise par CNews. C’est un cercle vertueux. Pour la première fois, le discours identitaire devient bankable en termes d’audimat. On publie, deux heures après ils reprennent l’info. » L’AFP de la dissidence, on vous le dit !
[…]
Pour soutenir Fdesouche, c’est ici : www.jesuisfdesouche.com
Extrait de l’article du dossier « génération(s) identitaire(s) », du numéro d’éléments 190